Voyages féeriques et énigmatiques au pays de la langue de Giono
Ce qui est particulièrement attrayant et jouissif chez Giono c’est le vocabulaire amoureux de la nature. Quand il parle du vent, de la forêt, du plateau ou des bêtes, ou même du grain de blé, ou des narcisses, ou du civet de lapin ou du bon vin tiré frais et pétillant, on dirait qu’il parle d’une femme qu’il a aimée.
C’est, en outre, en lisant certaines pages de Giono que je me rends compte à quel point nous avons perdu la diversité des espèces. Les oiseaux, par exemple, dans Giono se comptent par centaines, avec des noms que nous avons oubliés. Qui se souvient de la draine (grive draine), de la calandre (alouette calandre), des rousseroles, des cochères ? Qui a connu le mouchet traînebuisson (un passereau)?
Dans Que ma joie demeure, Jourdan et Bobi donnent du grain aux oiseaux. Marthe regarde les oiseaux s’égayer dans les graines, jouer, s’ébrouer, et sa rêverie nous emmène au loin, à travers les prairies, à travers les saisons et les rythmes du temps.
« Elle voyait des loriots. Elle pensait au vent d’ouest. Parce que les loriots viennent toujours mêlés aux bourrasques. Elle voyait des rousseroles. Elle pensait à la rivière Ouvèze couchée au fond de sa vallée fauve et dans les joncs dansent les nids de rousseroles.
Elle voyait des calandres avec les taches de rouille. Elle pensait aux fins d’été, à la touffeur des éteules, aux gémissements de la terre, aux bruits de chars, à l’envie de boire, aux landes beurrées de soleil.
Elle voyait des roitelets, verts, gris, ailes noirs et crête d’or et, au lieu de coninuer à voir les roitelets elle voyait et elle respirait les bruyères, les herbes de la montagne, elle entendait la descente des troupeaux et la voix des pâtres.
Elle voyait des geais et des rolliers, des perdrix, des cailles – car maintenant tous les oiseaux du plateau s’étaient appelés – des mouchets traînebuisson, des mésanges grises, des cochères à tête bleue, des chardonnerets et une sorte d’oiseau qu’elle connaissait bien et dont le nom était l’oiseau-silencieux. Il ne chantait jamais, même au temps de l’amour.
Chaque fois que toute la bande s’épanouissait autour du tas de graines, une fleur de plume s’épanouissait aussi dans Marthe mais elle avait des ailes de vent, de plaines et de montagnes, des yeux de soleil, le ventre bleu du soir dans la campagne et le bruissement de tous les insectes des prés. »
Plus loin, c’est l’été, la chaleur est partout et Giono, sensible au mouvement de la vie dans chaque bocage, au fond de chaque étang, nous le décrit, ou l’imagine.
« Le monde avait de plus en plus besoin de vie. Les petits oiseaux quittaient les nids où il faisait trop chaud. Ils se posaient sur les branches pour la première fois de leur vie. Ils essayaient de dormir, mais, dès qu’ils fermaient les yeux, ils perdaient l’équilibre, ils tombaient en battant éperdumment des ailes, et un peu de fraîcheur caressait leur poitrine sous le duvet. Alors, ils apprenaient tout d’un coup combien voler était splendide pour le corps et pour la joie, et ils s’en allaient d’un arbre à l’autre, et même dans de grands espaces sans arbres ; la sensation délicieuse de fraîcheur de l’air remué par les ailes leur donnait de l’audace, ils s’élançaient tout droit vers les profondeurs du ciel jusqu’au moment où, ivres de peur et du vertige de voir chavirer sous eux la terre chargée de champs verts, ils s’écroulaient comme une pluie de pierres en poussant des cris.
