Sur les traces de Vincenot, 8/8

Le rat des villes et le rat des champs

Nous voilà donc quasiment au terme de nos pérégrinations dans la Bourgogne magique et fabuleuse d’Henri Vincenot. Avec lui, nous aurons exploré les routes, chemins et villages de cette belle région chargée d’art et d’histoire, véritable cœur battant de la France ; monté des collines et longé des canaux ; suivi des signes, des symboles et des mystères ; remonté le temps à la rencontre des bâtisseurs de cathédrales ; tracé des zigzags à travers le Beaujolais, l’Auxois et le Dijonnais…

Nous aurons fait une plongée au cœur de l’univers bourguignon, dans l’histoire de la Gaule celte et romaine, admiré l’art des compagnons – villages médiévaux, édifices sacrés, clés de voûtes, vitraux et chapiteaux – et tenté de percer les mystères de la géométrie sacrée; nous nous serons interrogés sur la persistance de cet héritage, à l’ère des sciences rationalistes hyper-spécialisées… Nous aurons, ensemble, cherché des clés dans diverses lectures sur le lien encore ténu entre l’art du moyen-âge et la franc-maçonnerie moderne…

Nous aurons joyeusement erré entre abbayes et vignobles, retrouvé des lieux chers au cœur de Vincenot et dont il parle si admirablement, goûté à pleins poumons l’air de la Bourgogne et à pleine ­bouche ses spécialités, imaginé la vie d’antan au fil du canal, au plus profond d’une combe ou dans un château fort.

Voici qu’à son terme, notre périple semble dire : et quid des villes qui, à leur manière aussi chargées d’histoire, constituent le tissu urbain de la Bourgogne ? Et nous voilà, cahin-caha, nous dirigeant vers Dijon, dont on nous a vanté les beautés, tant anciennes que modernes. Nous avons passé la nuit à l’entrée de la réserve naturelle de la combe Lavaux, au-dessus de Gevrey-Chambertin (combe et bois qui seront malheureusement victime d’un incendie en août 2023) et pris un petit déjeuner savoureux au Tue-Chien dans la ruelle du centre de ce bourg viticole : un bon pain d’épices et confiture d’abricots maison. Nous sommes donc encore tout empreints de l’atmosphère des vignes et de la campagne… Et, pour être franche, ce milieu de journée en ville est décevant : peut-être trop comblés par les charmes de la Bourgogne des vallons et des collines, sommes-nous peu réceptifs à des considérations plus urbanistiques ?

Selon un itinéraire culturel qu’on nous a recommandé, nous suivons les chouettes, petits symboles en laiton sur les trottoirs : le parcours est long et fastidieux, nous emmène loin du centre et ne nous émerveille pas. Où sont les beaux hôtels particuliers, les maisons à colombages, chapelles, les abbayes, les celliers ? Nous en attrapons quelques-uns au vol mais ne nous sentons pas « pris en main » ni orientés par ce parcours. Pourtant, Dijon regorge de bâtiments historiques – que je découvrirai plus tard sur internet. Sans doute fait-il gris et sommes-nous un peu fatigués… Sans doute, c’est dimanche, et le seul quartier animé est celui, un peu glauque, de la gare… Un parfum de désolation, d’abandon règne. Les aménagements place de la Gare et place de la Libération sont à nos yeux des chefs d’œuvre d’architecture urbaine ratée et, loin de mettre en valeur les monuments historiques, semblent vouloir les occulter.

La crypte de la cathédrale est fermée pour rénovation… Le repas chez un italien-marocain, l’un des rares ouverts, près de la gare, est décevant, tout juste honnête. Bref cette incursion urbaine n’est pas sans me laisser un arrière-goût d’amertume… Seuls auront grâce à nos yeux, un magnifique ginkgo et un platane bicentenaire qui trônent dans le parc botanique… la nature, toujours splendide, jamais décevante ! (Et l’épicerie arabe du coin chez qui je trouve des piles de moutarde de tous choix et toutes couleurs, en pleine « pénurie »).

Heureusement, j’avais l’imagination pour me consoler et me transporter dans une autre époque. En sortant de la ville par la rue Monge, on entrevoit encore le Dijon d’antan. C’est un vieux quartier aux immeubles authentiques, avec des maisons à colombages, où j’ai le plaisir de tomber, par hasard, sur le fameux Hôtel du Sauvage situé rue Darcy, encore dans son jus, où Vincenot relate que descendait Jean Lépée : le conducteur de charrette qui venait le chercher au pensionnat et le ramener dans sa campagne, au terme d’un périple de plusieurs heures… Là, le passé fait un instant irruption, fugitif, éternel, tel un film aux couleurs délavées et aux images vacillantes; en lieu et place du calme quelque peu bourgeois de la grande cour d’auberge que j’aperçois de la rue, celle-ci s’égaye de mille cris et personnages et je crois revoir le « caravansérail » décrit par Vincenot d’il y a tout juste un siècle : attelages, chevaux et chariots, et toute l’activité bruyante et frémissante des messagers de l’Auxois chargeant et déchargeant leurs colis.

Replongeons-nous quelques instants dans la prose savoureuse de La Billebaude !

