2/8 A toute allure…. de Rustrel à la Lure

Venus du Lubéron, nous avons quitté les rustres de Rustrel, vu le château et le temple de Lourmarin, où coule le bon vin du château Fontvert, et traversé Apt un samedi à une heure de fin de marché aux senteurs d’épluchures et de biscuits orientaux. Nous filons droit vers le Nord, avec sur notre droite les coulures ensanglantées du canyon dit du Colorado, et plus loin, les Mées : étonnantes falaises parcheminées où vivent des fées cachées, qui dansent et virevoltent en poussières de couleurs vives – ocres, orangés, terre brûlée, terre de sienne, rouge sanglant, brun chocolat coulant…

Impatients, nous arrivons à Banon. Patrie de Giono nous voilà ! Village médiéval, avec son église d’En Haut et ses bancs positionnés face à la vallée, qui invitent à la lecture. A haute voix nous nous adonnons à ce qui est devenu, ces derniers temps, notre petit rituel Giono. A la librairie Le Bleuet, évidemment on y trouve du Giono, mais aussi plein d’autres livres, témoins d’un festival littéraire qui va s’ouvrir à Manosque. Poches, bandes dessinées, belles éditions, tout y est et s’offre aux gourmets que nous sommes – avec l’envie de tout goûter. Eh quoi, le livre serait un « discret pollueur », comme tentent de nous le faire accroire certaines radios de service public ?! Franchement, il doit y avoir erreur. Et quid de la pollution numérique ? Les serveurs internet, les stockages de données : plus gros consommateur d’électricité au monde. Alors… ne vous en prenez pas à nos livres ! En tous cas, dans cette librairie, on y flâne et y trouve aussi une carte IGN de la région qui nous permettra de sortir des sentiers battus – et tout cela, sans regarder nos écrans. Quel repos pour les yeux que de lire un livre, une carte, en laissant ses yeux et son esprit vagabonder au gré des pages et des reliefs !

A noter que le bleuet – le vrai bleuet – est une fleur quasiment en voie de disparition. Le vrai bleuet arbore une couleur Bleu de France, et n’a rien à voir avec les centaurées au bleu un peu délavé qui le remplacent souvent dans nos campagnes. Bel hommage, beau symbole que cette librairie aux fleurs de nos campagnes disparues…

Dans une épicerie fine, dégustation de miel (lavande fine, lavande, miel toutes fleurs…) et autres délicieusetés comme le petit fromage de chèvre de Banon, enroulé dans des feuilles de châtaignier et qui en prend le parfum, coulant et mordoré comme l’automne.

Après Banon nous partons vers St Etienne-les-Orgues où nous faisons le plein d’eau, puis entamons, impatients, la montée de la Lure. Montagne gionesque par excellence, la Lure domine les plaines et les falaises avoisinantes de son plateau venteux et râpé – comme son frère jumeau le Ventoux, que l’on aperçoit à quelques encablures de là – et impose sa présence à tout l’univers gionesque.

A la sortie de St Etienne-les-Orgues, le long de la route qui attaque la montagne, des bancs de bois à la peinture bleue élimée appellent à la flânerie, tous les cent mètres ou presque, comme un métronome, une mélopée insistante. Un peu au-dessus, la forêt nous enveloppe de sa magie et les tâches du soleil déclinant à travers le feuillage s’impriment sur les chemins de traverse comme une peau de léopard. Irrésistible appel à la sieste, improvisée et bienheureuse…

Juste avant le sommet de la Lure, nous descendons à pied le long d’une crête venteuse au-dessus d’un troupeau de brebis bêlantes, dont le patou nous a bien repérés. Là, les genévriers nains regorgent de baies, les buissons de thym abritent la vipère Orsini, que nous n’aurons pas l’honneur de croiser. Petite balade à pied d’une heure…

Le vent souffle du Nord, nous rajoutons des couches avant d’atteindre le sommet pelé et usé de Lure. Neuf antennes de télécommunications nous toisent, drapées dans leur suffisance. Leur présence obscène et maléfique spolie de toute grâce, de toute majesté chantante, la montagne elle-même, le paysage qu’elle protège, et les villages avoisinants sur lesquels elles font peser leur ombre électromagnétique. Quelle défiguration !

