Sur les traces de Vincenot 1/8

1. Le pourquoi du comment

Comme je l’avais fait l’année dernière avec l’écrivain provençal Jean Giono (voir, itinérance en Drôme provençale, sur ce blog dans les Carnets de route), je suis repartie sur les routes de France , cette fois-ci en quête d’autres paysages et d’un autre héritage : celui que nous a laissé Henri Vincenot – Écrivain, peintre et sculpteur, mais avant tout : Bourguignon. Ainsi est-il écrit sur sa sépulture, au fin fond d’une combe mystérieuse et secrète, loin des remous de notre civilisation affolée, dans un coin de paradis du Haut-Auxois, pays des montagnes, non loin des vignes parmi les mieux jalousement gardées au monde.

Amoureux de sa Bourgogne natale et l’exprimant sans équivoque dans toute son œuvre. L’occasion aussi, par cette itinérance aux arômes de fût de chêne et aux senteurs d’humus, de redécouvrir des chefs d’œuvre de l’art roman, avec en tête quelques clés et connaissances supplémentaires sur l’héritage que nous ont laissé les compagnons du Moyen-Âge (décidément loin d’être un âge aussi sombre et arriéré qu’on a bien voulu nous le laisser entendre dans nos écoles républicaines, comme dirait Vincenot !). Bâtisseurs de cathédrales, charpentiers, tailleurs de pierre et sculpteurs, mais aussi bourreliers, ferronniers, chaudronniers… ce sont eux dont Vincenot nous parle sans relâche et avec admiration. Et aussi, en poussant le voyage un peu plus au sud, de passer un peu de bon temps dans quelques-uns des vignobles les plus nobles de France, dans les côtes de Nuits-Saint-Georges, Gevrey-Chambertin et Vosne-Romanée – par là justement où il rencontra sa future épouse, fille des pays vignerons – pour célébrer à leur juste valeur le produit de leurs vignes, cépages implantés ici à la sueur de leur front par les moines de Cîteaux ou ses abbayes-filles, établies dans ces vallées, et entretenus avec soin par des générations de viticulteurs dévoués et passionnés.

Je pars donc, chargée de ses livres et d’une multitude de notes, pleine d’émotions et d’impressions captées au cours de mes lectures (le Pape des Escargots ; Les étoiles de Compostelle ; Le Maître des Abeilles ; la Billebaude ; Prélude à l’Aventure) et auxquelles je me suis décidée,carte de Bourgogne en main, à donner vie en parcourant ces lieux et ces paysages qui ont fait la joie de toute une génération d’amoureux de la France profonde – et qui continuent de faire rêver tous ceux qui croient encore que le cœur de notre pays n’est pas mort ; que les artisanats d’art ne sont pas morts ; que le mode de vie traditionnel – qui a laissé place au progrès technique et à l’industrialisation – n’avait pas que du mauvais, et que l’on peut y puiser des belles inspirations pour une vie plus simple, plus sobre, plus complète et plus heureuse ; que l’on peut redonner du sens au rapport que nous entretenons à nos voisins, à nos clients, à nos compagnons de route et de travail, à nos aînés, à la famille, à la société qui nous entoure en général, un rapport naturel et simple, exempt de rivalité, de pouvoir ou de domination, chacun endossant, selon ses fonctions, ses talents, son héritage, avec fierté et humilité le rôle qui lui est dévolu par une sorte d’ordre, de hiérarchie naturelle, où personne n’a rien à envier de l’autre car chacun est à sa place.

Il ne s’agit pas, par ces écrits que je me propose de publier, en plusieurs épisodes, de ramper dans une nostalgie du monde passé – nostalgie qui apparaît bien vivante et joyeuse malgré tout dans les romans, autobiographiques ou non, de Vincenot – ni de réfuter entièrement et sans discrimination tout ce qu’on appelle le « progrès » – même s’il faut bien reconnaître que ce fameux progrès, malgré tout, nous emmène à grande vitesse vers un monde fou où plus rien n’est à sa place, où les valeurs sont si souvent inversées, et où les effets délétères des technologies sur la santé et le rapport humain, les excès de la finance et de la mondialisation ne cessent de nous forcer à nous questionner sur le bien-fondé de ces avancées sociales et économiques décrétées par un petit nombre qui en donnent l’impulsion et la direction, mais dont le sens parfois nous échappe. Mais plutôt, de proposer une réflexion et une fenêtre de rêverie sur un monde qui a disparu mais qui pulse encore dans nos veines, sur le monde d’où nous sommes tous descendus, celui de nos ancêtres, qui ont vécu, pour la plupart, ainsi que le décrit Vincenot dans les campagnes, avant le grand exode rural lié à l’industrialisation et l’automatisation des tâches paysannes – comme si nous pouvions encore, par notre seule volonté, en faire réapparaître quelques traits, quelques lueurs, quelques bribes de sagesse et de bon sens, et retrouver le franc-parler de nos aînés. De nous donner à voir ce que nous avons perdu, et permettre de le mettre en balance avec ce que nous avons gagné ; de proposer des ouvertures pleines d’espoir sur, non pas un retour en arrière, puisque l’Histoire ne fait jamais qu’avancer, mais une ré-invention du monde, de notre société, de nos modes de vie, de nos valeurs, une remise en perspective de nos admirations, de nos attachements, parfois maladifs et addictifs, de nos aspirations et de nos angoisses.

Vincenot, avec sa gouaille celte, donne envie de conter, de fouiller, de trouver dans les paysages et les gens rencontrés les racines d’une belle histoire et, inspirée par son art d’écrire et de rendre ses récits juteux comme un gigot sorti du four, d’y mettre du piquant, de l’ail, des épices, de l’onctueux, de l’acide, du tendre. J’aimerais essayer de vous rendre l’univers ancré, authentique et merveilleux que la lecture de ses livres a ouvert en moi. Mais comment conter, raconter un conteur aussi brillant, lumineux, joueur et amoureux ? Vincenot n’est pas à la mode ; il n’est pas au programme des lycées ni des collèges, tout comme Colette, Giono et d’autres grands qui sont laissés à l’abandon ; tout juste s’il est encore fait mention de Pagnol, au milieu de tous les Modernes censés être devenus indispensables.