« Aux vacances j’avais deux façons de regagner mes friches et mes bois. D’abord le train : la ligne Paris-Lyon Marseille traversait nos monts par le plein travers, obligée qu’elle avait été de grimper comme elle avait pu dans les combes jusqu’à la haute ligne de partage des eaux entre Seine et Rhône. Là, elle passait sous la crête, par le fameux tunnel de Blaisy-Bas : je pouvais donc prendre l’omnibus et descendre, après le tunnel, à la gare de Blaisy-Bas (…). Quoi qu’il en fût, le train était trop coûteux pour nous. Pensez : deux francs cinquante de Dijon à Blaisy ! (…)

Heureusement, il y avait le Jean Lépée. J’allais à l’Hôtel du Sauvage, je trouvais Jean Lépée en train de trier et de charger ses colis au milieu du va-et-vient des autres messagers dans la cour de l’auberge. Souvent il emmenait des cuirs et des croupons pour mon grand-père et cela remplissait la carriole d’un bon parfum de tanin. Quand le chargement était fini, je me pelotonnais sur un siège qu’il m’installait entre les caisses de sucre et de chicorée, tout près de sa banquette, pour pouvoir jaser sous la bâche ronde. On partait par le boulevard de Sévigné, le pont de l’Arquebuse, le pont des Chartreux; après quoi, c’était la campagne. (…)

Jean Lépée était un des plus grands philosophes que j’aie jamais connus. (…) S’il pleuvait, ça faisait pousser ses salades. S’il faisait sec, ça faisait mûrir ses nèfles. La vie était merveilleuse autour de lui. (…)

Pendant que roulait le chariot je l’observais en pensant : « Voilà ce que c’est que cette réussite dont tout le monde parle, voilà un homme qui a réussi ! » et je le lui disais :

– Monsieur Jean, vous, on peut dire que vous avez réussi ! Il répondait :

– Boh! Oui ! Oui ! peut-être, p’t’être ben ! J’ai pas à me plaindre. C’est la vie!

– Je voudrais bien vous imiter.

– Boh! p’t’être, p’t’être ben, c’est pas difficile : y’a qu’à faire comme moi.

– Mais c’est que voilà, Jean, on m’envoie aux écoles pour être ingénieur.

– Ah ! t’es pas obligé d’être reçu à tes examens ! répondait-il en clignant de l’œil, un œil bourguignon gros comme une groseille au fond de son orbite.

– Ce ne serait pas bien de ma part, répondais-je alors, ma famille fait des sacrifices pour moi, ce serait mal les payer que de tricher exprès.

– Boh, p’t’être ben, p’t’être ben ! On cause comme ça pour causer, hein ! Mais on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs ! Si tu es ingénieur un jour, c’est sûr tu ne pourras plus jamais être heureux comme moi, faut choisir ! Et puis, tu veux que je te dise, on ne pourra plus jamais être messager comme moi dans le temps qui vient, j’y vois gros comme La Cloche (La Cloche était le plus grand hôtel de Dijon. 250 chambres, je crois). Il hochait la tête et concluait :

– Le jour vient où tout sera bien emberlificoté. « 

Paroles prophétiques ? Il me semble que nous y sommes….

Je ne puis m’empêcher d’explorer ce filon, puisque Vincenot avait une gouaille sans égale pour descendre le « progrès » et ses inventions parfois utiles et souvent machiavéliques, d’après cette philosophie de vie simple et respectueuse de son environnement qu’il se forge dès son adolescence.

Quelques pages auparavant dans La Billebaude, où il relate son internat au collège Saint-Joseph : il a la nostalgie de sa famille, de la campagne et des longues errances en zigzag dans les collines à la poursuite de quelque menu gibier.

Il reçoit des lettres de ses grands-parents lui relatant par le menu, telle chasse, tel épisode de la vie au village, et il se sent comme en exil. « Et ces lettres cachées dans des colis de victuailles (que lui livre le fameux Jean Lépée chaque semaine) me mettaient l’imagination en chaleur: j’étais un prisonnier, j’étais Vercingétorix dans Mamertine, j’étais le Masque de fer à la Bastille, j’étais Monte-Cristo au château d’If, et c’était merveilleux. »

Il est, à cet âge, déjà très conscient – ou est-ce avec le recul, lorsqu’il écrit ces lignes – du tournant de vie qu’il est en train de prendre, et de tout ce que cela comporte. Il pense avec regret à ses petits camarades restés à la campagne (et qui l’envient, eux, d’être dans une grande école pour y préparer un bel avenir!) :

« Mon bel avenir ! Mais je lui tournais le dos ! Mon avenir était dans les pâturages, dans les bois où les derniers de la classe jouaient à la tarbote en gardant les vaches, en attendant d’aller à la charrue ou d’apprendre à raboter les planches. Leur école avait le ciel pour plafond, et que me restait-il à moi, condamné aux études à perpète ? Une journée de liberté par semaine, celle de la grande promenade, pour reprendre respiration, comme une carpe de dix livres qui vient happer une goulée d’air à la surface d’un plat à barbe, oui, voilà l’impression que je me faisais.

Devant moi, je le pressentais sans bien l’imaginer avec précision, s’étendait une vie où je ne vivrais vraiment qu’un jour sur sept, comme tous les gens des villes et des usines, le jour de la grande promenade des bons petits citadins châtrés. »

Cette nostalgie des choses simples, comme je la comprends et comme elle a, aussi, guidé ma vie !

Et pour bien aller au fond des choses, voyons maintenant comment Vincenot, en visionnaire, parle de ce progrès, dont il sent déjà fermenter le goût amer et émaner les vapeurs morbides, celle d’une société d’auto-destruction que nous sommes tous aujourd’hui obligés de nous « farcir »… Tous ces effets délétères des avancées technologiques et scientifiques trop souvent détournées de ce qui devrait être leur seul but : le bien de l’humanité et de la terre, pour des raisons commerciales, belliqueuses, ou d’intérêt personnel. Odeurs d’essence, ondes maléfiques, destruction de la nature, zones commerciales et armes chimiques, atomiques et biologiques – à côté de trop peu d’autres, un tant soit peu utiles… Puanteur infecte que ce progrès futile (entre utile et futile, il n’y a qu’un f…) aux conséquences graves ! On est en plein Nino Ferrer : La maison près de la fontaine, a fait place à l’usine et au supermarché, les arbres ont disparu, mais ça sent l’hydrogène sulfuré ! L’essence, la guerre, la société… C’n’est pas si mal (toudoudoubidoudou) Et c’est normal C’est le PROGRÈS…

Voici donc la philosophie de la vie que se forge le jeune Henri au collège où il se frotte à des jeunes gens de tous horizons, goûts et couleurs – à l’humanité pour ainsi dire.

