Note de lecture

Fragments d’un paradis, éclats du merveilleux

Étrange petit bouquin que celui-là, où Jean Giono, contrairement à son habitude, ne nous emmène pas dans les collines odorantes de la Drôme provençale, mais sur les flots des mers du sud, dans une quête hypothétique de sens, de ce quelque chose qui peut donner à la vie, la saveur de la joie, du bonheur, et à l’homme, le goût d’aller de l’avant, de se sentir en accord avec ce pourquoi il est né : l’aventure, l’accomplissement, le mouvement, le chemin, bon ou mauvais, juste ou discordant, mais toujours dans un sens, vers quelque chose, une direction.

L’éditeur, Gallimard, sous la plume de Bertrand Poirot-Delpech, parle au dos de ce petit bouquin de « l’art poétique de Giono », de son « imaginaire verbal ». J’y verrais surtout moi, dans ce livre – petit bijou posé sur le ressac, ballotté par les flots de l’imaginaire de l’auteur, qui atteint et rejoint, à notre corps défendant, notre subconscient à nous, qui en lisons les lignes – j’y verrais donc surtout, une sorte de conte fantastique, un petit traité du merveilleux. En effet nous sommes à la lisière des contrées de Jules Verne, Edgar Poe, aux confins des mondes enfantins de Pinocchio, de Peter Pan, de Rakham le rouge et de l’Île au Trésor, entre les doigts crocheteux des capitaines Fracasse, Crochet ou Nemo, dans les contrées mystérieuses abordées par Magellan, Jacques-Yves Cousteau, Haroun Tazieff ou Fridtjof Nansen. Il est question de mammifères marins fantasmés ou réels, de raie géante aplanissant l’horizon comme une île, d’un calmar monstrueux sorti des profondeurs pour des noces lubriques avec des albatros, de fulgurances d’étincelles électriques multicolores et de récifs imaginaires tout droits sortis de la terreur instinctuelle des hommes, en fait baleines frôlant le navire… Il est question du grésillement des étoiles et de la symphonie assourdissante qu’elles distillent tout au long de la nuit, réglée sur l’inclination du ciel et des constellations qui basculent graduellement dans leur course vers l’Ouest, d’un volcan inaccessible, d’une falaise de basalte a priori hostile mais s’avérant hospitalière… Il est question de profondeurs sous-marines aussi sombres que les tréfonds de l’âme, d’abîmes insondés où trébuche le bon sens, du mystère de la vie et de la mort, de survie, du vacarme des oiseaux, d’odeurs de putréfaction et de musc évoquant les grandes prairies de narcisses au printemps, de pluie incessante et sourde qui assomme et alourdit, dans ses tentatives d’agir, jusqu’au plus averti des hommes…

Tout un monde d’archétypes qui nous parle de terreur, d’appréhension, de fureur, d’impatience, de joie sauvage, de rugissement, du saisissement de la vie, du grand destin qui fait tourner l’horloge et sonner la cloche, de la simplicité possible de notre existence humaine, de l’acceptation, de l’embrassement, de la résignation, du plus simple accomplissement de leur devoir et de leur destinée par des hommes – marins, explorateurs, botanistes, zoologues – en phase avec les rênes guidant leur vie, qui écrivaient l’Histoire sans même savoir qu’ils y appartenaient…

Étrange titre, Fragments d’un paradis, pour un étrange petit essai sur la vraie vie; féerique et faramineux, délicat et parfois monstrueux, dans lequel il me semble qu’on cherche à nous faire voir, de loin ou de très près, avec nos yeux d’aveugles, la magie de la vie, émergeant aux moments les plus inattendus du récit, les plus tendus aussi, lorsque tout semble immobile, lorsque l’inconnu inquiète et fascine, dans un suspens qui défie les règles de la résolution romanesque.

Fantastique voyage dans les profondeurs, chronique d’un monde oublié, aux confins des mers et des continents, dans les abysses de notre soif d’être. On y perçoit différents aspects de la vie de Giono, la guerre de 14 et ses horreurs, l’inassouvible soif de vivre, le chant du monde, la vie célébrée avec un amour, une fascination inextinguibles, la gloire de la création – ciel, étoiles, rocs, mers, plantes, animaux – sans que jamais il ne soit vraiment fait allusion à un Créateur. Ardeur de l’embrasement, foisonnement du Verbe, antidote à la mort. Et tentative magnifique de percer le mystère de la vie sur terre, ce pourquoi nous sommes là… et de chanter le monde, de l’embellir, de transpercer le voile et rendre visible l’imaginaire, le fabuleux, pour que notre joie demeure, toujours.

« Les étoiles se refermaient soigneusement autour de lui, l’entourant d’un globe total. Le silence était si parfait qu’au bout de très peu de temps il commença à entendre le grésillement même des étoiles. Cela commençait dans son œil par des palpitations ou par des élancements barbelés qui faisaient haleter toutes les constellations ensemble, comme à la suite d’un souffle des profondeurs qui aurait lentement attisé ses lointaines braises. Alors, dans le silence total qui emplissait ses oreilles comme d’une farine de son moulu très menu, il commença à entendre le crépitement des lointains brasiers. Les plus grosses étoiles craquaient d’une façon sourde et parfois poussaient un petit cri de cristal en accord avec les flammes dorées et bleues qu’elles lançaient. Les multitudes de poussières allumées qui, de tous les côtés, s’éparpillaient à travers la nuit, faisaient le bruit étouffé d’un frottement de chute de neige. Parfois, de la profondeur même du bruit sourd, s’élevait en augmentant le crissement d’un long jet d’or qui traversait le ciel du Nord au Sud d’une longue promenade lente de flammes, dans le sillage de laquelle la nuit refermée précipitait de nouvelles étoiles. A mesure que la nuit tournante faisait passer au zénith ses troupeaux d’étoiles, puis les inclinant les faisait descendre dans la mer, le chant grondant d’un côté de l’horizon montait avec des sonorités d’étoiles neuves. »

Fragments d’un paradis, de Jean Giono
L’Imaginaire Gallimard, 1974

texte (à part la citation) photos et illustration de couverture (c) DM, mars 2024