La querelle s’arrêtera là. Je ne suis pas aux ministères ni chargée des programmes de littérature, mais autant vous dire que si j’y étais, il y aurait une place pour Henri Vincenot. Car tout ce que l’on cherche aujourd’hui à occulter de notre vérité historique, de notre sang indéniable est là, tangible, vivant, palpitant sous la peau névrosée d’une France qui s’abîme et se perd à trop vouloir embrasser, à ne plus rien étreindre. Même dans une France inclusive, démocrate, bariolée, tissée de son histoire récente et de ses métissages, on gagne à lire Vincenot, pour y retrouver et comprendre, et pourquoi pas remettre à l’honneur, cet esprit gaulois qui, malgré tout, continue d’habiter un bon nombre d’entre nous, et de forger le sel et la tourbe de ce qui fait notre pays.

Pour nous mettre en bouche, voici un premier extrait du Pape des Escargots :

« C’était un de ces petits oratoires construits à l’époque où naissait la croisée d’ogive. Tout petit et modeste qu’il fût, il contenait toute la vigoureuse ferveur, toute la maîtrise architecturale de ces moines blancs qui matèrent la forêt vierge en chantant psaumes.

Il se pencha sur la clé de voûte gisant, brisée, sur le sol. Il fut bouleversé par sa géométrie compliquée, sa perfection sculpturale. Pour avoir lui-même balancé des volumes et ahané ciseau en main il mesurait toute la science des constructeurs. En un instant il venait d’être saisi par la vertu de ces pierres savamment assemblées en berceau. Il était « envoûté ».

Alors il fut pris d’une belle fureur : il empoigna à pleine mains les ronces et les orties pour les arracher, il aurait voulu d’un seul coup déblayer les gravats et les rejeter dehors, mais sans outils que pouvait-il faire ? C’est ainsi que l’idée lui vint de réparer lui-même le petit édifice. Il avait bien réussi à sculpter le bois pour en faire des personnages, pourquoi ne taillerait-il pas la pierre pour en faire des claveaux d’arête ou des contre-clés. »

hommage à Vincenot dans son village familial, Commarin

photo d’en-tête : Châteauneuf, en Haut-Auxois

(c) DM 2022

Le pouls de la Terre

C’est une large vallée entourée de falaises

ocres, rouges, chocolat

et ombragée d’oliviers

une rivière la traverse

au couchant

les roches s’empourprent de rouge flamboyant

chocolat, cannelle, orange,

rochers de pierre tendre,

façonnés par le vent, la foudre, le gel, le soleil et l’eau

sable blond

où crapahutent léopards, babouins et marmottes

lézards, petites antilopes

où le jour s’écrase en une chaleur tournante

comme dans un fourneau

rochers pulvérisés

chaleur dense rivière cascades et piscines enrochées

vent éclair orage tourbillonnant 

horizon tournoyant

le cœur de la terre qui pulse

vallées fertiles et roches desséchées

atomisées sous l’effet du soleil 

où alternent

canicules et inondations

où poussent les citrons les mangues les abricots les amandiers et les olives

falaises déchiquetées

buissons piquants aux senteurs acides

herbes citronnées et amères

arbustes aux odeurs de terre

étoiles explosées comme des diamants

nuit pure, vénus incandescente

ciel abondant en légendes anciennes

terre ancestrale des bushmen

peintures évoquant les transes chamaniques

invocation à l’esprit de l’éléphant

pour guérir le monde

les feuilles chantent au murmure du vent

comme des gouttes de pluie

un petit bout de provence un petit goût d’algérie

au bout du monde retrouvés

(Monts aux cèdres, Afrique du Sud, mars 2022)

(c) DM

The Pulse of the Earth

It is a large valley bordered by sandstone cliffs

shadowed by olive trees

a river runs through it

blocks of rock of potent origin

scissored in lacy designs

by lightning, water, sun, frost and wind

forced into shapes never seen

orange, terra-cotta, cinnamon

and the green, the evergreen of life

the scent of soil and acrid bushes

pungent leaves of thickets

wind sand and scorching rocks

lizards and duikers

ancestral land of the Bushmen

where live the leopard, baboon, antilopes

extreme land

either withered with heat or flooded

where grow the olive, almond, citrus and mango

stars exploding in diamonds

ancestors stories abound

a planet bright as a lighthouse

silence, wind, stars, rock,

sun, moon, water, birds,

river, cascade, hand paintings

rocks carved by the elements

heart of the earth pulsing

beauty beyond all thinking

majestuous features

parchment land, sizzling sandstone

hieratic cliffs

enigma demanding an answer

millions of years engraved in these rugged shapes

proteas, ericas, dassies and butterflies

discreet animal life, programmed to survive

bushes turned into gnarled shapes

colours as vivid as the sky

big skies as blue as the ocean itself

wild ether, unaffected

by the turbulence of humans below

sunsets baking in accomplishment

mountain, steady wall of ochre, red, chocolate

iron filaments in the stone

the elusive presence of the shy cape cobra

weaver birds, guinea fowls,

and the million invisible life

ever struggling for perpetuation

Life, ever evolving, ever transforming itself

mineral reign, animal, vegetal, and human, cohabiting

exchange of the hearts, bleeding with love

echoes of ancient memories

genes pairing and assembling

my genes responding to the call

Inner, irresistible call of blood

cellular coherence, proximity

Life in its kingdoms, ever renewed,

cells responding to each other

Desert call

Silence of the subtle matter

in the wind’s soft murmur

Vibration

Harmony

Life passed on a million years

astral light, merciless heat

rooted soul of the elements

the joy of leaves fluttering in the wind

making the sound of rain drops

windows shut to the scorching afternoon heat

the soft carpet of grass

giving in under the feet

foot imprints shaping the sand

paths of human and animal kind

rock paintings telling stories

of ancient shamanic trance

calling unto the elephant spirit

to come and heal the world

Very old tales told and seen

traces of ancient remedies

memories of past things

lived and gone

I want to stand up and scream : Happiness !!