Pour commencer – chose que je m’abstiendrai de discuter ici – il en attribue toute la faute, non sans humour, aux « mathématiques, les mathématiques étant des exercices proposés à ces pauvres gens qui n’ont pas d’imagination. »

« Les groupes de promenade se constituaient au gré des affinités, car on pouvait « choisir sa promenade ». Or, tous les poètes, tous les rêveurs, tous les « littéraires », comme on disait, choisissaientcomme moi le groupe qui devait gagner les espaces rupestres, sylvestres, champêtres, les zones imprécises et inutiles, sans clôture, sans chemin, sans ciment et sans bitume. Les forts en mathématiques, au contraire, se trouvaient tous dans le groupe qui se traînait en ville sur le macadam et cherchait à voir passer des automobiles pour lescompter, fourrer leur nez dans le capot si par bonheur l’une d’ellesvenait à tomber en panne.

A tort ou à raison, je vis dans ce clivage naturel, quoique manichéen, le partage spontané de l’humanité en deux, dès l’enfance : d’un côté, les gens inoffensifs, de bonne compagnie, un tantinet négligents, mais dotés d’imagination, donc capables de savourer les simples beautés et les nobles vicissitudes de la vie de nature, et, de l’autre, les gens dangereux, les futurs savants, ingénieurs, techniciens, bétonneurs, pollueurs et autres déménageurs, défigureurs de empoisonneurs de la planète.

Certes, ce n’est que quelques années plus tard que je devais découvrir ce paradoxe bien celte, énoncé par mon frère celte Bernard Shaw : « Les gens intelligents s’adaptent à la nature, les imbéciles cherchent à adapter à eux la nature, c’est pourquoi ce qu’on appelle le progrès est l’œuvre des imbéciles ».

Je ne voudrais pas exagérer mes mérites d’adolescent mystique et imaginatif, mais, vrai, tout naïf que j’étais, je vis avec une grande netteté se dessiner le monde de l’avenir, celui que, tout compte fait, j’allais hélas être obligé de me farcir. Oui da ! dans ma petite tête de potache, petit-fils de pedzouille et pedzouille moi-même, j’ai pensé : « Si on continue à donner aux rigoureux minus, aux laborieux tripatouilleurs de formules, aux prétentieux négociateurs d’intégrales, le pas sur les humanistes, les artistes, les dilettantes, les zélateurs du bon vouloir et du cousu main, la vie des hommes va devenir impossible ! » (…)

Aujourd’hui, parce que l’on se désagrège dans leur bouillon de fausse culture, que l’on se tape la tête contre les murs de leurs ineffables ensembles-modèles, que l’on se tortille sur leur uranium enrichi comme des vers de terre sur une tartine d’acide sulfurique fumant, que l’on crève de peur en équilibre instable sur le couvercle de leur marmite atomique, dans leur univers planifié, les grands esprits viennent gravement nous expliquer en pleurnichant que la science et sa fille bâtarde, l’industrie, sont en train d’empoisonner la planète, ce qu’un enfant de quinze ans, à peine sorti de ses forêts natales, avait compris un demi-siècle plus tôt. Il n’y avait d’ailleurs pas grand mérite car, déjà à cette époque, ça sautait aux yeux comme le cancer sur les tripes des ilotes climatisés. (…) »

En vrai, un bilan qui sonne bien contemporain ! Mais Vincenot sait garder son humour :


« Les psychanalystes verront sans doute, dans cette attitude, une manifestation sénilede la rivalité qui opposa jadis le premier de sa classe en « Humanités », votre serviteur, et le premier en « Sciences » qui est devenu, comme on pouvait s’en douter, grand saboteur de la planète (…)

Il était là, devant le tableau, et vous torturait les X et les Y, vous les mélangeait, vous les pressurisait, vous les triturait, vous les superposait, vous les intervertissait, et selon qu’il leur donnait une valeur égale, supérieure ou inférieure à zéro, la courbe qu’il dessinait, je ne sais trop pourquoi, montait ou descendait sur l’échelle des abscisses. C’était effroyable !

Ce vide prétentieux, ce néant stérile et compliqué a duré vingt minutes et j’ai alors pensé : « Si on laisse ce gars-là en liberté dans la nature, eh bien, la nature est foutue, et nous avec! »

Vincenot le vieux raconte alors comment Vincenot le jeune, dans son esprit révolté par ce qu’il entrevoyait comme le grand malheur de l’humanité, élaborait des plans radicaux pour rétablir une sorte d’Inquisition, afin de protéger l’humanité contre « les gens trop malins, les sorciers et les apprentis sorciers*.«  Il faudrait « arrêter le massacre, endiguer le génocide généralisé, mettre un terme à la fouterie scientifique et effondrer le château de cartes des fausses valeurs.«  En somme, réduire à néant le même danger qui avait « toujours menacé l’humanité: la réussite des cuistres! »

* jouer à l’apprenti sorcier : entreprendre quelque chose à haut risque dans un domaine qu’on ne maîtrise pas. D’actualité ??

Cette Inquisition aurait pour rôle de stopper net toute invention diabolique et tuer dans l’œuf toute velléité de progrès scientifique qui pourrait s’avérer néfaste à l’homme ou à la planète :

« Un chevalier de l’extrapolation abusive, un Nicolas Flamel quelconque venait-il à découvrir un mécanisme de la cellule ou une structure de l’atome, un autre réussissait-il à imaginer tel merveilleux appareil à polluer le monde, on le prévenait d’avoir à arrêter ses mirifiques travaux: s’il persistait, c’était le bûcher en place de Grève. Terminé! Rien d’étonnant alors à ce que l’avion de bombardement, la mitrailleuse, les gaz asphyxiants, la dioxyne, les déchets radioactifs, les dérivés sulfonnés de l’azote non biodégradable, etc. aient mis si longtemps pour voir le jour. Que n’avait-on persévéré dans cette voie ! »

Constat désespérant et cruel, dont les conclusions horrifient Vincenot de son propre aveu…

« Vrai, on a fusillé et guillotiné des charretées de gens qui n’en avaient pas tant fait !