Au cours de nos explorations des cîmes et des vallées, nous n’aurons en fait plus que le droit de pleurer intérieurement en constatant le viol fait aux paysages, aux lignes bleues des Vosges, aux charmes pittoresque des villages… par ces antennes ou par les champs d’éoliennes – les deux étant censés bien sûr, rendre nos vies plus efficaces. Chassé par la modernité, le mystère se retire, dépité, des crêtes qui relient la terre et le ciel, du profond des vallées et des replis de terrain, et se love, en attendant de se redéployer, au cœur de la mémoire ancestrale des hommes, mémoire d’un temps où le silence grouillant de la terre l’emportait sur les sifflements stridents de l’électrification…

Un peu pris de court par l’essence nous décidons de redescendre sur le versant d’où nous sommes venus, afin de faire le plein le lendemain. Nous bivouaquons sur un chemin de traverse, à l’abri d’un petit creux sous les arbres, dont les branches bienfaisantes se penchent sur notre berceau, comme les bras arrondis d’une madone… à quelques kilomètres de l’abbaye Notre-Dame de Lure, celle-ci s’étant avérée située dans un bosquet sombre et humide, avec un parking en pente. Nuit froide à 1600 mètres! Les sacs de couchage, pas bien zippés, ne font pas leur meilleur office…

(c) DM

1/8 Élévation en Drôme provençale

Point n’est besoin de partir en Mongolie pour réapprendre à vivre en osmose avec la terre, retrouver le goût des choses vraies, chanter l’âme du monde. Une errance bienheureuse dans les collines de la Drôme provençale, sur les traces de Jean Giono, et la relecture de quelques-unes de ses plus belles pages feront l’affaire.

Giono nous réapprend la vraie valeur des choses. Mais aussi, à ré-inventer le rapport entre matériel et spirituel. Dans Colline, les hommes des Bastides blanches ont perdu le sens du sacré : ils ne regardent plus ni les arbres ni les bêtes, et encore moins les pierres, qu’avec le souci de leur utilité. Ils ont oublié de les regarder avec leur âme , cette âme que leur a insufflée le « grand maître » créateur (c’est ainsi qu’il est appelé). Sur son lit de mort, un vieux du village, Janet – dont certains pensent qu’il leur porte le mauvais œil – transmet néanmoins à celui qui veut l’entendre, une leçon magistrale sur le respect des règnes de la nature – animal, végétal, minéral.

Une morale pour notre époque ? La violence de notre regard sur la nature et sur l’autre, le monde, la désacralisation de tout, le besoin de posséder, de dominer, d’affirmer et d’ancrer la supériorité de l’être humain sur toutes les espèces nous apportent leur lot de pollutions et de catastrophes auxquelles nous ne comprenons plus rien. L’humain, avec ses rêves de toute puissance et d’immortalité piétine l’humilité, valeur peu à la mode s’il en est… rester tout petits devant le mystère de la Vie, quoi de plus naturel pourtant ? …

Or, le Chant du monde, tel que le chante Giono, n’est autre qu’un hymne à tout ce qui nous dépasse. Et, à une époque où la mauvaise graine des grandes guerres du vingtième siècle porte ses fruits, engendrant d’autres guerres, annihilations, trahisons, et l’aliénation de l’homme par l’homme, le message de Giono nous pousse à louer la grandeur de la création dans chacun de ses humbles détails, et à reconnaître de pleine face les déviances du genre humain comme les racines du mal qui nous oppresse aujourd’hui.

Giono ne nous apprend rien mais réveille en nous le tout profond de l’être qui remue et espère. A travers les paroles des anciens et des sages, ou d’un aventurier qui s’est mis en tête d’apporter de la joie au quotidien des habitants du plateau Grémone (Que ma joie demeure), il nous rappelle à l’évidence de la simplicité. L’acte gratuit, donc non rentable est revalorisé (faire pousser un champs de narcisses « parce que c’est beau »; amener des biches pour le cerf , et lâcher les juments vers l’étalon, pour faire des petits faons et des poulains; laisser un champs en friche pour faire le bonheur des oiseaux …),  car loin d’être sans résultat, il apporte quelque chose qui n’est pas de l’ordre du mesurable ni du quantifiable : de la joie. Et la joie, elle est la chose la plus gratuite et la plus contagieuse qui soit. Elle permet à l’homme de vivre, à travers les difficultés, et l’amène à questionner ses automatismes, et modifier ses habitudes pour se ménager du temps libre. Elle l’encourage à revoir ses modes de vie et de production, à produire juste ce dont il a besoin pour sa propre consommation, ou pour l’échanger contre d’autres biens nécessaires à sa survie. Ni plus, ni moins. Nous sommes loin de la somnolence confortable dans laquelle nos modes de vie modernes, poussés par la création artificielle de besoins superflus, nous ont plongés. Chaque humain est désormais en droit – a le devoir – de se poser la question : de quoi ai-je vraiment besoin ? La course effrénée au toujours plus, toujours mieux  ne serait-elle pas, en fin de compte, la source de tous nos malheurs ? Et comment nous extraire de cette grande roue de foire, peut-on encore sauter en route, ou est-elle en train de s’essouffler ?