(Cederberg, South Africa, march 2022)

(c) DM

Poésie des cargos

Cargos, monstres marins qui flottez

sur un monde post-diluvien

qui vous ressemble et que vous animez

de votre présence hiératique

Portes ouvertes sur l’horizon,

sur des lointains chargés de fantasmes,

d’impressions fortes et d’odeurs écœurantes

Le cargo me touche,

le cargo roule et tangue et fait tanguer mes rêves

Le cargo évoque d’autre rivages, d’autres visages

posé là avec ses containers

sa tourelle et son ancrage

en attente d’un acconage

Morceaux choisis et résumés de vie

empilés, amassés, imbriqués tel un jeu pour enfant

conteneurs d’ananas, journaux, meubles et ferrailles

pièces de véhicules, machines à laver, papayes

cartes postales d’un autre temps, d’un autre univers

sous d’autres tropiques et d’autres latitudes

Edifices aux couleurs de rouille

vous voguez, impérieux

au sommet des crêtes et dans le creux des houles

indifférents aux hurlements du vent,

à la furie destructrice de l’océan,

sereins sur les mers d’airain

Parfois à l’abri d’une rade,

en l’attente d’une cargaison,

d’un accostage, d’une nouvelle balade,

vous affourchez, imposants et altiers,

et dans la flamme du jour qui s’estompe,

vous faites miroir aux milles facettes

reflétant les facéties du couchant

Véritables empires flottants

dont les coursives le soir s’illuminent

rappelant que vous êtes aussi une ville

où rient, chantent et boivent des humains

vibrante de leurs espoirs et de leurs tragédies

Quelles sont ces vies que vous portez ? 

Et celles que vous desservez ? 

Quels trafics, quels déménagements,

quel besoin pour les humains

depuis le début des temps

d’échanger et de commercer ? 

Vous êtes posés là, hauts comme des immeubles

énormes et immuables,

et pourtant dérisoires comme tout puissant

qui ignore encore sa déchéance certaine…

Vous évoquez des ports aux structures métalliques

où s’échangent des femmes et des coups de couteaux

des cités des pays aux consonances exotiques,

déserts, détroits, glaciers ou lagunes

des lignes de côte aux contours poétiques

sublimés par notre inconscient voyageur

Dignes d’une aquarelle, d’un trait de pinceau sombre

vous faites appel à nos mémoires communes,

vies antérieures ou gènes ancestraux

portés comme des plaies à l’intérieur de nous

qui n’attendent qu’un clin d’œil pour se libérer

Et une porte s’ouvre, un vent se lève et fait rêver

La poussière s’envole en tourbillons légers

Nous sommes dans un ailleurs de notre psyché

un espace où rien n’ose plus nous entraver

Intouchables, infaillibles,

nous touchons à ces terres lointaines

où tout peut encore être recommencé.

(c) D. Marie

Illustrations : (c) peintures de C. Marie « Vladivostok » et « Helsinki »

8/8 Impressions gionesques

Voyages féeriques et énigmatiques au pays de la langue de Giono

Ce qui est particulièrement attrayant et jouissif chez Giono c’est le vocabulaire amoureux de la nature. Quand il parle du vent, de la forêt, du plateau ou des bêtes, ou même du grain de blé, ou des narcisses, ou du civet de lapin ou du bon vin tiré frais et pétillant, on dirait qu’il parle d’une femme qu’il a aimée.

C’est, en outre, en lisant certaines pages de Giono que je me rends compte à quel point nous avons perdu la diversité des espèces. Les oiseaux, par exemple, dans Giono se comptent par centaines, avec des noms que nous avons oubliés. Qui se souvient de la draine (grive draine), de la calandre (alouette calandre), des rousseroles, des cochères ? Qui a connu le mouchet traînebuisson (un passereau)?

Dans Que ma joie demeure, Jourdan et Bobi donnent du grain aux oiseaux. Marthe regarde les oiseaux s’égayer dans les graines, jouer, s’ébrouer, et sa rêverie nous emmène au loin, à travers les prairies, à travers les saisons et les rythmes du temps.

            « Elle voyait des loriots. Elle pensait au vent d’ouest. Parce que les loriots viennent toujours mêlés aux bourrasques.  Elle voyait des rousseroles. Elle pensait à la rivière Ouvèze couchée au fond de sa vallée fauve et dans les joncs dansent les nids de rousseroles.

            Elle voyait des calandres avec les taches de rouille. Elle pensait aux fins d’été, à la touffeur des éteules, aux gémissements de la terre, aux bruits de chars, à l’envie de boire, aux landes beurrées de soleil.

            Elle voyait des roitelets, verts, gris, ailes noirs et crête d’or et, au lieu de coninuer à voir les roitelets elle voyait et elle respirait les bruyères, les herbes de la montagne, elle entendait la descente des troupeaux et la voix des pâtres.

            Elle voyait des geais et des rolliers, des perdrix, des cailles – car maintenant tous les oiseaux du plateau s’étaient appelés – des mouchets traînebuisson, des mésanges grises, des cochères à tête bleue, des chardonnerets et une sorte d’oiseau qu’elle connaissait bien et dont le nom était l’oiseau-silencieux. Il ne chantait jamais, même au temps de l’amour.

            Chaque fois que toute la bande s’épanouissait autour du tas de graines, une fleur de plume s’épanouissait aussi dans Marthe mais elle avait des ailes de vent, de plaines et de montagnes, des yeux de soleil, le ventre bleu du soir dans la campagne et le bruissement de tous les insectes des prés. »

Plus loin, c’est l’été, la chaleur est partout et Giono, sensible au mouvement de la vie dans chaque bocage, au fond de chaque étang, nous le décrit, ou l’imagine.