Je vous le demande, n’eût-il pas mieux valu raisonnablement neutraliser, en temps voulu, les futurs inventeurs de la mitrailleuse, comme le suggérait ma bonne grand-mère, et à plus forte raison les artisans de la fission de l’atome ou même du moteur à explosion ? Quelle économie d’atrocités aurait-on faite ! »

Il se dit « bouleversé en pensant qu’à quinze ans déjà, un bon petit élève des frères des écoles chrétiennes pût avoir d’aussi cruelles pensées, trois années seulement après cette « Première Communion » pour laquelle il avait juré de pratiquer l’amour total, le pardon total et le partage en Jésus-Christ, et de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres…« 

Mais sitôt dit, de repartir à la charge:

« … Mais les pompes et les œuvres de Satan, n’étaient-ce pas précisément les mathématiques ? La science ? Symbolisée par cet arbre de science, au cœur du paradis terrestre où Satan incite l’homme à cueillir le fruit « défendu » d’où vient tout le malheur des hommes ? Quel symbole !

Non, vraiment, l’on ne peut pas dire que nous n’étions pas prévenus ! « 

L’on ne peut pas le dire, en effet. La boucle est-elle ainsi bouclée, le serpent du progrès va-t-il enfin se mordre la queue ?

Ces constats sont cruels, mais non dénués de bon sens ni de réalisme : l’avenir (c’est à dire notre présent d’aujourd’hui), lui donne raison. Nous allons, toujours plus, vers la catastrophe écologique, faite de main d’homme. Tout est à l’envers : le haut est en bas et le bas est en haut. On fait semblant de protéger la vie des plus vulnérables (migrants, pays pauvres, personnes âgées, vaccins), mais au nom des droits de la femme, on encourage l’avortement jusqu’à terme (voir les directives de l’OMS de 2022*). On a détruit le génie français, découragé l’artisanat, déconsidéré les filières humanistes ou techniques au profit des études longues et scientifiques, mais on importe des gadgets de qualité nulle des quatre coins du monde et certaines de nos technologies de pointe (nucléaire et traitement des déchets, aéronautique, TGV) se noient dans le bouillon mondialiste. On nous assène des dogmes écologiques à tire-larigot mais on nous fait consommer des aliments venus en avion ou en cargo du bout du monde, dont les modes de production nous échappent. On produit des biens à obsolescence programmée et on nous encourage à sur-consommer, créant des déchets plastiques, métalliques et électroniques qui suffoquent la planète. On nous dit que la science et la technologie vont nous libérer, mais on nous enferme dans la peur, toutes les peurs : celle de manquer, celle d’être malade, la peur de ne pas se conformer au modèle sociétal… On nous enjoint de tout numériser, mais les serveurs internet sont les plus gros consommateurs d’énergie électrique de la planète et les antennes mobiles défigurent nos paysages. On pollue le corps humain et la nature de pesticides, métaux lourds, nano-particules et ondes électromagnétiques qui dérangent l’ADN et le tissu vivant, mais on nous explique que c’est pour le bien de l’humanité, au nom d’un développement toujours plus acharné qui en fait n’est qu’une course illusoire à vouloir exploiter, s’approprier et régimenter le vivant, tout en ne profitant qu’à une poignée de gras milliardaires boulimiques* qui dominent la planète. Notre vie est pleine à ras-bord de ces paradoxes, mais beaucoup d’entre nous ne les voient pas, endoctrinés par les médias, la publicité mensongère et les dogmes d’État.

* comme le monstre dans Le voyage de Shihiro

Comme des lémuriens au bord de la falaise, (une certaine partie de l’humanité) n’a plus le choix que de sauter. (Une autre se réveille et recommence à rêver d’un autre monde, à vivre simplement, avec sobriété et des valeurs authentiques…)

Serait-ce la destinée de l’homme, que d’aller jusqu’au bout de l’horreur, de la déshumanisation, jusqu’aux racines du mal (exhibé comme dieu en place publique), voire même, de s’auto-détruire, pour qu’enfin puisse se re-présenter à nous le choix originel : une autre chance de choisir une autre voie – celle du respect de la vie, celle d’un émerveillement devant le mystère du vivant qui nous dépasse et échappe à nos manipulations, celle de notre petitesse et notre humilité, celle de vivre une entente profonde avec toute la création ?

Le moment est venu de choisir son camp

Pour conclure ce chapitre sur la vie moderne, le modèle cristallisé dans les villes et l’avenir de l’humanité, faisons une dernière petite incursion dans un roman d’Henri Vincenot que je n’ai pas mentionné jusque là – bien qu’il en vaille vraiment la peine. Il s’agit du Maître des abeilles, son tout dernier roman signé du 26 octobre 1985, soit un mois avant sa mort. Le Maître des abeilles devait être le premier d’une trilogie sur des chroniques de la vie d’un village bourguignon, trilogie qui n’a donc jamais vu le jour.

Dans ce merveilleux petit fascicule, Vincenot y présente à la fois une vie à la campagne romantisée et idéalisée – les poules, les abeilles, les cloches du bedeau, les balais de genêt, les treuffes (patates) et une communauté qui s’entraide et qui partage le repas de Pâques dans l’église…. et aussi une critique acerbe et drôle de la vie parisienne, à travers une famille, dont le père redécouvre les trésors oubliés de leur maison ancestrale en Bourgogne. Pendant ce court séjour à la campagne, le fils, Loulou le drogué, vient y cuver ses overdoses et retrouve goût à la vie en s’initiant à la culture des abeilles avec le Mage, personnage haut en couleur comme il y en a dans chaque roman de Vincenot.

