6. Conversations privées au pays de Vincenot
Si Henri Vincenot est né à Dijon, c’est à Commarin qu’il passe le plus clair de son enfance, et où il retournera écrire nombre de livres à la fin de sa vie. Commarin, en Côte d’Or, est un village conscient de son héritage, puisqu’on y trouve, en bonne place devant l’église, face à la rue principale, un grand portrait de l’auteur et ces lignes :

et la photo d’Henri Vincenot
Henri Vincenot, peintre, écrivain, sculpteur.
Un hommage discret mais honorable pour ce village dont Vincenot relate, dans La Billebaude, son roman autobiographique, nombre de faits et gestes, à travers les évènements relevant du quotidien ou de l’extraordinaire.
Les parties de chasse, d’abord, auxquelles son grand-père Tremblot le convie dès son plus jeune âge.
La vie des artisans : son grand-père, bourrelier, sillonnant toute la région, deux fois l’an, pour rembourrer ou remplacer selles, courroies, et autres accessoires de charrues et de labour ; son autre grand-père, ferronnier, et le martèlement régulier de la forge au petit matin.
La vie au château, les comtes de Vogüé irradiant le village de leur présence courtoise et bienveillante.
La vie religieuse, à la maison comme à l’église ; les aïeules psalmodient sans cesse des prières (« je prie pour ceux qui ne prient jamais » disait sa grand-mère Valentine….) en entretenant le feu, en dépeçant le lapin, en cousant et en racommodant ; à la messe, le jeune Vincenot officie comme enfant de chœur et avoue une certaine faiblesse pour les odeurs d’encens et les sermons paternels et ronflants, qui lui occasionnent volontiers un dodelinement involontaire de la tête…
Le Carême, la Noël, où encore une fois vie quotidienne et vie religieuse sont mêlées, les repas de fête gargantuesques (on se demande aujourd’hui comment pouvait-on ingurgiter tout cela ? à moins que l’air vif de la campagne et le mode de vie sain de l’époque….)
L’école et les rythmes, inextricablement liés, de l’enseignement, en patois bien sûr, et de la récolte des simples ou des travaux des champs ; et tant d’autres choses encore…

Voici comment, dans La Billebaude, toujours, l’écrivain parle du village de Commarin où habitent ses grands-parents maternels (ceux qui l’ont en partie élevé, avec sa mère, puisqu’il était « pupille de la nation », son père étant mort à Verdun) et du château de Commarin où il se fait un grand ami, le jeune comte Charles-Louis de Vogüe – dont le père figure lui aussi parmi les défunts de la grande guerre (son nom est incrusté dans une dalle sur le mur de l’église).
« Notre village, c’est sûr, s’est construit autour du château. On le voit bien à la façon dont les maisons tournent leurs faces vers la demeure féodale en cherchant à lui faire révérence. On n’approche cette grande demeure seigneuriale qu’en cheminant sous les voûtes puissantes des tilleuls, des ormes et des marronniers dont les troncs noirs font comme les énormes piliers d’un narthex de cathédrale, et en franchissant un pont jeté sur les douves où dort l’eau verte. Mais, attention, on ne parvient chez nous qu’après de rudes montées et de vives descentes pour franchir les trois ou quatre barres sombres et abruptes des Arrières-Côtes, c’est ce qui faisait dire à ma mère que nous vivions dans les « pays perdus », car à l’époque il fallait, depuis Dijon, la capitale, plus de dix heures, aux pas des mules du messager, pour débarquer, rompu, devant l’auberge auprès de la grosse tour ronde.
Mais j’ose dire qu’une fois arrivés là, on pouvait se tourner dans toutes les directions sans voir autre chose que de grandes pâtures, et puis marcher cinq ou même dix heures à travers les bois et les friches sans rencontrer âme qui vive. »
Magnifique programme, qui résume à lui seul tout l’attrait de ces vastes étendues pour le jeune Vincenot, garçon un peu solitaire, féru du mode de vie rural, ses valeurs et ses bonheurs familiaux, la communauté de vie, la vraie ; les artisans, leur art et la façon dont ils mènent leur commerce ; la bonne chère, l’hospitalité, les repas pris en groupe autour de la grande table de cuisine ; le bon sens paysan, et la chasse, à laquelle ses grands-pères l’initient, avec ses stratagèmes, son vocabulaire et ses subtilités propres…
Henri partage avec le jeune comte la passion des chiens, de la chasse, des façons de rabattre ou de tuer un sanglier. Il n’est pas rare qu’il s’échappe avec lui dans de folles cavalcades en forêt…
D’ailleurs, ne sont-ce pas ces errances, fusil au dos, qui semblent résumer à elles seules toute son enfance et son adolescence puisqu’il opta, comme titre de son livre – autobiographie mêlée de savoureux récits de la vie campagnarde dans l’Auxois du début 20è siècle – pour le mot billebaude qui signifie au hasard, ou au petit bonheur la chance pourrait-on dire aujourd’hui, et qui s’employait, tant pour une chasse menée au gré du vent, nez en l’air dans les collines, que pour une cravate mal nouée ?
Vincenot, amoureux de la nature et des vagabondages, admirateur de Giono qui lui-même s’est fondu dans les collines du Contadour, se décrit ainsi dans Prélude à l’aventure – un récit du premier hiver passé dans le hameau perdu dans les collines, qu’il a dédié sa vie à reconstruire :
« Ce qui m’a décidé à venir vivre là, c’est le cadre merveilleux que forment la basse vallée et les montagnes qui la bordent. Ce qui m’a tenté d’entreprendre cette aventure, c’est mon tempérament de pionnier, mon goût du risque. J’aime tout ce qui ressemble, de loin ou de près, à une aventure, et ce n’est un mystère pour personne que j’ai l’intention, si cette [première] expérience réussit, d’aller m’installer dans les bois et les friches, sur un terrain que j’ai acquis dans ce but, pour y vivre une vie d’isolement total. »