            « Le monde avait de plus en plus besoin de vie. Les petits oiseaux quittaient les nids où il faisait trop chaud. Ils se posaient sur les branches pour la première fois de leur vie. Ils essayaient de dormir, mais, dès qu’ils fermaient les yeux, ils perdaient l’équilibre, ils tombaient en battant éperdumment des ailes, et un peu de fraîcheur caressait leur poitrine sous le duvet. Alors, ils apprenaient tout d’un coup combien voler était splendide pour le corps et pour la joie, et ils s’en allaient d’un arbre à l’autre, et même dans de grands espaces sans arbres ; la sensation délicieuse de fraîcheur de l’air remué par les ailes leur donnait de l’audace, ils s’élançaient tout droit vers les profondeurs du ciel jusqu’au moment où, ivres de peur et du vertige de voir chavirer sous eux la terre chargée de champs verts, ils s’écroulaient comme une pluie de pierres en poussant des cris.

            Les abeilles et les mouches à ventre rouge, jaune et bleu étaient en adoration autour des mélèzes dont les troncs et les branches étaient tout suintants de la grande sève de l’année. (…)

            De plus en plus, les routes des bêtes s’entrecroisaient dans le jour et dans la nuit, à travers la lande et la forêt. Le feuillage des buissons ne s’arrêtait plus de trembler sans vent, traversé par le renard, la belette, la fouine, le rat, ou les ailes pelucheuses de la chouette. Les chauve-souris étaient sorties de cavernes. (…)

            Toutes les variétés de sauterelles étaient sorties. Toutes les variétés de fourmis étaient vivantes. Toutes les variétés de papillons vivaient, toutes les mouches, tous les scarabées. (…) »

Dans Le Chant du monde, le fleuve, fougueux par nature, est un véritable personnage. Antonio, Bouche d’or, l’homme du fleuve dont les épaules sont devenues « dans l’habitude de l’eau, comme des épaules de poisson », s’y plonge et le traverse par tous les temps; temps de pluie, temps de crue. « C’était toujours un gros moment pour Antonio. Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d’écume aux sabots, le dos de l’eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d’avoir été serrée dans le couloir des roches, puis l’eau voit la forêt large et étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. Maintenant, c’était là autour de lui. Ça le tenait par un bon bout de lui. Ça serrait depuis les pieds jusqu’aux genoux. »

« Tous les matins Antonio se mettait nu. D’ordinaire; sa journée commençait par une lente traversée du gros bras noir du fleuve. Il se laissait porter par les courants; il tâtait les nœuds de tous les remous; il touchait avec le sensible de ses cuisses les longs muscles du fleuve et, tout en nageant, il sentait, avec son ventre, si l’eau portait, serrée à bloc, ou si elle avait tendance à pétiller. De tout ça, il savait s’il devait prendre le filet à grosses mailles, la petite maille, la nacette, la navette, la gaule à fléau, ou s’il devait aller pêcher à la main dans les ragues du gué. Il savait si les brochets sortaient des rives, si les truites remontaient; si les caprilles descendaient du haut fleuve et, parfois, il se laissait enfoncer, il ramait doucement des jambes dans la profondeur pour essayer de toucher cet énorme poisson noir et rouge impossible à prendre et qui, tous les soirs, venait souffler sur le calme des eaux un long jet d’écume et une plainte d’enfant. »

« Ce matin, il y avait un peu de gel dans l’herbe. L’automne s’était un peu plus appuyé sur les arbres. Des braises luisaient dans les feuillages des érables. Une petite flamme tordue échelait dans le fuseau des peupliers. L’étain neuf de la rosée pesait à la pointe des herbes. »

Antonio le costaud qui ne craint rien va donner un coup de main à Matelot. Tous deux partent à la recherche du besson, le fils de Matelot, qui a disparu depuis plus de deux mois, après avoir descendu le fleuve avec un radeau de troncs d’arbre. Ils émergent de la forêt de nuit : « l’odeur des mousses se leva de son nid et élargit ses belles ailes d’anis. Une pie craqua en dormant comme une pomme de pin qu’on écrase. Une chouette de coton passa en silence, elle se posa dans le pin; elle alluma ses yeux. »

Le roman se poursuit en véritable thriller, haletant entre le fleuve et les collines, parmi les villages, les guérisseurs et les légendes familiales, sous le son des trompes et des appels des gardiens de taureau. Nos deux personnages quittent le confort de leur vallée, s’aventurent en territoire ennemi, rencontrent moult personnages hirsutes ou moyenâgeux et se glissent de nuit pour percer le mystère en trompant les sens aiguisés des bouviers de la mafia locale de Maudru.

Dans Colline, les hommes blessent ou tuent sans sursaut de conscience, et la nature se venge. Un jour, la source tarit. Puis, la petite Marie est malade. Le vieux Janet, qui agonise chez sa belle-fille, a-t-il jeté un sort sur le village ? Un chat noir a été vu, les superstitions vont bon train. Puis un beau jour, le feu dévastateur se déclare dans les collines. « C’est un bel après-midi. Le galet de lune roule sur le sable du ciel. Cependant, du côté de Pierrevert, une insolite brume rousse monte. » Inexorable, le feu approche, menace le village. Les villageois se retrouvent, les dissensions s’effacent, pour lutter contre l’incendie et sauver les maisons, les cultures.

« De la cime, l’étendue des bois brûlés se révèle, immense : un tapis noir, tout scintillant de braises et qui s’élargit jusqu’aux abords d’un village qu’on n’avait jamais vu, de là, quand les arbres étaient hauts, et qui luit, maintenant, comme un os décharné.

Ça, c’est un côté de ce qu’on voit.

De l’autre côté, c’est encore douillet, tout fourré d’herbes et d’olivaies; une combe comme l’empreinte d’un sein dans l’herbe; au milieu, les Bastides et, près des maisons, une petit tache blanche qui bouge: peut-être Babette, Ulalie, Madelon, Marguerite ? Ou, plus simplement, la plus jeune fille d’Arbaud qui joue sur la placette.