L’écrivain exploite le contraste ville /champs pour tirer à vue sur la société post-soixante-huitarde, les étudiants en sociologie, le MLF, les transports routiers et les bouchons, la drogue, les couples qui s’ignorent et s’éloignent impitoyablement l’un de l’autre… les mères « libérées » qui se targuent de réussir leur carrière et délaissent leurs familles pour aller se casser la jambe au ski aux vacances de printemps… les adolescents en quête de sens et en manque d’affection … C’est une satire délectable et sans compromis du mode de vie « moderne » qui émerge déjà comme normalité dans les années 80.

Je ne puis m’empêcher de vous en donner un avant-goût.

C’est le lundi de Pâques, le soir. Comme un bon petit soldat, Louis Châgniot (de châgne, le chêne) rentre de son week-end de Pâques en Bourgogne, pour « reprendre son service » comme il dit gravement.

« – Peuvent pourtant bien se passer de toi à Paris ? répliqua le Mage, qui n’avait jamais connu d’obligation de ce genre, ni compté le temps ou l’argent.

– Et qui me paierait au bout du mois ?

Le Mage hocha tristement la tête en disant :

– C’est vrai qu’ils te tiennent comme esclave, là-bas. « 

Louis Châgniot donc, après avoir cherché en vain son fils – qui s’est planqué dans les fourrés pour ne pas retourner à Paris – arrive sur le périphérique.

« Quelques minutes avant vingt-trois heures, Louis Châgniot débouchait sur les boulevards extérieurs au droit de la porte d’Italie parmi un peu moins de cinq cent mille chevaux fiscaux, rongeant leur frein de devoir marcher au pas sur cinq files. Il sifflotait car il avait réussi à éviter ainsi le bouchon intégral du lendemain de fête.

Aspirant à pleins poumons les gaz d’échappement de ce troupeau piétinant, le pied jouant alternativement du frein et du débrayage et tout en réussissant quand même à faire du quatre à l’heure, il supputait qu’il arriverait rue Sauvage avant les minuit, ce qui était, tout compte fait, une heure très raisonnable pour un enfant du peuple devenu cadre supérieur à la force du poignet. »

Là, je retrouve l’humour affûté du Mon oncle de Jacques Tati : la ménagère et sa cuisine automatisée, son jet d’eau qui démarre (ou pas) à chaque fois que quelqu’un sonne à la grille du jardin… ses escarpins qui font clic clic sur les dalles savamment agencées pour traverser le jardin sans enfoncer ses talons aiguille dans la terre… un mari complet-veston-cravate qui ne la regarde plus et part à l’usine toujours à la même heure, répétant les mêmes gestes chaque matin pour sortir la voiture du garage (sauf lorsque la porte de celui-ci se coince) … les invités « de marque » qui parlent tous en même temps et ne s’écoutent pas… Dans cet univers aseptisé, sans vie, un petit garçon ne se trouve à l’aise que lorsque débarque son oncle, qu’il adore – fantaisiste, imprévisible, au vieil imperméable râpé, qui vit dans un boui-boui tout de guinguois sur la terrasse d’un immeuble montmartrois et qui l’emmène faire des balades dans la carriole à âne du chiffonnier… Tout le bonheur enchanteur d’un monde encore magique et poétique, comme dans un film de Charlot, qui s’affronte au modernisme matérialiste lorsque l’oncle doit prendre un job dans l’usine de plastique… où il ne fera que des bêtises, tout mal adapté qu’il est à ce monde moderne !

Alors, comment en est-on arrivé là ? Est-ce la science des lumières et l’esprit rationaliste qui ont voulu tout orchestrer et faire taire la magie du monde ? Modernisme semble en effet rimer avec urbanisation, progrès, électrification, numérisation, automatisation, modélisation… tout ce à quoi s’oppose farouchement la vie dans son imprévisibilité, dans sa sauvagerie, dans ses manifestations erratiques ou joyeuses, la vie telle qu’on la retrouve – encore – un peu plus facilement à la campagne.

Cette fracture se retrouve-t-elle, aussi, en chacun de nous ? Sommes-nous chaque jour tentés d’adhérer à ce monde du progrès et de la croissance, à cette croisade technologique et scientifique dont on peut constater qu’elle ne résout pas les problèmes de l’humanité ? Attirés (comme des mouches sur un leurre aux phéromones), hypnotisés, aveuglés, neutralisés par les distractions, les jeux du stade, les gratifications distribuées avec suffisance par des autorités auto-proclamées qui alternent brimades et mortifications et ne veulent pas forcément que notre bien ? Ce modèle mortifère ne perdure-t-il pas par nos propres reniements et nos compromissions qui nous éloignent de notre vraie nature, celle qui est lumière, amour, celle qui n’exclut pas, qui ne catégorise pas, qui ne juge pas ? Vendons-nous, un peu plus chaque jour, notre âme au diable ? Combien de concessions aurons-nous faites à la modernité, avant de nous rendre compte de ses limites, de ses insuffisances à créer le bonheur, et de ses maléfices, avant de faire marche arrière ? Il ne s’agit pas d’être passéiste, mais bien au contraire, de se tourner vers l’avenir, le sourire aux lèvres et confiant dans un avenir qui peut être radieux; de tourner le dos à tout ce qui va à l’encontre de notre bien-être et de nos convictions profondes et réveiller, en nous, le goût des vraies valeurs, la pulsation d’une vie qui vibre à l’unisson avec le monde, le sang rouge de nos racines spirituelles, qui sonne juste et beau.

