Sur les traces de Vincenot 2/8

2. Remontée dans le temps, entre Mâcon et Cluny

C’est vers Cluny que je m’oriente pour la première étape. Cluny, vantée dans Les Étoiles de Compostelle, comme l’une des merveilles de la chrétienté des 11è-12è siècles. Cluny qui rayonnera, à son apogée, en plus de mille prieurés et d’abbayes, et dix mille moines. Des moines, travailleurs infatigables de la terre, défricheurs, semeurs, récolteurs, qui feront de la Bourgogne ce qu’elle est aujourd’hui, et de Cluny également le point de mire spirituel d’une Gaule encore désunie. Cluny, unique et magistrale, malheureusement vendue et détruite en grande partie à la révolution française, dont il ne reste que quelques bribes, quelques fragments éparpillés dans une jolie bourgade plutôt tranquille, mais où l’on ressent encore la noblesse de cet héritage. (Il n’est pas d’usage de critiquer la révolution française… mais comment ne pas se révolter face à la destruction et le pillage de tant de chefs d’œuvre… ? Châteaux, abbayes et autres merveilles, témoins d’un art séculier ou sacré, héritage des traditions et des savoir-faire des Compagnons bâtisseurs, qui y inscrivaient discrètement leur marque dans les chevrons, les chapiteaux et les clés de voûte?)

Notons que Cluny III, dont la construction débute vers 1080, sera pendant presque cinq siècles la plus grande église de l’Occident (187 mètres de long) jusqu’à la construction de Saint-Pierre de Rome, en 1506.

Voici comment l’écrivain Henri Vincenot, dans son récit situé au 12è siècle, nous présente Cluny. Les Compagnons sont sur la route, accompagnés du Prophète – personnage haut en couleurs incarnant la tradition celte – en quête de nouveaux financements qu’ils s’en vont quérir chez les Templiers… Ils font halte en divers lieux, pour ici revoir une nef, là parfaire une charpente, terminer des sculptures… :

« On vit bientôt les tours pointues, puis tous les grands toits de tuile de Cluny, au pied des monts forestiers. Même vu de loin, cela paraissait si grand et si puissant que Jehan, le souffle coupé, s’étrangla en essayant de pousser de grands cris de joie et doubla aussitôt l’allure.

– Attends, attends! criaient les autres. Bien pressé que tu es de voir les moines noirs !

Et entre-temps, les Compagnons, repris par la fièvre professionnelle de la pierre, décrivaient par avance la merveille :

– Pense : un tracé de cinq cent soixante-dix coudées* de long et dominant un chœur avec déambulatoire, ouvert sur cinq chapelles rayonnantes. Un double transept, percé, sur les faces orientales d’absidioles, qui, chacune, sont de véritables nefs profondes de deux cent vingt coudées éduennes et précédées d’un narthex où chacune des églises qu’on a vues hier pourraient tenir à l’aise ! Deux tours carrées hautes de cent cinquante coudées…

– … Une fameuse bâtisse, ajoutait le Vieux à bout de souffle : toutes les dimensions sont les multiples d’un module de base qui est la coudée éduenne* par trois, cinq, sept, neuf. Les nombres musicaux ! Le nombre parfait de la mathématique druidique ! Toutes les mesures étant aussi multiples de sept ! C’est du grand travail !

Le Prophète en bavait.

* une coudée = trente centimètres environ

(…)

C’est ainsi qu’ils purent entrer dans la grande église et là ils restèrent pétrifiés. Oui, parmi ces pierres de soleil, ils se sentaient devenir pierre à leur tour. Pierre et Musique.

L’édifice était dans la splendeur de sa nouveauté et sa hauteur était stupéfiante / « Deux fois plus haute que large » annonçaient les deux Pédauques* qui y avaient quelque peu travaillé sur la fin… La voûte, tout là-haut, paraissait immatérielle. » 

* Pédauques : confrérie de Compagnons Constructeurs qui portaient une figure géométrique ésotérique ressemblant à l’empreinte d’une patte d’oie, d’où leur nom de Pédauques – Pedauca. 

