C’était il y a 33 ans. En novembre, les premières brèches déchiraient le mur honni, le mur de la honte, le mur de Berlin. L’émoi était dans les rues… le rideau tombait sur un essai de régime totalitaire en Europe… avec le rideau s’écroulait un mur, l’une des plus ignobles inventions de l’homme pour le séparer de ses congénères… un mois plus tard, j’y étais, souvenirs !
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Extraits de mes carnets :
« Samedi 16 décembre 1989 : nous arrivons à Berlin, en bus depuis Amsterdam, vers 8h du soir… On se décide à prendre le métro, direction Kreuzberg… nom chargé de signes, lourd de fantasmes : un quartier qui jouxte le mur, un quartier des bars underground, des restaus turcs et des galeries d’art alternatif… fête dans un squat où des gens aux cheveux roses dansent comme des morts vivants sur du rock allemand … on dirait presque qu’à force de craindre la guerre atomique ils y sont tous passés… Religion apocalyptique et anarchiste, reconstruction d’un monde parallèle, contestation et défense des causes révoltées : les Kurdes, les Palestiniens, l’Afrique du Sud… Aider les autres à se construire un monde plus juste, nous qui avons vécu le suicide et survivons maintenant par des extravagances agressives… ? »
Un essai de régime totalitaire en Europe… mais, en sommes-nous si loin aujourd’hui ? Sous nos simulacres de démocratie, la toute puissante Union européenne et nos dirigeants bien-pensants n’ont-ils pas réussi à nous dicter à quelle heure nous pouvions sortir, comment nous chauffer, quoi manger, combien d’essence consommer, comment prendre soin de notre santé, comment penser, comment nous comporter avec les autres ? … Les rayons des supermarchés sont pleins, mais ironiquement, on vit dans l’angoisse permanente d’une pénurie quelconque…

« Lundi soir, 19 décembre : nous avons longé le mur… Lieu de recueillement, de visite pour tous les Allemands intrigués des changements mais cependant patients et attentifs de ce qui se passe et va se passer. Des panneaux, des affiches se dressent, symboles d’une lutte pour la liberté sur terre et d’un désir de réunifier les esprits et les pensées d’un peuple déchiré. Étrange image que cette ville divisée par un mur bariolé, lieu à la fois d’inepties mais aussi de tous les slogans et toutes les aspirations librement exprimées. De l’autre côté, une blancheur totale et neutre, le refus de laisser libre cours aux individualités, le signe d’un socialisme exacerbé par la rigueur allemande. »

et de la société est-allemandes…
« Le mur est le signe visible d’une exclusion, non pas réciproque mais voulue par l’Est pour éviter une « contagion » et endiguer plus sûrement son peuple ; en même temps, cette vision Ouest d’un mur où se cognent tous les appels, les supplications, résonnant et bourdonnant dans les oreilles de ceux-mêmes qui les envoient, mais hermétiquement stoppés par le béton. A l’Est, les frères, non pas ennemis mais amis refusés, confisqués, qui viennent maintenant parfois en visite et viennent recevoir leur begrüßgeld sur l’Europa Center, après quoi ils se précipitent dans les boutiques dépenser chichement leurs 100 Marks. »

« Symboles d’un art renaissant, les motifs graffitesques du mur sont sans aucun doute une prière au passé autant qu’une crainte et une exorcisation de la décadence occidentale… Visages tristes et serrés des Allemands de l’Est, non pas surpris, peu étonnés de ce qu’ils voient, plutôt lassitude face à cette vie qu’ils viennent partager pour 1 jour mais qui n’est pas la leur. Lassitude, enfermement des désirs et étouffement des ambitions, des aspirations. Pas de frénésie ni d’excitation (lorsqu’ils parviennent) à l’Ouest, simplement une grande humilité, discrétion, une visite amicale et silencieuse, une découverte naïve comme celles que font en cachette les enfants frustrés, à peine joyeux car ils savent que leur découverte est subversive et que pour continuer à vivre dans les rapports humains, les mouvements qui sont les leurs, il leur faudra occulter cette partie d’eux-mêmes qui se révèle le temps d’une journée… sans quoi, la folie, le désespoir, la colère illimitée les guettent… »