Je ne puis m’empêcher d’être un brin optimiste en voyant, dans les jeunes générations, certains qui aspirent à un avenir plus équilibré, plus respectueux de la vie, plus heureux… mais le combat est rude car une autre jeunesse ne vit que le visage plongé dans les écrans, la paresse de penser pour soi-même et les préceptes d’une nouvelle religion médicale et étatique, les automatismes d’un nouveau culte : celui de l’algorithme et de la répétition à l’identique – sauf que la Vie avec un grand V ne peut être ni contrainte, ni manipulée. Alors, peut-être serons-nous là pour voir le visage d’un nouveau monde meilleur, peut-être pas. Je ne fais que le constat, et ne me fais que la porte-parole des aspirations de nombre de nos contemporains, qui n’ont pas perdu le sens et le désir de la vraie vie : celle qui fait rire, être joyeux, généreux, s’épanouir et s’accomplir, être en phase avec son destin, en accord avec le monde et les autres, émerveillé de la magie des énergies créatives qui se manifestent à chaque instant… Et alors les faiseurs de misère, les esclavagistes, les égoïstes et les dominateurs (et la part de nous qui adhère à cela), ceux qui voudraient que l’on ne pense qu’à payer des taxes, baisser la tête et rentrer dans le moule en silicone tout chaud qu’ils ont prévu pour nous, encaisser les coups, ne plus réfléchir et dire amen à toutes leurs injonctions, peut-être ceux-là n’auront-ils plus de prise sur nous… car leur rêve à eux sera parti en fumée, effondré sous ses propres paradoxes, devenu obsolète. Il faut confronter cette réalité, cette noirceur – à l’extérieur comme à l’intérieur de nous – l’intégrer et la transformer.

Quelques lignes sur cette prise de conscience intérieure :

« Un combat quotidien. Dans un texte de 1939, Mahātmā, A.K.Coomaraswamy précise que dans une époque très ancienne, on trouvait dans un sutta Bouddhique la distinction entre le « Grand Soi » (mahātmā) et le « petit soi » (alpātmā) de l’homme. Ce qui pour A.K.Coomaraswamy correspond à la distinction effectuée entre esse et proprium (à l’être et à la propriété comme qualités psychophysiques) de Saint Bernard. A travers l’exemple mythologique rencontré aussi bien dans les textes védiques, que dans la mythologie grecque, de la lutte entre les Dieux (deva) et les Titans (asura), il démontre le combat continu de l’être humain. Où tout être est toujours en guerre avec lui-même. Il faut alors parvenir à comprendre et à expérimenter ce combat entre les deux « soi ». Entre le « soi » de la petite personne et le « Soi » divin. Entre le composé corps-esprit et l’Esprit (Souffle. pneuma). Il demande au lecteur d’effectuer l’expérience d’un tel combat, comme il le faisait lui-même.

« Comment la victoire peut être gagnée en ce Jihad ? Notre soi, dans son ignorance et son opposition au Soi immortel, est l’ennemi qui doit être vaincu. La voie est celle d’une séparation intellectuelle, sacrifice, et contemplation, supposant toujours en même temps les conseils des précurseurs. » (A.K.Coomaraswamy. Sur la psychologie, ou plutôt pneumatologie, dans l’Inde et dans la Tradition.) » **

Le shivaïsme du Cachemire lui, avance qu’il n’y a même pas à proprement parler de « combat » à mener. Simplement être là, présent à cette réalité, être attentif à toutes les ramifications de nos postures intérieures et extérieures, à la structure de la société qui reflète nos tergiversations et, de l’attention fine, de la présence aimante, découleront des modifications naturelles de notre comportement.

Avec l’éveil des consciences, le monde moderne qu’ils (les petits « soi ») ont voulu monter de toutes pièces est déjà mort et c’est à nous (les « Soi » divins) de dessiner les contours de celui qui, petit à petit, sortira de la brume pour émerger en une nouvelle aube.

(c) D. M. automne 2023

photo de couverture (c) DM: poudres de perlimpinpin aux hospices de Beaune : un clin d’oeil à la pharmacopée médiévale, peut-être pas si stupide que cela ?

* OMS / avortement

Les directives de l’Organisation mondiale de la santé, publiées en 2022, préconisent la « dépénalisation de l’avortement jusqu’au terme de la grossesse » dans tous les pays du monde et vont même jusqu’à indiquer des préconisations médicamenteuses et chirurgicales pour accomplir un avortement après 19 semaines.

Voir les directives complètes en français ici : https://www.who.int/fr/publications/i/item/9789240039483

et le résumé en français ici :

https://www.who.int/fr/publications/i/item/9789240045163

–> Une analyse critique de ce document « plus idéologique que scientifique », ici :

https://www.genethique.org/loms-recommande-lavortement-a-la-demande-jusquau-terme/

** la guerre du « soi » et du « Soi »

dans https://axecosmique.wordpress.com/2022/12/25/a-k-coomaraswamy-il-y-a-deux-soi-en-nous-2/

et

Se détourner du Ciel sous prétexte de conquérir la terre

Voir aussi cet article sur le Moyen-Âge et la décadence du monde moderne, commentaire sur un extrait de René Guénon dans « La crise du monde moderne » (sur le même blog Axe cosmique)

Sur les traces de Vincenot, 7/8

7. Dans les vignobles, mystères du palais

Comment décrire l’expérience d’un bon vin dégusté au pied d’antiques ceps de vignes ? Explosion de saveurs et d’arômes réveillant mille mémoires enfouies dans les tréfonds de nos papilles et nos cellules. Comment parler de l’attrait de ces lieux mythiques aux noms magiques qui évoquent de longues traditions, depuis les moines défricheurs jusqu’aux viticulteurs de notre temps ? Gevrey-Chambertin, Clos de Vougeot, Nuits-Saint-Georges, Meursault, Pomerol, Chassagne-Montrachet, Chambolle-Musigny, Vosne-Romanée, Romanée-Conti… Tout un univers de contes et merveilles, dignes des mille-et-une-nuits, à la réputation inversement proportionnelle à la taille des parcelles. Des paysages à couper le souffle de beauté : rangées de vignes sagement alignées sur les rondeurs féminines des côtes de Beaune / de Nuits / du Dijonnais. Nous les découvrons ondulantes, une après-midi mordorée sous le soleil rasant d’octobre. Le lendemain, traversées de frissons sous des rideaux mouillés d’orage qui nous en offrent une autre vision, bien plus originale, poétique…

gevrey-chambertin, efface le chagrin !