Mais avant d’en arriver là…. Avec mon compagnon de route, nous partîmes à la mi-journée de notre Valromey (lieu des Celtes et des Romains) pour rejoindre Ambérieu et Bourg-en-Bresse, traversant le Bugey et ses falaises boisées. Ayant décidé de prendre par les routes de traverse, nous arrivâmes bientôt à Mâcon et, contournant la ville par le sud, cherchâmes sans succès la route de Moulins et Paray-le-Monial – autre haut-lieu de l’art roman où nous avions fait une halte l’été précédent – qui devait nous mener ensuite à Cluny. Ô banlieues anonymes, quand vous nous tenez… Bref, nombreux ronds-points, nombreux panneaux plus tard… nous entrons de manière tout à fait fortuite dans les monts du Beaujolais au sud-ouest de Mâcon, ce qui d’ailleurs était sans doute un signe du destin, car cela nous valut une jolie petite halte à Juliénas qui nous accueillit fort bien, ainsi que son café Le Sarment qui avait eu la bonne idée d’être ouvert toute la journée.

Immédiatement, nous sommes en voyage… le dépaysement est là, attendu, espéré, fidèle. Les vignes dorées flamboient dans le soleil diagonal de l’après-midi. L’enchantement des vignobles, parsemés de maisons plus ou moins typiques, plus ou moins modernes, se poursuit jusqu’au col du Gerbey (ou Gerbet), où nous optons pour une petite balade parmi les châtaigniers et les acacias. On redescend par des vallons où apparaît, de loin en loin, tel un jeu de piste taquin, le nom de Lamartine : le village de Milly-Lamartine, le château de Pierreclos et ses brebis paisibles, puis le château de Corcelle, belles demeures solidement ancrées sur leurs pierres, épousant un replat de la colline ou le fond d’un vallon.

Ainsi guidés comme par enchantement, par le délicat renom de ce grand poète qui semble avoir passé du temps dans ces contrées, nous arrivons à Cluny où nous prenons nos quartiers pour la nuit avant de partir en quête de quelqu’aventure… et celle-ci ne tarda pas à arriver !

Visite nocturne de Cluny : au premier abord, les rues sont vides et tout semble endormi. Puis, de la porte arrière donnant sur les jardins de l’abbaye, émergent sous nos yeux ébahis de grands énergumènes aux longs manteaux, qui semblent des guenilles sorties d’un très vieil âge, ornées de blasons, d’écussons et de symboles cabalistiques.

Intrigués, nous les interrogeons et apprenons qu’il s’agit des étudiants de deuxième année de l’École des Arts et Métiers, campus de Cluny, installé, rien que cela, depuis l’ère napoléonienne à Cluny, et depuis 1901 en l’abbaye elle-même. S’ensuit une discussion un peu fiévreuse car nous avons pénétré quelques instants dans l’enceinte de ce jardin déjà envahi par les vapeurs bleutées de la nuit, qui jouxte l’arrière de l’abbaye, nous rapprochant du bâtiment ancien en laissant courir notre imagination : des moines se sont-ils promenés ici, méditant ou cueillant quelques herbes pour le souper ? Nous n’avons guère le temps de rêvasser car le site est réservé aux étudiants et nous sommes fort élégamment escortés par un commando de deux étudiants qui nous parlent de leur art tandis que nous leur parlons de notre voyage et de Vincenot. Je comprends qu’ils sont de futurs ingénieurs, et j’apprendrai plus tard que le site de Cluny est dédié au bois, aux matériaux et à l’usinage. Concepteurs et réalisateurs, ils ont donc vocation à être aussi les maîtres d’œuvre de leurs projets, et je m’interroge, pourraient-ils être, en quelque sorte, de lointains héritiers de nos compagnons du moyen-âge ? Ils ne renient pas ce parallèle mais ne semblent pas y avoir trop réfléchi eux-mêmes.

Leur tenue plutôt étrange se justifie par la période de bizutage, qui correspond à l’initiation des « premières années » puisque c’est le début des cours. Les élèves de troisième année (nous en croiserons plus tard quelques-uns) portent, eux, une blouse blanche également ornée de signes. Cela donne lieu à un ballet assez étrange dans les rues de Cluny, autour de la petite place dotée de rares cafés ouverts, puisque se prépare sans doute l’une des épreuves du bizutage – que l’on nous assure être exempt de mauvais goût. La patronne de la pizzeria Au Loup Garou nous expliquera que la plupart de ces initiations concernent un projet d’intérêt public, comme de refaire un escalier de la ville, mais cela n’exclut pas le mystère qui semble entourer ces cérémonies.