Les abeilles et les mouches à ventre rouge, jaune et bleu étaient en adoration autour des mélèzes dont les troncs et les branches étaient tout suintants de la grande sève de l’année. (…)
De plus en plus, les routes des bêtes s’entrecroisaient dans le jour et dans la nuit, à travers la lande et la forêt. Le feuillage des buissons ne s’arrêtait plus de trembler sans vent, traversé par le renard, la belette, la fouine, le rat, ou les ailes pelucheuses de la chouette. Les chauve-souris étaient sorties de cavernes. (…)
Toutes les variétés de sauterelles étaient sorties. Toutes les variétés de fourmis étaient vivantes. Toutes les variétés de papillons vivaient, toutes les mouches, tous les scarabées. (…) »
Dans Le Chant du monde, le fleuve, fougueux par nature, est un véritable personnage. Antonio, Bouche d’or, l’homme du fleuve dont les épaules sont devenues « dans l’habitude de l’eau, comme des épaules de poisson », s’y plonge et le traverse par tous les temps; temps de pluie, temps de crue. « C’était toujours un gros moment pour Antonio. Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d’écume aux sabots, le dos de l’eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d’avoir été serrée dans le couloir des roches, puis l’eau voit la forêt large et étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. Maintenant, c’était là autour de lui. Ça le tenait par un bon bout de lui. Ça serrait depuis les pieds jusqu’aux genoux. »
« Tous les matins Antonio se mettait nu. D’ordinaire; sa journée commençait par une lente traversée du gros bras noir du fleuve. Il se laissait porter par les courants; il tâtait les nœuds de tous les remous; il touchait avec le sensible de ses cuisses les longs muscles du fleuve et, tout en nageant, il sentait, avec son ventre, si l’eau portait, serrée à bloc, ou si elle avait tendance à pétiller. De tout ça, il savait s’il devait prendre le filet à grosses mailles, la petite maille, la nacette, la navette, la gaule à fléau, ou s’il devait aller pêcher à la main dans les ragues du gué. Il savait si les brochets sortaient des rives, si les truites remontaient; si les caprilles descendaient du haut fleuve et, parfois, il se laissait enfoncer, il ramait doucement des jambes dans la profondeur pour essayer de toucher cet énorme poisson noir et rouge impossible à prendre et qui, tous les soirs, venait souffler sur le calme des eaux un long jet d’écume et une plainte d’enfant. »
« Ce matin, il y avait un peu de gel dans l’herbe. L’automne s’était un peu plus appuyé sur les arbres. Des braises luisaient dans les feuillages des érables. Une petite flamme tordue échelait dans le fuseau des peupliers. L’étain neuf de la rosée pesait à la pointe des herbes. »
Antonio le costaud qui ne craint rien va donner un coup de main à Matelot. Tous deux partent à la recherche du besson, le fils de Matelot, qui a disparu depuis plus de deux mois, après avoir descendu le fleuve avec un radeau de troncs d’arbre. Ils émergent de la forêt de nuit : « l’odeur des mousses se leva de son nid et élargit ses belles ailes d’anis. Une pie craqua en dormant comme une pomme de pin qu’on écrase. Une chouette de coton passa en silence, elle se posa dans le pin; elle alluma ses yeux. »
Le roman se poursuit en véritable thriller, haletant entre le fleuve et les collines, parmi les villages, les guérisseurs et les légendes familiales, sous le son des trompes et des appels des gardiens de taureau. Nos deux personnages quittent le confort de leur vallée, s’aventurent en territoire ennemi, rencontrent moult personnages hirsutes ou moyenâgeux et se glissent de nuit pour percer le mystère en trompant les sens aiguisés des bouviers de la mafia locale de Maudru.
Dans Colline, les hommes blessent ou tuent sans sursaut de conscience, et la nature se venge. Un jour, la source tarit. Puis, la petite Marie est malade. Le vieux Janet, qui agonise chez sa belle-fille, a-t-il jeté un sort sur le village ? Un chat noir a été vu, les superstitions vont bon train. Puis un beau jour, le feu dévastateur se déclare dans les collines. « C’est un bel après-midi. Le galet de lune roule sur le sable du ciel. Cependant, du côté de Pierrevert, une insolite brume rousse monte. » Inexorable, le feu approche, menace le village. Les villageois se retrouvent, les dissensions s’effacent, pour lutter contre l’incendie et sauver les maisons, les cultures.
« De la cime, l’étendue des bois brûlés se révèle, immense : un tapis noir, tout scintillant de braises et qui s’élargit jusqu’aux abords d’un village qu’on n’avait jamais vu, de là, quand les arbres étaient hauts, et qui luit, maintenant, comme un os décharné.
Ça, c’est un côté de ce qu’on voit.
De l’autre côté, c’est encore douillet, tout fourré d’herbes et d’olivaies; une combe comme l’empreinte d’un sein dans l’herbe; au milieu, les Bastides et, près des maisons, une petit tache blanche qui bouge: peut-être Babette, Ulalie, Madelon, Marguerite ? Ou, plus simplement, la plus jeune fille d’Arbaud qui joue sur la placette.
Le feu monte. »
Le feu est vaincu, le vieux Janet est mort, la source rejaillit. Le village va revivre, panse ses plaies. Gagou le simplet est tombé victime des flammes… l’amant discret d’Ulalie; au moins elle, le pleurera. Quant à Arbaud : « il lui prend soudain le doux désir de s’abandonner dans le vent du destin comme dans une bourrasque qui colle aux reins et emporte. Un peu de repos ! Du repos, et des seuils chaud pour boire le soleil et fumer la pipe ! »
Regain. Un village déserté, par les vieux comme par les jeunes. Seule, une vieille femme, d’origine piémontaise, ayant perdu mari et fils: la Mamèche, un peu folle, un peu sorcière. Et Panturle, bon gaillard très seul, un peu rustre mais encore dans la fleur de l’âge, qui chasse la grive et le lapin. Et la source. « A la Font-de-la-Reine-Porque, le bassin de la fontaine est déjà gelé. C’est une fontaine perdue et malheureuse. Elle n’est pas protégée. On l’a laissée comme ça, en pleins champs découverts; elle est faite d’un tuyau de canne, d’un corps de peuplier creux. Elle est là toute seule. L’été, le soleil qui boit comme un âne, sèche son bassin en trois coups de museau; le vent se lave les pieds sous le canon et gaspille toute l’eau dans la poussière. L’hiver, elle gèle jusqu’au cœur. Elle n’ a pas de chance; comme toute cette terre. »
Cet hiver-là est particulièrement rude : « jamais on n’a vu cette épaisseur de glace au ruisseau ; et jamais on n’a senti ce froid, si fort, qu’il est allé geler le vent au fond du ciel. Le pays grelotte dans le silence. La lande qui s’en va par le dessus du village est tout étamée de gel. Il n’y a pas un nuage au ciel. Chaque matin, un soleil roux monte en silence; en trois pas indifférents; il traverse la largeur du ciel et c’est fini. La nuit entasse ses étoiles comme du grain.
