Venus du Lubéron, nous avons quitté les rustres de Rustrel, vu le château et le temple de Lourmarin, où coule le bon vin du château Fontvert, et traversé Apt un samedi à une heure de fin de marché aux senteurs d’épluchures et de biscuits orientaux. Nous filons droit vers le Nord, avec sur notre droite les coulures ensanglantées du canyon dit du Colorado, et plus loin, les Mées : étonnantes falaises parcheminées où vivent des fées cachées, qui dansent et virevoltent en poussières de couleurs vives – ocres, orangés, terre brûlée, terre de sienne, rouge sanglant, brun chocolat coulant…
Impatients, nous arrivons à Banon. Patrie de Giono nous voilà ! Village médiéval, avec son église d’En Haut et ses bancs positionnés face à la vallée, qui invitent à la lecture. A haute voix nous nous adonnons à ce qui est devenu, ces derniers temps, notre petit rituel Giono. A la librairie Le Bleuet, évidemment on y trouve du Giono, mais aussi plein d’autres livres, témoins d’un festival littéraire qui va s’ouvrir à Manosque. Poches, bandes dessinées, belles éditions, tout y est et s’offre aux gourmets que nous sommes – avec l’envie de tout goûter. Eh quoi, le livre serait un « discret pollueur », comme tentent de nous le faire accroire certaines radios de service public ?! Franchement, il doit y avoir erreur. Et quid de la pollution numérique ? Les serveurs internet, les stockages de données : plus gros consommateur d’électricité au monde. Alors… ne vous en prenez pas à nos livres ! En tous cas, dans cette librairie, on y flâne et y trouve aussi une carte IGN de la région qui nous permettra de sortir des sentiers battus – et tout cela, sans regarder nos écrans. Quel repos pour les yeux que de lire un livre, une carte, en laissant ses yeux et son esprit vagabonder au gré des pages et des reliefs !
A noter que le bleuet – le vrai bleuet – est une fleur quasiment en voie de disparition. Le vrai bleuet arbore une couleur Bleu de France, et n’a rien à voir avec les centaurées au bleu un peu délavé qui le remplacent souvent dans nos campagnes. Bel hommage, beau symbole que cette librairie aux fleurs de nos campagnes disparues…
Dans une épicerie fine, dégustation de miel (lavande fine, lavande, miel toutes fleurs…) et autres délicieusetés comme le petit fromage de chèvre de Banon, enroulé dans des feuilles de châtaignier et qui en prend le parfum, coulant et mordoré comme l’automne.
Après Banon nous partons vers St Etienne-les-Orgues où nous faisons le plein d’eau, puis entamons, impatients, la montée de la Lure. Montagne gionesque par excellence, la Lure domine les plaines et les falaises avoisinantes de son plateau venteux et râpé – comme son frère jumeau le Ventoux, que l’on aperçoit à quelques encablures de là – et impose sa présence à tout l’univers gionesque.
A la sortie de St Etienne-les-Orgues, le long de la route qui attaque la montagne, des bancs de bois à la peinture bleue élimée appellent à la flânerie, tous les cent mètres ou presque, comme un métronome, une mélopée insistante. Un peu au-dessus, la forêt nous enveloppe de sa magie et les tâches du soleil déclinant à travers le feuillage s’impriment sur les chemins de traverse comme une peau de léopard. Irrésistible appel à la sieste, improvisée et bienheureuse…
Juste avant le sommet de la Lure, nous descendons à pied le long d’une crête venteuse au-dessus d’un troupeau de brebis bêlantes, dont le patou nous a bien repérés. Là, les genévriers nains regorgent de baies, les buissons de thym abritent la vipère Orsini, que nous n’aurons pas l’honneur de croiser. Petite balade à pied d’une heure…
Le vent souffle du Nord, nous rajoutons des couches avant d’atteindre le sommet pelé et usé de Lure. Neuf antennes de télécommunications nous toisent, drapées dans leur suffisance. Leur présence obscène et maléfique spolie de toute grâce, de toute majesté chantante, la montagne elle-même, le paysage qu’elle protège, et les villages avoisinants sur lesquels elles font peser leur ombre électromagnétique. Quelle défiguration !
Au cours de nos explorations des cîmes et des vallées, nous n’aurons en fait plus que le droit de pleurer intérieurement en constatant le viol fait aux paysages, aux lignes bleues des Vosges, aux charmes pittoresque des villages… par ces antennes ou par les champs d’éoliennes – les deux étant censés bien sûr, rendre nos vies plus efficaces. Chassé par la modernité, le mystère se retire, dépité, des crêtes qui relient la terre et le ciel, du profond des vallées et des replis de terrain, et se love, en attendant de se redéployer, au cœur de la mémoire ancestrale des hommes, mémoire d’un temps où le silence grouillant de la terre l’emportait sur les sifflements stridents de l’électrification…
Un peu pris de court par l’essence nous décidons de redescendre sur le versant d’où nous sommes venus, afin de faire le plein le lendemain. Nous bivouaquons sur un chemin de traverse, à l’abri d’un petit creux sous les arbres, dont les branches bienfaisantes se penchent sur notre berceau, comme les bras arrondis d’une madone… à quelques kilomètres de l’abbaye Notre-Dame de Lure, celle-ci s’étant avérée située dans un bosquet sombre et humide, avec un parking en pente. Nuit froide à 1600 mètres! Les sacs de couchage, pas bien zippés, ne font pas leur meilleur office…
(c) DM