C’est d’ailleurs, en errant dans les collines, un jour de chasse – en se perdant un peu avec sa chienne, Mirette – que le jeune Henri découvre ce hameau perdu, enfoui sous les ronces, où seul un ermite semble faire du feu de temps en temps… et qui deviendra la passion de sa vie. À l’origine, des granges construites là par des moines cisterciens, aux Xè et XIè siècles, « piquées aux meilleurs endroits près d’une bonne source et qui leur avaient servi de centre de défrichage de la forêt gauloise » raconte l’écrivain. Ce hameau en ruine, dit la Peuriotte (ou la Peurrie, ou la Pourrie), situé au fond d’une combe, au-dessus de la Bussière, sera d’ailleurs le but de notre prochaine balade. Voici le récit de sa découverte par Henri Vincenot dans La Billebaude :
« Une espèce de sentier nous prit et nous conduisit près d’un lavoir brisé où coulait l’eau d’une source captée entre deux roches, elle remplissait un petit lavoir et, au-delà, elle se perdait dans le cresson, le baume de rivière et la menthe, et divaguait dans un verger mangé de ronces, d’épines noires et d’herbes plates.
Face à la vallée perdue, les quelques maisons ouvraient l’œil mort de leurs fenêtres. Un beau silence recouvrait tout cela. De temps en temps, le grand cri féroce d’un couple de circaètes qui planaient très haut dans le ciel. (…)
Je n’avais jamais vu ces maisons qui dormaient sous un édredon de ronces et de troènes au milieu des bois, sur le bon versant d’une combe mystérieuse, et même, je n’en avais jamais entendu parler. C’était la Belle au Bois dormant, j’en étais le Prince charmant… »
Nous faisons donc route tout d’abord vers la Bussière-sur-Ouche, avec l’espoir d’y apercevoir la fameuse abbaye, nichée dans son écrin de verdure, dont la construction est relatée et romancée par Vincenot dans Les Étoiles de Compostelle. Construite en 1131 par Étienne Harding, troisième abbé de Cîteaux, elle est consacrée en 1172 et devient alors un centre d’attraction pour de nombreux moines de l’ordre cistercien qui occupent dès lors ce petit coin de Bourgogne. Mais peine perdue – rançon de notre parti-pris de partir à la découverte sans trop nous pencher, de prime abord, sur les dépliants touristiques, quitte à être parfois déçus – le joyau de l’art médiéval, après les habituelles tribulations (vendue comme bien national à la révolution, puis remaniée en style néo-gothique à la fin du 19è siècle) a été vendu en 2005 à une famille anglaise qui entreprend d’en faire un hôtel de luxe, appartenant aujourd’hui à la chaîne des Relais&Châteaux.
Mon cœur est gros de voir une telle splendeur de notre patrimoine national sacrifiée sur l’autel du tourisme de luxe… Nous parvenons tout de même à en apercevoir quelques pans, à travers les grilles du parc, et ne pouvons, par un fabuleux effort mental et spirituel, que nous concentrer, récits de Vincenot à l’appui, pour tenter de visualiser l’épopée de ceux qui ont imaginé et construit ce bijou. Je découvrirai plus tard qu’en l’abbaye elle-même se trouvent aussi deux restaurants, l’un étoilé au Michelin, l’autre un bistrot au menu plus modeste. Pour sûr, lors d’une prochaine visite, nous viendrons y déguster quelque chose !