Le feu monte. »

Le feu est vaincu, le vieux Janet est mort, la source rejaillit. Le village va revivre, panse ses plaies. Gagou le simplet est tombé victime des flammes… l’amant discret d’Ulalie; au moins elle, le pleurera. Quant à Arbaud : « il lui prend soudain le doux désir de s’abandonner dans le vent du destin comme dans une bourrasque qui colle aux reins et emporte. Un peu de repos ! Du repos, et des seuils chaud pour boire le soleil et fumer la pipe ! »

Regain. Un village déserté, par les vieux comme par les jeunes. Seule, une vieille femme, d’origine piémontaise, ayant perdu mari et fils: la Mamèche, un peu folle, un peu sorcière. Et Panturle, bon gaillard très seul, un peu rustre mais encore dans la fleur de l’âge, qui chasse la grive et le lapin. Et la source. « A la Font-de-la-Reine-Porque, le bassin de la fontaine est déjà gelé. C’est une fontaine perdue et malheureuse. Elle n’est pas protégée. On l’a laissée comme ça, en pleins champs découverts; elle est faite d’un tuyau de canne, d’un corps de peuplier creux. Elle est là toute seule. L’été, le soleil qui boit comme un âne, sèche son bassin en trois coups de museau; le vent se lave les pieds sous le canon et gaspille toute l’eau dans la poussière. L’hiver, elle gèle jusqu’au cœur. Elle n’ a pas de chance; comme toute cette terre. »

Cet hiver-là est particulièrement rude : « jamais on n’a vu cette épaisseur de glace au ruisseau ; et jamais on n’a senti ce froid, si fort, qu’il est allé geler le vent au fond du ciel. Le pays grelotte dans le silence. La lande qui s’en va par le dessus du village est tout étamée de gel. Il n’y a pas un nuage au ciel. Chaque matin, un soleil roux monte en silence; en trois pas indifférents; il traverse la largeur du ciel et c’est fini. La nuit entasse ses étoiles comme du grain.

Panturle a pris sa vraie figure d’hiver. Le poil de ses joues s’est allongé; s’est emmêlé comme l’habit des moutons. »

La Mamèche se met en tête d’aller chercher femme pour Panturle – pour repeupler le village. Elle attend le dégel et un beau jour… elle disparaît sans dire un mot, après avoir pris soin d’emballer quelques pommes de terre cuites dans un baluchon avec une poignée de gros sel, pour trois, quatre jours de voyage. Panturle est pantois, il se retrouve seul. « Quand même il se retourne vers le sud, lui aussi. Ça a changé depuis la tombée du jour: une force souple et parfumée court dans la nuit. On dirait une jeune bête bien reposée. C’est tiède comme la vie sous le poil des bêtes, ça sent amer. Il renifle. Un peu comme l’aubépine. Ça vient du sud par bonds et on entend toute la terre qui en parle.

Le vent du printemps ! »

Pour terminer cet hommage à la magie de la langue gionesque, quelques notes tirées d’un petit recueil de contes, Le noyau d’abricot. Giono affectionnait les Mille et une nuits et les ambiances à la Shéhérazade qui l’ont beaucoup inspiré ainsi que les classiques grecs et latins. Ayant lu Simbad le marin dans une feuille de chou littéraire pendant la guerre, il s’essaye aux contes et aux poèmes qu’il publie dans les journaux alors qu’il est employé de banque à Manosque. Ces petits contes sont des trésors de sensations, couleurs, odeurs, sensualité… Le buisson d’hysope imagine l’épopée d’un collier de noyaux d’olives, par delà les mers, depuis les terres outre-méditerranéennes, jusqu’à la Provence. Quelques extraits savoureux : « ses longs cheveux pareils à la pluie nocturne cachaient sa sombre figure. Nue jusqu’à la ceinture, elle avait pour seul ornement un long collier de noyaux d’olives. » La belle Elme, fille d’un seigneur dans un donjon sur la « route qui monte de la mer aux Alpes », rêve de ce collier. Alors, « trois jeunes soldats résolurent de partir pour les lointaines contrées et de rapporter à la demoiselle le collier dont elle était férue. Ils résolurent cela parce qu’ils l’aimaient – Elme la douce, le repos des yeux chargés de massacre. C’étaient Magnau aux muscles ronds; Gaubert au cœur éteint et Espitalier dont les pieds étaient plus agiles que ceux du vent. » Des trois, deux connurent des obstacles mortels, le troisième, de retour enfin par un soir d’été – « Vénus esplendissait dans la vapeur verte qui flotte au bord de la nuit » – tombe d’épuisement en remettant le collier à la belle. Celle-ci, dépitée d’avoir causé tant de morts… jette les noyaux d’olive par la fenêtre du donjon, sur la terre de Provence, dans laquelle ils prirent racine.

Voici quelques humeurs, jolis sonnets, chants de la vie, hymnes au monde, quelques lignes ivres de liberté tirées de mes lectures de Giono. Comme un fil d’or je les ai attrapées, puis tirées doucement, avec précaution, avec douceur, avec tendresse. Sans rien défaire du récit, juste pour le plaisir, comme on inspecte l’intérieur de la galette pour deviner si un rebondi plus marqué, une couleur qui se démarque de la frangipane, le choc mat du couteau sur une matière plus dure, trahissent la présence de la fève. Avec ces impressions j’espère vous avoir donné envie de lire ou de relire Giono !