Le lendemain matin, Cluny nous accueille dans ses ruelles, le jour neuf semble avoir comme d’une poudre d’or réveillé la princesse endormie. Nous nous attardons un moment à la librairie-café Le Jardin Secret (qui n’a plus de livres de Vincenot). Il ne restera de notre passage, que la vague nostalgie d’une splendeur éteinte, d’un Cluny rendu pour toujours à son passé… et une interrogation lancinante : ces étudiants mesurent-ils leur chance d’apprendre leur métier en des lieux si prestigieux ? Sont-ils pénétrés de la connaissance transmise par les pierres, par l’énergie du lieu ?

Partir sur les traces des bâtisseurs de cathédrale m’oblige à me pencher sur mes propres racines (que j’ai d’ailleurs en partie bourguignonnes) et celles de notre civilisation. C’est pour moi une invitation à tenter de décrypter les symboles laissés là par nos prédécesseurs, détenteurs d’une sagesse et d’une tradition que le monde moderne ignore et souvent méprise – mais que les dévoiements de ce même monde moderne nous incitent à ré-explorer. Ressentir la passion qui les animait… Vincenot, dont les écrits nous immergent dans le monde énigmatique de la double tradition chrétienne et druidique, s’en fait en quelque sorte l’interprète et nous propose un jeu de piste ; ils nous emmène en balade dans les méandres poétiques du langage symbolique qui caractérisait cette époque. La tradition dont il est question est à la fois concrète – bâtir des cathédrales – et spirituelle – trouver le chemin de l’être meilleur en soi, faire le choix de la générosité, du courage, du pardon, ainsi que Jehan, le héros des Étoiles de Compostelle en fera l’expérience lors de son initiation au compagnonnage et son pèlerinage sur le chemin de Saint-Jacques. Elle se transmet par le savoir-faire mais aussi par l’exemple, la quête intérieure et la transmutation alchimique qui s’opère en tout être qui choisit un chemin d’évolution.

Tournons-nous à nouveau un instant vers Vincenot… Il n’a pas son pareil pour nous parler des bâtisseurs de cathédrale. Dans Les Étoiles de Compostelle, Jehan est donc apprenti sur le chantier d’une abbaye : il découvre avec ferveur et ravissement la construction méthodique d’une nef – sans échafaudages, sans outils complexes, mais avec tout l’art initiatique des Compagnons, hérité des druides de la tradition celte, et peut-être, on l’évoque aussi, des Géants de l’Atlante, ceux des Pierres Levées …

«  C’était bien une carcasse de navire, la quille ronde en l’air et dont le bordage était soulevé à plus de six mètres du sol. A une différence près toutefois : l’étrave n’existait pas, ou plutôt du côté du soleil levant, le nef se terminait par un enchevêtrement quadripartite qui retombait sur une face plate, celle qui regardait l’est.

– Il n’y a plus qu’à retourner la chose et lui mettre la tête en bas pour que ce soit l’arche de Noé ! pensa Jehan.

Tout le navire de bois était chevillé à l’aide de ces grosses chevilles que Jehan et quatre autres lapins* avaient été chargés de façonner au cours du printemps sous les ordres d’un Chien. Le galbe de la coque était formé de pièces de chêne dont le tracé avait été établi par les maîtres, à plat sur le terre-plein, à grand renfort de compas et de corde à treize nœuds. Jehan avait vu tracer les coupes en tiers-point qui s’élançaient de chaque côté et se rassemblaient très haut dans le ciel. On nommait cette figure le tiers-point parce que l’espace situé entre les deux bords de la nef était divisé en trois parties égales AB, BC et CD, et puis mettant alternativement le point fixe du compas sur B et sur C on traçait deux courbes de rayon BD et CA qui se rassemblaient au pinacle. Lorsqu’on se promenait sous ces bois dressés, ces deux courbes faisaient un berceau harmonieux qui ressemblait aussi à la voûte que font les branches des grands arbres dans la forêt. Oui, de l’intérieur on croyait voir une allée de grands arbres et les charpentiers bouclés appelaient cet ensemble le goat*

* lapins : aspirants (ou apprentis) compagnons

* Chiens : nom générique d’une secte de frères constructeurs. A noter que la constellation du Chien est au bout de la Voie lactée donc au bout du chemin des étoiles qui mène à Compostelle.

* goat : forêt, bois, en celte. »

On ne peut que penser à la majestueuse charpente de Notre-Dame, issue du même savoir-faire, la fameuse « forêt » – enchevêtrement de poutres savamment positionnées – qui disparut dans l’incendie de 2019…

photo d’en-tête : la roche de Solutré, vue depuis le col de Gerbey

(c) DM 2022

Publié par

àtoutallure

aventurière de l'esprit

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