(photo du site abbaye de la bussière)
En attendant, on doit se satisfaire de magnifiques photos sur le site de l’abbaye, où, sous les percales et les drapés de rideaux, en contrepoint derrière les tables d’hôtes et les chaises longues, continue de respirer l’âme du lieu, et de rayonner, d’une lueur étrange et intemporelle, le mystère des moines défricheurs de combes, le mystère des compagnons bâtisseurs amoureux de la pierre et du bois…
Le feu de notre enthousiasme qui nous pousse aux trousses d’Henri Vincenot nous permet alors de découvrir, à la sortie de la Bussière, la petite route qui s’éloigne en lacets vers la Combe aux Bœufs (la Combraimbeû écrit Vincenot), celle qui nous mènera, à pied, comme en pèlerinage, vers la maison familiale de l’écrivain, où sont enterrés Henri Vincenot et sa femme Andrée, ainsi que l’un de leur fils, François.
Sa fille Claudine se souvient de l’ingéniosité de ses parents, lors d’un hiver particulièrement rude, pour faire face à la froidure et aux privations, préparant ainsi leurs enfants à être « les futurs pionniers du hameau perdu »… :
« Les mains et les pieds, malgré les moufles et les grosses chaussettes de laine, souffrent souvent de la terrible « onglée » qui fait pleurer les petits et jurer les grands. Il faut, pour la moindre sortie, se déplacer en luge : cela fait le bonheur des trois enfants, emmitouflés comme de petits Esquimaux. Les parents halent la charge sur le chemin dur comme la pierre et luisant de verglas bleuté, avec Pataud, le chien, qui fait le fou dans la neige et éclater de rire toute la bande. Au retour, le lait est déjà en paillettes dans la timbale. Mais c’est une expérience amusante de voir les glaçons se dissoudre à la chaleur de la maison. Les parents ne manquent pas une occasion de transformer toute corvée en partie de plaisir, de découverte, d’apprentissage. »
C’est un pèlerinage plein d’émotion et de respect que nous entamons alors, vers ce haut-lieu de l’imaginaire vincenesque, utopie ancrée dans la matière par la passion visionnaire de l’écrivain et sa détermination, et maintenue en vie comme un lieu privé et discret, par sa descendance. Au rythme de nos pas, dans le silence assourdissant de la combe, alors que s’ouvre le flanc nord du plateau contre lequel repose la maison, refluent les moments passés à me plonger dans ces écrits qui ont ouvert pour moi une porte vers un nouvel univers, celui de mes racines familiales auxquelles ils m’ont permis de me relier, celui d’une tradition partagée et de valeurs dont je porte en moi l’héritage.

Henri Vincenot
écrivain, peintre & sculpteur,
bourguignon
Nous y casserons même la croûte, au rebord d’une terrasse, ouvrant une bouteille de vin rouge à la santé de ce grand personnage, avant de redescendre en vitesse, car d’autres joies nous appellent, dans les terres plus hospitalières où fermentent les grands crus de Bourgogne…
Rien ne saurait remplacer les mots de Vincenot lui-même pour terminer cette séquence nostalgie. Il passe son premier hiver à la Peurrie, en famille… Henri a bûché 19 stères de bois, fait provisions de patates et entassé conserves, boîtes de conserve brillantes pleines de légumes et soudées par le grand-père, et puis un saloir plein, fermé par un gros linge blanc : « Le vrai confort est celui qu’on se crée, à force d’ingéniosité et d’adresse. »
« Je pense à l’éducation de mes enfants, à cette connaissance intime et objective qu’ils auront de tout : du froid, du chaud, de la pleine eau, du plein air. Rien ou presque ne s’interpose entre eux et la nature. Comme ils seront armés pour la vie ! »
Notre gaillard se lève au petit matin – le thermomètre affiche -4° dans la cuisine – avant tout le monde, pour aller fureter dans les bois, le long de la rivière bordée de croûtes de gel … « La nature est pour moi une éternelle et grandiose comédie à laquelle je veux assister infiniment. »
« Alors, je jouis d’une espèce de joie passagère qui m’étreint tous les matins. Chaudement vêtu, je compose mon petit déjeuner que je veux solide, varié et copieux et, en écoutant pleurer le froid, dehors, je souris en mordant dans un bon morceau de fromage. »
Une expérience dont l’écrivain n’aurait pas à rougir aujourd’hui, devant les adeptes des bains glacés et du survivalisme !
« J’ai longtemps craint que ces joies ne perdent à la longue leur mordant. Et c’est pourquoi je me suis ménagé cette première expérience qui n’est qu’un prélude. Mais non, à peine ouvré-je les yeux, chaque matin, que les joies tombent en pluie, elles me submergent : la couleur de l’aurore, le bruit des eaux, les glaçons, le froid lui-même, tout est, à qui sait s’y glisser, une occasion de douce béatitude et, de jour en jour, je sens le bonheur s’installer en moi. » (Henri Vincenot, Prélude à l’aventure)
(c) texte et photos DM (sauf indicatiojn contraire) mars 2023
Photo de couverture : abbaye de la Bussière, photo du site https://www.abbayedelabussiere.fr/
Prochain épisode 7/8 : Dans les vignobles, les mystères du palais