(c) DM

7/8 De Rosans à Lilignod… par la vallée de L’Eygues

« J’aime Rosans, Rosans m’aime-t-il ? » Souvenir de jeunesse de G., un graffiti mural qui lui avait valu un bref séjour à la Gendarmerie locale. Au matin nous redescendons donc de nos hauteurs vers le village, hanter ces lieux de sa jeunesse. Nous contournons Rosans à pied, en quête de souvenirs, prenons un café à La Boule d’Or en face d’une splendide vue sur la vallée, faisons des plans pour trouver un petit coin de terrain… visite de l’église inopinément ouverte par des paroissiens au bénitier plein de grenouilles, remplissage des bouteilles à la fontaine (nous trouverons une autre fontaine sur un parking au bord de la route de Nyons, dans les gorges de l’Eygues), halte à Sahune où nous achetons des olives et découvrons un excellent petit vin local, le Domaine du Rieu Frais à Sainte-Jalle, au pied des routes des cols, où nous sommes passés deux fois lors de nos boucles tournicotantes… A Sahune aussi, nous croisons sur le parking une bande de jeunes vivant en truck, van et camion aménagé.. et faisant du yoga sur le béton du parking, devant les toilettes publiques. Petit marché local aux portes de Nyons où nous acquérons quelque litres d’huile d’olive et quelques jolis oignons doux.

A Nyons nous optons pour un picnic sur les rives caillouteuses de l’Eygues. Notre pizzaïolo favori étant fermé, nous avisons une autre pizzeria sur la place centrale pour G., et des ravioles à la ricotta pour D. à la sandwicherie. C’est samedi, les rues du centre sont animées, les terrasses aussi, la rivière coule pour nous sous le pont romain qui nous protège de son arceau harmonieux et ses galets ronds nous chatouillent les orteils… Je traverse la rivière, peu profonde, à pieds, avant d’improviser une sieste un peu pointue sur les cailloux.

C’est ensuite le temps du retour, nous prendrons encore des voies de traverses, essuierons un orage dantesque, nous émerveillerons devant plusieurs arcs-en-ciel, une halte à Dieulefit… nos pensées nous laissent traîner encore dans les méandres de ce périple aux tons d’olive, aux senteurs d’herbe sèche et de pierre calcaire, aux sons d’eau vive et de cigale, au goût d’anis et de lavande, au palper de poudre et de sirop.

Le temps de quelques jours nous aurons vécu à un autre rythme, le rythme d’une absolue liberté, de dormir où l’on veut, de manger dans les collines, de nous laisser porter par l’impulsion du moment, prenant des routes qui nous inspirent, sans chercher à rallier tel ou tel itinéraire… Des découvertes très personnelles, des moments magiques, des moments de lecture et de discussions sur le monde, sur la ruralité, sur le bio, sur les traditions… Un mode de vie comme on n’en fait plus, qui semble tellement lointain et inatteignable, et pourtant, si simple à revendiquer…

Les lignes de Giono nous auront touchés au cœur, portés au loin, elles auront résonné sur les murets, dans les ruelles, au bord des rivières, bercées par le roulis des pierres de montagne, et dans le secret du soir, à la lueur d’une lampe frontale… Ses textes nous auront guidés à imaginer la vie de ces paysans pas si lointains que cela, et qui auraient pu être nos ancêtres, nos grands-parents ou arrière-grands parents…

Qu’a-t-on fait de ce monde-là ? Peu de gens sont encore conscients des richesses qui se cachent dans les campagnes et dans un retour à un mode de vie authentique. Certains, gardiens de la tradition, savent bien ne pas les vanter, ces richesses : éviter la peste du tourisme et de ses itinéraires fléchés sans fantaisie, le piège de ses produits phares, de ceci à voir ou à faire ab-so-lu-ment… Vivre et partager, comme antan, ce que l’on peut avec qui l’on veut… Il y a vraiment de quoi remettre en question les modes de vie qu’on a voulu nous vendre, et qui mènent à notre perte, dont nous sommes aujourd’hui les esclaves. On nous tourne en bourrique avec des injonctions diverses, payer comme-ci, consommer comme-ça, acheter telle voiture, tel saucisson, suivre des modes, faire comme le voisin… La publicité nous assomme, nous a fait perdre le goût du beau, le bon sens. La société algorithmée nous guette au tournant, où tout sera prédit, tout sera automatique et plus rien spontané on intuitif – car même notre intuition est polluée : vous avez tel âge, vous vivez dans telle région ? Alors, vous devez aimer telle musique, tel fromage, et acheter tel type de chaussures… Au secours ! Sortons de la matrice !!

Échapper à la fatalité, aux automatismes, déjouer les cookies, les programmateurs, les robotisateurs de l’espèce humaine, les correcteurs et les standardisateurs de la vie, ceux qui veulent nous dicter comment vivre et comment penser. Célébrer la perfection de l’imparfait, de l’imprévisible, de l’imparable, de l’impossible, de l’impersonnel et de l’impertinent… Retrouver le goût du local, du beau, du bon, du simple… de l’interdit ! Le goût du contact avec l’eau, avec les oiseaux, avec la roche, avec les humains, l’éblouissement d’un coucher de soleil (pas forcément sur Instagram…), la splendide sensation de faim qui nous chatouille le fond de l’estomac… Voilà ce que nous enseignent Giono et ses écrits, ses personnages hauts en couleur, ses perles de la nature égrenées comme de rien au fil des pages, des moments de la vie, des roues qui tournent; des graines de beauté suspendues en vol, entre le lancer et la germination… 

(c) DM

6/8 La sobriété heureuse… de Barret-sur-Méouge à Rosans, l’Ouvèze

Au matin, sur la montagne de la Chabre, la brume se dissipe lentement… Les contours des collines émergent peu à peu des nuages filocheux, telle une vision primordiale, et se laissent dessiner par la main d’un artiste en veine de création. Les formes d’abord floues se précisent, en plusieurs traits hésitants on commence à percevoir l’ombre pesante d’une bête endormie, avant que la ligne d’horizon n’apparaisse, triomphante, dans une lumière de début de monde.

Les habitants du vieux cimetière, discrets et silencieux, nous ont laissés dormir tranquilles.

Le moment est de grâce, l’heure ne compte plus, il doit être près de dix heures quand nous redescendons, Delphine et Maître DuBob en footing sur les pentes pierreuses de la route ravinée, que G. négocie au volant de la Berlingomobile avec hardiesse et prouesse !