Après une balade dans les vignes, avec des explications sur les terroirs, le métier de vigneron, le passage à la viticulture raisonnée ou bio où l’on apprend comment encourager les vignes à pousser des racines plus profondément sous terre afin d’aller puiser, selon leurs besoins, l’eau et les minéraux, nutriments essentiels – le moment est venu de déguster et d’affiner son vocabulaire pour tenter de transcrire la richesse des arômes qui assaillent le nez, palais, la langue, la gorge : boisés, fruités, floraux, sous-bois, épicés… empyreumatiques ! Voilà un mot bien étrange, qui vient du grec empúreuma: braise, lui-même issu de púr, le feu. Savez-vous de quoi il s’agit ? Le caractère empyreumatique est lié au degré de brûlage des douelles* qui servent à la fabrication des fûts de chêne; on y retrouve les arômes de brûlé, fumé, de café, torréfaction, pain grillé, moka, amande grillée, bois brûlé, caramel, goudron, chocolat…

*douelles : partie inférieure d’une voûte, d’une arche, d’un pont en maçonnerie voûtée; lattes de bois arquées et assemblées pour former une barrique

vignes enflammées sous l’orage….

Nous voilà donc partis dans un voyage gustatif et onirique, à la limite du réel et du songe. Les rires fusent, le corps exulte, les visages se détendent. Les saveurs, l’acidité, l’onctuosité du vin ou ses tanins ne sont plus qu’un lointain mirage… le vin a ce pouvoir de nous ramener tous dans l’instant présent, demeure des dieux à la rive changeante comme les nuages du ciel.

Le vin, Vincenot en parle – et comment ! Déjà, ce parallèle entre la vigne et la capacité transfiguratrice de l’artiste (dans le Pape des escargots) :

« Il regarde, il écoute. On dirait que toute la grandeur de la nature entre en lui et l’alourdit. Il s’imbibe de la sève de son pays, comme un cep de vigne. Il suce partout la grâce de Dieu et il distille… Il distille tout cela pour en faire quelque chose… (…) En vérité, (il) ne sait même pas ce qui lui arrive. Le cep de vigne sait-il qu’il va mûrir une belle grappe ? »

une larme de vosne romanée ?…

C’est aussi la vigne qui marquera sa destinée. Le pressent-il, qu’il ira s’encanailler avec une fille des plaines, une Eduenne, lui le Mandubien affirmé? Sait-il déjà, quand il souffre d’une double pneumonie lors de ses études à Paris, qu’elle lui vaudra le grand bonheur de sa vie ? Car, de retour en convalescence au pays, il participe à l’une de ces expéditions annuelle de « troc », « qui conduisaient alors les gens de la Montagne bourguignonne, les « gens d’En-Haut », à travers les « Arrières-Côtes », vers le Vignoble, vers cette « Côte-d’Or », cette fameuse côte d’Orient, car de là vient son nom, située à quelques lieues gauloises de notre vallée. » (La Billebaude)

Il s’agit d’un troc, précise-t-il, pratiqué depuis le fond des âges et qui échappe à tout contrôle, toute fiscalité, tout système bancaire ou fiduciaire… tout en provoquant – et là Vincenot retrouve sa verve pour piquer le monde moderne – des contacts humains (!) « dont on vient de découvrir scientifiquement, après des millénaires de pratique sauvage, qu’ils étaient nécessaires à l’harmonie collective et à l’équilibre individuel. »

Quatre tombereaux de fumier et un charriot de saloir, de pommes de terre, de fromages, crème et beurre se frayent un passage à coup de roues grinçantes et d’essieux cassés, à travers « trois chaînes jurassiques parallèles et fort abruptes » pour atteindre la plaine et ses vignobles.

« Là-haut, c’était encore l’hiver mais d’un seul coup le paysage s’ouvrait sur la Saône dont on voyait, tout en bas, la dépression noyée de brume dorée et, très loin, vers le franc sud-est, la pyramide basse du mont Blanc émergeant toute rose du feston du Revermont et du Jura…

… Et alors, tout à coup, dans les derniers lacets de la route : les vignes ! Les premières vignes étagées, la terre rose, les pêchers déjà en fleur, et, dans les ordons*, les layottes* qui taillaient, chantant, en cotillon court.

Un autre monde s’offrait à nous … »

* ordon : rang de pieds de vigne * layot(te) : vigneron, vigneronne (dialectal)

En échange des tombereaux de merde (« du fumier pour leurs vignes, des tombereaux d’or, pour tout dire, et des quartiers de cochon mort et du laitage, toutes choses qui manquaient grandement aux vignerons »), les charrettes repartent chargées de tonneaux pleins de vin : en voilà un beau troc !

Sauf qu’au retour, il s’agissait d’éviter les contrôles de la maréchaussée, et donc parfois de faire de fameux détours par des pentes inhospitalières… et d’arriver, « les oreilles rouges, le sang tapant à grands coups après quatorze heures de charroi sauvage, fourbus, mais fiers et tout émoustillés d’avoir « passé » de la boisson! »

Et c’est à l’une de ces occasions, que Vincenot, encore tout jeunot, rencontra celle qui allait devenir sa femme, Andrée, la Dédée, la Drélotte. Le récit est savoureux, plein de pudeur et de joie contenue, de jeune sève gaillarde prête à en découdre avec la vie, le destin. Rythmé par les expressions dialectales, les danses et les refrains, il mérite, ce récit, rien que pour ses dernières pages, d’ouvrir la Billebaude : « car c’est là que je devais entamer la fameuse et inépuisable bouteille qui allait faire les délices, que dis-je ? l’ivresse de ma vie ! »

Un bel hommage à cette jeune fille, amie des filles de la maison, venue des Maranges pour tailler les vignes à Pâques… À seulement une trentaine de kilomètres de là (le pays des vins aligotés), elle ne parle pas le même dialecte. Vincenot retourne la voir fréquemment, à bicyclette, malgré les avertissements de son grand-père qui rechigne contre les « mécréants », puisqu’au-delà de la falaise du Bout du Monde on entrait en Saône-et-Loire et que, pour eux les Mandubiens, c’était encore un autre pays, le pays des Eduens : « oui, je savais bien qu’une frontière se faufilait par là, séparant encore deux tribus gauloises qui n’avaient pas encore réglé leurs comptes. Mais que pouvais-je y faire ? « 

Le vin aura, décidément, le dernier mot sur son destin. Et sur le nôtre…?

prochain et dernier épisode : 8. …….