« Plus d’un mois après les événements qui ont bouleversé les cases de la conscience allemande en même temps que les institutions, cette ambiance de religion, cette atmosphère d’attente non pas tendue mais pleine d’espoir, à l’Ouest, calme et résignée à l’Est, me laisse espérer beaucoup de notre prochaine visite à Berlin Est. »
(Les brèches sont dans le mur, les visites se font plus fréquentes et faciles, les Vopos sont conciliants, mais le mur administratif n’est pas encore officiellement tombé…)

à des kilomètres à la ronde…
Je longe le mur à partir du canal, dans le quartier de Neukölln. « Une brèche dans le mur est devenue point de passage, au bout de la Obumant (?) Strasse. J’y parviens pile à l’heure de l’exode (le retour à l’Est à la fin de la journée) : quelques centaines d’Allemands de l’Est se suivent en flot continu, familles, entre amis, jeunes et vieux, tous des cabas à la main, avec des bananes, des jeans ou je ne sais quoi ; avec aussi une sorte de petite étincelle dans leurs yeux éteints, un timide sourire, une lueur de renouveau, une brèche entr’ouverte dans leur cœur…. A cette heure-là c’est impressionnant de les voir, les uns derrière les autres, comme faisant la queue une fois de plus, arrivant d’un pas pressé, s’extirpant de la pénombre pour s’exhiber sous les réverbères qui éclairent crûment cette scène à la fois douloureuse et créatrice d’espérance… Puis soudain un sentiment bizarre m’étreint : j’ai l’impression de photographier un troupeau inhumain de formes se rendant sans espoir à leur destin, je me sens presque intruse devant ce spectacle qui me semble indécent pour la naturelle pudeur humaine… Sous les arcades où la foule s’engouffre, l’ombre de l’inconnu et du mystère, l’attente du changement, une sorte de couloir où soudain corps et esprits se métamorphosent pour vivre une vie d’un autre genre… »

Mercredi 21/12, a ride inside the long long far east (à l’Est) : « Arrivés par un morne matin gris à Checkpoint Charlie, déboussolés par le nouveau monde qui s’offre à nous, les longues avenues envahies de Trabant et de Wartburg et quelques Lada et Skoda russes ou tchèques… bordées de très vieux immeubles en déconfiture et de quelques autres immeubles tout neufs ou en construction. Berlin Est apparaît petit à petit comme un vaste chantier… le paysage n’est que grues, pare-pains, structures métalliques et l’air résonne de bruits d’activités en tous genres. Nous déambulons dans le centre… jouxtés par les monuments très anciens de la Humboldt Universität ou des musées Boden et Pergamon, des monstres ostensibles de la culture socialiste se donnent un air frimeur de moderne, de splendeur érigée en orgueil populaire, d’expressionnisme exagéré du pouvoir socialiste : la Volkskammer, le palais du socialisme, élévations destinées aux élites du peuple… quelques immeubles marqués d’impacts de balles…»
« Les problèmes commencent en fait lorsque nous cherchons à bouffer… La guerre là-bas semble être une véritable institution, conséquence directe de la profusion limitée des biens de consommation et en même temps, résultat logique de l’esprit de discipline poussé à l’extrême… Il y a tout un art de la queue : on se place patiemment derrière son voisin, on avance d’un pas lorsqu’il fait un pas, on saisit le panier du clampin sortant pour pénétrer dans le magasin ; le nombre de paniers détermine en fait le nombre de personnes présentes à la fois dans le magasin. Conséquence logique il est interdit de rentrer dans un magasin ou un supermarché sans panier. Nous nous faisons engueuler au mini Markt de la gare, parce que nous n’avons pas de caddie, et nous avons beau expliquer que nous rejoignons le troisième larron qui en a déjà un, rien n’y fait.»
« Il apparaît frappant qu’il y a énormément de librairies à L’Est, où les gens peuvent venir lorsqu’ils sont en quête de menu fretin culturel : dans chaque domaine, un ou deux livres sont proposés et c’est la même chose dans les magasins de consommation: il y a une sorte de jeu d’échecs, trois sortes de casquettes, un peu plus de choix dans les chapeaux de mode mais dont les prix sont carrément prohibitifs. Des fixations de ski datant de nos ancêtres nordiques… la qualité apparaît médiocre dans tous les domaines. Même la bouffe est fade et inhumaine, comme stérilisée et sortie à la chaîne d’une usine du « meilleur des mondes »… la viande a une couleur brune de sang coagulé, pour rien au monde je ne goûterais au maigre choix de steaks. »