Notre route de Giono non-officielle, pleine de détours et de zig-zags, et d’inspirations subites, se poursuit dans des vallées sèches, rocailleuses, où alternent lavandes et lavandins. Le plateau que nous sillonnons se situe entre 600 et 700 mètres d’altitude, les falaises de calcaire qui le dominent – épaisses comme des sandwichs au pain de mie, tranchées de tapenade brune et de laitue verdoyante – doivent culminer à 900 ou mille mètres.

Petite halte très bienvenue à Séderon, son boulanger artisanal (passé au crible par l’esprit critique de G.) son lavoir et ses fontaines d’eau potable. Lavoir agrémenté d’une table de picnic (café-croissants), doté d’un débordement à l’abri des regards et d’un savon de Marseille qui seront salutaires pour notre état d’hygiène corporelle, après une quatrième nuit dans la brousse.

Des draps sèchent au grand air du matin sur des fils derrière le lavoir, on ne sait à qui ils appartiennent – ont-ils été lavés à l’ancienne, au lavoir ?

A Séderon dit-on, on voit des chapeaux ronds; des motards, des campings-cars et des gros camions. La départementale passe au milieu de ce minuscule village, donnant lieu à des scènes dignes de notre attention narquoise : un camion de trente tonnes croisant un camping-car dans une ruelle étroite, entre des murs de maisons hautes et tout noircis de carbone, sous le regard goguenard du pépé du coin. Tout le monde se parle, tout le monde se dit bonjour, on se sent un instant partie de la vie locale…

Le village se referme à peine midi sonnés.

Nous le traversons à pied et réalisons qu’il est le point de départ de pas mal de grandes randonnées à travers la Drôme provençale : les itinétaire proposés vont de 4 heures à deux jours ….

Nous y faisons aussi lecture à haute voix sur un muret au bord de la Méouge, devant la boutique du coiffeur local (dont le carnet de bal est plein dès 13h, dommage, j’aurais bien fait une petite mise en plis …). Cueillette de quelques grandes tiges de menthe sur un terrain vague au bout d’un parking, qui s’avère être la propriété d’une dame très sympathique qui n’en prend pas ombrage ; diverses rencontres et salutations aimables, et élaboration de deux bouteilles d’eau aromatisée qui nous vaudront un beau concours de saveurs et une harassante chasse au bouchon – que nous retrouverons grâce à la désinvolture bourrine du chien !

Concours d’eaux aromatisées

Bouteille 1 (G.) : miel thym citron grain de raison pomme sureau

Bouteille 2 (D.) : menthe gingembre miel citron absinthe

Le tout dans une eau de source tirée à la fontaine : un vrai bonheur !

Poursuite vers Buis-les-Baronnies le long des berges de l’Ouvèze – rivière gionienne par excellence. Picnic tardif et sieste au bord de l’Ouvèze à Sainte-Euphémie. C’est joli joli (et c’est un euphémisme), il y a un square, une descente vers l’Ouvèze et quelques villas secondaires. La seule personne qui me parlera mal de tout ce voyage sortira d’une de ces villas – elle a une voiture immatriculée 92 et un air faussement relax de parisienne en villégiature.

Dégustation de la bouteille D. (marque déposée « Santé-Zen ») et de la bouteille G. (marque déposée « Santé-Million ») – les deux valent la palme, mais celle de G. se conservera plus longtemps !

Enorme antenne 5G à cent mètres à peine du village – mais non, tout va bien bonnes gens, rien d’anormal, dormez sur vos trois oreilles !!!

Remplissage des gourdes à nouveau à la fontaine.

Passage des cols d’Ey et de Soubeyrand qui nous valent des petites routes tournicotantes, un coucher de soleil jaune et vaporeux qui joue avec les brumes dispersées sur les collines, quelques cyclistes tardifs et un petit tour dans de magnifiques champs de lavande / lavandin à plus de mille mètres d’altitude.

Arrivée au soir tombé à Rémuzat, en quête de quelque larcin alimentaire. Rien à grailler, seulement une brasserie au chef pas très avenant qui de surcroît ne propose pas de plats à emporter. Nyons ou Rosans ? Notre cœur balance mais l’âme de G. veut revenir hanter les lieux de sa jeunesse. On opte donc pour Rosans où nous arrivons à 20h30. Nous sommes un peu mieux accueillis et arrivons même – moyennant un petit malentendu – à nous taper un dîner en terrasse ! « Au Fourchat », on y mange une blanquette de la mer, chaude et gouleyante, qui ma foi réjouit les papilles, aussi loin soit-on de la mer à cet instant précis. Puis on se met en quête d’un coin pour dormir, or près du Plan d’Eau c’est trop moustiqueux et ça sent la vase, alors nous visons les hauteurs et empruntons la route qui part vers le col de Pommerol / La Fromagère. Là, nous trouvons un terre-plein dans un virage au-dessus d’un troupeau de brebis – le patou nous a bien repérés et ce nigaud hurle à la mort et ne se calmera que lorsque nous aurons fermé boutique. Notre chien, lui, ne demande pas son reste et rêve de lapins aux senteurs de thym qui bondissent dans la garrigue.

Excellente nuit, la chaise pliante trouvée à Sainte-Euphémie nous permet de se laver les dents assis : le luxe absolu !