Panturle a pris sa vraie figure d’hiver. Le poil de ses joues s’est allongé; s’est emmêlé comme l’habit des moutons. »
La Mamèche se met en tête d’aller chercher femme pour Panturle – pour repeupler le village. Elle attend le dégel et un beau jour… elle disparaît sans dire un mot, après avoir pris soin d’emballer quelques pommes de terre cuites dans un baluchon avec une poignée de gros sel, pour trois, quatre jours de voyage. Panturle est pantois, il se retrouve seul. « Quand même il se retourne vers le sud, lui aussi. Ça a changé depuis la tombée du jour: une force souple et parfumée court dans la nuit. On dirait une jeune bête bien reposée. C’est tiède comme la vie sous le poil des bêtes, ça sent amer. Il renifle. Un peu comme l’aubépine. Ça vient du sud par bonds et on entend toute la terre qui en parle.
Le vent du printemps ! »
Pour terminer cet hommage à la magie de la langue gionesque, quelques notes tirées d’un petit recueil de contes, Le noyau d’abricot. Giono affectionnait les Mille et une nuits et les ambiances à la Shéhérazade qui l’ont beaucoup inspiré ainsi que les classiques grecs et latins. Ayant lu Simbad le marin dans une feuille de chou littéraire pendant la guerre, il s’essaye aux contes et aux poèmes qu’il publie dans les journaux alors qu’il est employé de banque à Manosque. Ces petits contes sont des trésors de sensations, couleurs, odeurs, sensualité… Le buisson d’hysope imagine l’épopée d’un collier de noyaux d’olives, par delà les mers, depuis les terres outre-méditerranéennes, jusqu’à la Provence. Quelques extraits savoureux : « ses longs cheveux pareils à la pluie nocturne cachaient sa sombre figure. Nue jusqu’à la ceinture, elle avait pour seul ornement un long collier de noyaux d’olives. » La belle Elme, fille d’un seigneur dans un donjon sur la « route qui monte de la mer aux Alpes », rêve de ce collier. Alors, « trois jeunes soldats résolurent de partir pour les lointaines contrées et de rapporter à la demoiselle le collier dont elle était férue. Ils résolurent cela parce qu’ils l’aimaient – Elme la douce, le repos des yeux chargés de massacre. C’étaient Magnau aux muscles ronds; Gaubert au cœur éteint et Espitalier dont les pieds étaient plus agiles que ceux du vent. » Des trois, deux connurent des obstacles mortels, le troisième, de retour enfin par un soir d’été – « Vénus esplendissait dans la vapeur verte qui flotte au bord de la nuit » – tombe d’épuisement en remettant le collier à la belle. Celle-ci, dépitée d’avoir causé tant de morts… jette les noyaux d’olive par la fenêtre du donjon, sur la terre de Provence, dans laquelle ils prirent racine.
Voici quelques humeurs, jolis sonnets, chants de la vie, hymnes au monde, quelques lignes ivres de liberté tirées de mes lectures de Giono. Comme un fil d’or je les ai attrapées, puis tirées doucement, avec précaution, avec douceur, avec tendresse. Sans rien défaire du récit, juste pour le plaisir, comme on inspecte l’intérieur de la galette pour deviner si un rebondi plus marqué, une couleur qui se démarque de la frangipane, le choc mat du couteau sur une matière plus dure, trahissent la présence de la fève. Avec ces impressions j’espère vous avoir donné envie de lire ou de relire Giono !
(c) DM
Merci pour cette découverte, cette poésie, cette sensibilité qui sont nouvelles pour moi et que tu nous partages dans ce texte…
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Merci de ta lecture chère Isa et à bientôt
j’espère pour des discussions sur Giono !
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que de temps a passé de la découverte de J Giono il y a de nombreuses années
et l’émotion est intacte,identique en odeurs, en saveurs, en émotions tactiles,
rien n’a changé…quel bonheur,merci Dame D !
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J’ai mis un commentaire sur Facebook….J’ai bien aimé tes extraits de Giono. B.M.
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Merci de tes lectures ! A très bientôt sur ce blog….
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