« Vendredi 22 : aujourd’hui nous avons fait « les sauteurs de mur »! La Brandenburger Tor s’est ouverte des deux côtés, flux d’Allemands. Des gens partout sur le mur, sur les cars de flics, passage à l’Est gratos : décidément ça bouge ! … les Allemands ont reçu je crois le plus beau cadeau de Noël qu’ils pouvaient espérer : des Vopos souriants qui leur bordent le passage, dans les 2 sens, et discutent avec les flics de l’Ouest dans les brèches du mur.»

J’ai senti, à ce moment-là, que je vivais un moment historique, comme il m’arrivera encore au moins une autre fois dans ma vie (Afrique du Sud, 1994, élection de Nelson Mandela). Grand moment d’émotion. L’espace intérieur s’ouvre, explose en feux d’artifice extérieurs, la vie est immense, ses possibilités indéfinies n’attendent que notre volonté pour manifester le meilleur de l’humanité. L’espoir vibre, palpable, au-dessus des têtes. Sous un ciel qui se déverse la foule est en liesse. Intensité électrique, contagieuse. Les Allemands manifestent, rient, hurlent, crient, boivent, grimpent, chantent et jouent de la trompette, sur le mur en lambeaux qui n’a plus lieu d’être. Le symbole est détruit, reste à tout reconstruire…
« L’événement : 15 H : les chanceliers Kohl et Modrow se serrent la pince, ainsi que les maires respectifs de Berlin et décrètent l’ouverture libre de la Brandenburg : foule, pressée contre les barrières, hurlements et sifflements, on boit du Sekt à volonté dans la foule et sous les parapluies car l’humidité monte. »
Il me restera, à tout jamais gravée dans ma mémoire, cette image, photo de mes premiers débuts de reportage (ainsi que les autres, que j’ai retrouvées et présentées ici) : celle d’un joueur de trompette qui, dressé sur le mur, sous la pluie, sonne la liberté, la réunification des peuples, l’avenir glorieux … comme les trompettes de Jéricho qui font s’écrouler le mur de la ville, ou celles de l’Aïda de Verdi qui annoncent le retour des troupes glorieuses.

……
Aurions-nous tant célébré si nous avions su ce que l’avenir nous réservait ? D’abord, les guerres du Golfe, Yougoslavie, Tchétchénie, Congo, Rwanda… puis 2001 le 11 septembre, Afghanistan, Irak, Gaza, Darfour… et tout le reste…. l’étau de la mondialisation qui se resserre… la dictature technocratique qui rôde… l’expérience Est-allemande aura-t-elle été un galop d’essai parmi tant d’autres pour un régime totalitaire en Europe ?
L’angoisse de ces questionnements n’a d’égal que le souvenir de la sensation de liberté qui a pu m’étreindre en de tels moments de passage, où l’Histoire flambe de tous ses feux, et nos cœurs vibrent à l’unisson. Où se sont déversées toutes nos aspirations, toute cette joie électrique, cette sensation immense d’ouverture? Comment recueillir cela en soi et l’accueillir comme l’état naturel de l’être, celui qui devrait être le moteur de notre monde et le sens de notre passage sur terre ? Est-ce encore possible … ?
Textes et photos (c) D. M.