(c) DM

5/8 Tristes collines… de Manosque à Sisteron, la Méouge

La presqu’impasse qui la veille au soir semblait si calme, se révèle au matin lieu d’allées et venues fréquentes; sans doute la Maison de la Nature située au bout, et les travaux EDF dans un chemin de terre le long du ruisseau emploient-ils de nombreuses personnes – quelques-unes, curieuses de notre campement improvisé…

En reprenant la route du col pour redescendre vers Dauphin, nous remarquerons de jour d’autres détails comme des piquets jaunes dans la colline et de discrets panneaux jaunes apposés aux poteaux électriques ou aux coins des rues, et qui comportent un langage codé : des chiffres, des lettres étranges… En fait, la colline de Manosque est truffée de cavités salines dans lesquelles sont stockés des milliards de mètres cubes de gaz méthane. Gaz de France par l’intermédiaire d’un abscons Groupement d’Intérêt Economique gère ce projet qui justifie ces panneaux laconiques de mise en garde et ce jeu de piste hiéroglyphique à chaque coin de route… Les riverains, pourtant assis sur une poudrière, ne semblent pas s’en affoler, puisque personne ne nous avait mis en garde. Nous en déduisons que la nuit, peuvent se passer des mini explosions, ou bien qu’ils fassent des manipulations ou des transferts d’une cavité à une autre, engendrant les grondements sourds que nous avons perçus…

En effet, à mi-chemin dans la descente vers Dauphin, nous tombons sur une énorme usine à gaz – véritable cicatrice dans la forêt, avec des entremêlements de tuyaux verts, de vannes rouges et de signaux de chantiers jaunes – où s’activent quelques petits hommes (pas verts mais en uniforme bleu et au casque jaune), et par la femêtre je leur crie la mauvaise blague que cela sent le gaz.

Le tout serait presque esthétique si cela ne laissait un triste goût de mutilation. Partout dans le monde, la course à l’énergie a laissé des cicatrices purulentes sur les flancs de la terre, que ce soient les exploitations pétrolières dans les plus beaux paysages d’Alaska, l’éventrement de la forêt amazonienne ou la présence invisible mais menaçante des déchets nucléaires dans des containers au fin fond de la mer de Somalie et ailleurs; et aujourd’hui les grands serveurs numériques installés dans les déserts de l’Arizona, en Chine ou dans les steppes glacées d’Europe du Nord, qui surchauffent en permanence (occasionnant en passant une consommation électriques échevelée) pour nous fournir un accès toujours plus immédiat à internet, des échanges de données toujours plus rapides, des téléchargements et des stockages de milliards de messages, de photos et de films dont nous n’avons que faire…. Sans parler des satellites et de la pléthore de déchets qu’ils engendrent, pollution que nous avons exportée au-delà de notre univers terrestre, là-haut dans les cieux. Tout ce non-sens destructeur, pour un mode de vie basé sur l’énergie et la consommation inconsidérée, inconsciente. Qu’ont-ils fait de la planète ? Que faisons-nous de la planète, lorsque nous consommons sans réfléchir, de l’électricité, du gaz, de l’eau, du papier, de la viande, des emballages plastique, des données sur les réseaux sociaux, rendus inconscients de l’impact de nos gestes par la vilaine propagande nous enjoignant à consommer, donc à payer … ?

Dégoûtés et quelque peu introspectifs, nous piquons plein nord sur Sisteron, le long de la Durance. Adieu le Lubéron !

Arrêt café à Maillane, dans les Bouches-du-Rhône, sa mairie fortifiée, son hommage à Frédéric Mistral, son auto-école M.D.R. : Maîtrise De la Route… et un long chemin dans un bois un peu mal entretenu.

Nous retrouvons un peu de composition dans un parc de l’hôtel de ville de Sisteron où nous pique-niquons en discutant le coup avec un employé de mairie chargé de l’entretien des espaces verts mais qui semble aimer le contact puisqu’il passe quelques minutes avec nous et paraît familier avec d’autres visiteurs, sans doute des réguliers. Il nous vante les mérites de sa tondeuse électrique, silencieuse et sans odeur – nous disant avoir souffert de respirer des années durant les émanations d’une tondeuse à essence. Nous ne pouvons qu’opiner du chef, tout contents qu’il ne gâche pas notre halte, ni en odeur, ni en bruit de moteur. Nous l’observons du coin de l’œil tondre un talus en pente et nous demandons s’il va ramasser un masque qui traîne sur la pelouse – nouvelle et innombrable source de pollution… L’aurait-il fait de toutes façons ? A-t-il senti notre regard ? « La conscience est décuplée par le regard des autres » assénai-je comme une vérité de l’instant. « La feuille de platane est une feuille emblématique de l’automne, quand elle tombe » réplique mon compagnon de voyage.

L’employé nous parle du maire, nous disant que c’est un personnage (digne de Giono?) qu’on ne peut pas rater si on le croise, et nous décrit ses caractéristiques physiques. En effet, alors que nous nous relevons pour aller explorer la vieille ville, celui-ci apparaît, paternaliste et bedonnant, sur le trottoir devant les bureaux de la communauté de communes pour fumer un clopot, jetant un regard panoramique et distrait alentour, comme pour jauger l’humeur de ses administrés.

Dans les ruelles de Sisteron nous acquérons une nouvelle ceinture, un flan (la vendeuse de glaces est un peu trop stricte sur le pass sanitaire), et longeons la base du fort avant de redescendre par un parc en pente sous les pins, où nous ferons une petite halte sur une table de picnic et des bancs de bois, dont les pieds sont (plus ou moins bien) étudiés pour contrecarrer la forte pente du terrain (d’où l’expression de parc-à-pic).

Le périple se poursuit par la vallée de la Méouge, un défilé sauvage et aride qui nous mène, à sa sortie, à un petit village, Barret-sur-Méouge, où un panneau Ecoloc nous fait nourrir le doux espoir d’une épicerie; en fait une épicerie communautaire « éco-fermée » aux horaires minimum, style deux heures par jour, les mardis et vendredis … apparemment nous ne sommes pas dans un jour de chance, mais en tous cas, ses horaires fantaisistes et son personnel « néo-babos » auront le mérite de nous avoir fait rire.

Au-dessus du village, la chapelle du 12è siècle en ruine nous fait un clin d’œil. Nous entamons une petite route caillouteuse et creusée par les grosses pluies, dont nous n’imaginions pas les ornières et qui fait un peu riper les pneus au bord du vide. Bivouac sur un éperon derrière le cimetière – dont les résidents nous acceptent sans râler.

« Le poète doit être un professeur d’espérance » – Jean Giono

(c) DM