Retrouver peu à peu le goût des vraies choses, de celles qui nous donnent vie et joie : l’eau, les herbes des montagnes, la nourriture saine et locale, l’amitié, l’amour, le partage…. Lorsque la source tarit, les villageois sont inquiets. Dans leur placard, une seule cruche d’eau pourvoit à la journée… Cette inquiétude, tangible, immédiate, est essentielle, nous ne la connaissons même plus car elle n’a rien à voir avec la plupart de nos préoccupations d’aujourd’hui, mais elle pourrait bien revenir un jour nous faire un petit salut…

Aujourd’hui en Drôme provençale, les sources coulent à flot, et loin des bureaucraties coûteuses, les fontaines sont « potables » par défaut d’affichage et elles offrent encore généreusement leur eau, aux habitants comme à l’ermite de passage…  

(c) DM

L’Oreille du monde

Cape Town

Ce soir la lune est pleine et le vent hurle

La ville tremble comme une gaufrette et se rend à ses coups de boutoirs

Le vent se raconte des histoires à travers les ruelles noires

A la faveur de l’obscurité il siffle des comptines indiscrètes

Dans les impasses éteintes sur la pente de la montagne,

se faufile telle une patte de velours

Oiseau de nuit, reflet du Jour

Furieux, il soulève des pirouettes de poussière

et bat sa coulpe sur les cœurs refroidis

s’engouffre en marmonnant d’anciens reproches jamais dits

Il est de ces liturgies archaïques dont le vent ce soir nous rebat les oreilles

Anecdotes ancestrales

Non-dits

Secrets d’alcôve

Trahisons

Renoncements

Répétitions

Enlacements

Histoires dites et redites

Et pourtant jamais comprises

Des claquements des sifflements des grincements

La maison grogne comme une vieille coque

Ayant connu tous les départs glorieux

et les retours émaciés de ceux

qui ont connu et aimé la mer

Grimace burinée

L’amour vrai naît dans la Nature

Même dans ces caresses sauvages

Le vent se donne en amant fougueux

Abandons désordonnés

Et tandis que je ressens ses plus petits baisers

mon cœur palpite de façon inavouée

Le vent se faufile et l’Amour est là

Prendre même ce qui ne s’offre pas

La trêve se prolonge…

Et soudain se dessine

une nouvelle attaque

Le vent moqueur persifle et signe,

reprend son œuvre d’usure,

ses assauts incessants

sur la ville qui répond en gémissant

La Ville est parcourue de longs frissons savonneux

comme une bête qui courbe l’échine

C’est dans l’amour de Tout qu’est la solution

Aimer ses trahisons

Aimer ses blessures et ses déceptions

Aimer aimer toujours

Je t’aime ô ma douleur

Je t’aime et te chéris et te ramasse à la petite cuillère

Le vent qui soulève les rideaux

ce soir n’en dit pas moins

Sagesse et compassion,

se mettre à l’écoute du monde

(c) DM

Noces sur le roc

Bretagne; toujours…

Mon corps se souvient, au contact du rocher. De ces belles journées d’été à sautiller dans l’eau froide, de ces longs ciels bleus striés de mouettes claires, de cet espace qui s’ouvre lorsque le reste n’importe plus. Mon corps n’est pas lourd, mais sous le soleil irradiant ce matin il s’enfonce dans la matière de ce rocher comme du beurre retournerait à son état liquide. Une agréable et légère sensation de brûlure effleure ma peau, sitôt soulagée par la brise du nord-ouest qui assouvit tous mes désirs. Mon corps que personne ne touche depuis des semaines fait un avec le roc, trouve dans son contact rugueux et solide un plaisir indicible. Sans mouvement aucun, l’union s’accomplit au rythme de ma respiration, sous la chanson des vagues lointaines.

Mon corps explore ces sensations familières qui ne sont pas nouvelles mais pourtant semblaient oubliées. Il se repose dans le soutien que forme la croûte terrestre sous les blocs de rochers, jetés et plantés au bout de cette plage depuis des temps immuables. Il se projette au plus profond de la terre, dans son cœur explosif et brûlant où toute vie fut engendrée et où bouillonnent encore moultes formes inconnues. Il flotte pour ainsi dire entre ce matelas terrestre, dur mais rassurant, qui lui transmet sa force, et le ciel qui s’étend comme un voile de mariage au-dessus de lui.

Mon corps prie pour ne plus oublier. Il s’étonne de la distance qu’il a laissée se former entre ces simples messages de la nature et lui. Son écoute avec les ans s’est émoussée, il est devenu sourd aux subtiles mélopées que murmurent le vent, le sable, la mer, le roc. Même les mouettes dans leur danse erratique semblent lui reprocher sa folie. Et pourtant il sait que ces messages sont ancrés en lui, et qu’il lui suffirait d’un peu de pratique, d’un peu d’écoute pour faire renaître ce sourd désir qui affleure maintenant en tension amoureuse. Mon corps honnit ces expériences sépatrices de l’enfance qui n’ont laissé que des marques de désaffection, des idées de rupture, des isolements, des négations, des coupures d’avec le monde et son immense cœur qui palpite.