(c) texte et photos DM août 2023

Sur les traces de Vincenot, 6/8

6. Conversations privées au pays de Vincenot

Si Henri Vincenot est né à Dijon, c’est à Commarin qu’il passe le plus clair de son enfance, et où il retournera écrire nombre de livres à la fin de sa vie. Commarin, en Côte d’Or, est un village conscient de son héritage, puisqu’on y trouve, en bonne place devant l’église, face à la rue principale, un grand portrait de l’auteur et ces lignes :

L’église de Commarin
et la photo d’Henri Vincenot

Henri Vincenot, peintre, écrivain, sculpteur.

Un hommage discret mais honorable pour ce village dont Vincenot relate, dans La Billebaude, son roman autobiographique, nombre de faits et gestes, à travers les évènements relevant du quotidien ou de l’extraordinaire.

Les parties de chasse, d’abord, auxquelles son grand-père Tremblot le convie dès son plus jeune âge.

La vie des artisans : son grand-père, bourrelier, sillonnant toute la région, deux fois l’an, pour rembourrer ou remplacer selles, courroies, et autres accessoires de charrues et de labour ; son autre grand-père, ferronnier, et le martèlement régulier de la forge au petit matin.

La vie au château, les comtes de Vogüé irradiant le village de leur présence courtoise et bienveillante.

La vie religieuse, à la maison comme à l’église ; les aïeules psalmodient sans cesse des prières (« je prie pour ceux qui ne prient jamais » disait sa grand-mère Valentine….) en entretenant le feu, en dépeçant le lapin, en cousant et en racommodant ; à la messe, le jeune Vincenot officie comme enfant de chœur et avoue une certaine faiblesse pour les odeurs d’encens et les sermons paternels et ronflants, qui lui occasionnent volontiers un dodelinement involontaire de la tête…

Le Carême, la Noël, où encore une fois vie quotidienne et vie religieuse sont mêlées, les repas de fête gargantuesques (on se demande aujourd’hui comment pouvait-on ingurgiter tout cela ? à moins que l’air vif de la campagne et le mode de vie sain de l’époque….) 

L’école et les rythmes, inextricablement liés, de l’enseignement, en patois bien sûr, et de la récolte des simples ou des travaux des champs ; et tant d’autres choses encore…

Le château de Commarin

Voici comment, dans La Billebaude, toujours, l’écrivain parle du village de Commarin où habitent ses grands-parents maternels (ceux qui l’ont en partie élevé, avec sa mère, puisqu’il était « pupille de la nation », son père étant mort à Verdun) et du château de Commarin où il se fait un grand ami, le jeune comte Charles-Louis de Vogüe – dont le père figure lui aussi parmi les défunts de la grande guerre (son nom est incrusté dans une dalle sur le mur de l’église).

« Notre village, c’est sûr, s’est construit autour du château. On le voit bien à la façon dont les maisons tournent leurs faces vers la demeure féodale en cherchant à lui faire révérence. On n’approche cette grande demeure seigneuriale qu’en cheminant sous les voûtes puissantes des tilleuls, des ormes et des marronniers dont les troncs noirs font comme les énormes piliers d’un narthex de cathédrale, et en franchissant un pont jeté sur les douves où dort l’eau verte. Mais, attention, on ne parvient chez nous qu’après de rudes montées et de vives descentes pour franchir les trois ou quatre barres sombres et abruptes des Arrières-Côtes, c’est ce qui faisait dire à ma mère que nous vivions dans les « pays perdus », car à l’époque il fallait, depuis Dijon, la capitale, plus de dix heures, aux pas des mules du messager, pour débarquer, rompu, devant l’auberge auprès de la grosse tour ronde.

Mais j’ose dire qu’une fois arrivés là, on pouvait se tourner dans toutes les directions sans voir autre chose que de grandes pâtures, et puis marcher cinq ou même dix heures à travers les bois et les friches sans rencontrer âme qui vive. »

Magnifique programme, qui résume à lui seul tout l’attrait de ces vastes étendues pour le jeune Vincenot, garçon un peu solitaire, féru du mode de vie rural, ses valeurs et ses bonheurs familiaux, la communauté de vie, la vraie ; les artisans, leur art et la façon dont ils mènent leur commerce ; la bonne chère, l’hospitalité, les repas pris en groupe autour de la grande table de cuisine ; le bon sens paysan, et la chasse, à laquelle ses grands-pères l’initient, avec ses stratagèmes, son vocabulaire et ses subtilités propres…

Henri partage avec le jeune comte la passion des chiens, de la chasse, des façons de rabattre ou de tuer un sanglier. Il n’est pas rare qu’il s’échappe avec lui dans de folles cavalcades en forêt…

D’ailleurs, ne sont-ce pas ces errances, fusil au dos, qui semblent résumer à elles seules toute son enfance et son adolescence puisqu’il opta, comme titre de son livre – autobiographie mêlée de savoureux récits de la vie campagnarde dans l’Auxois du début 20è siècle – pour le mot billebaude qui signifie au hasard, ou au petit bonheur la chance pourrait-on dire aujourd’hui, et qui s’employait, tant pour une chasse menée au gré du vent, nez en l’air dans les collines, que pour une cravate mal nouée ?

Vincenot, amoureux de la nature et des vagabondages, admirateur de Giono qui lui-même s’est fondu dans les collines du Contadour, se décrit ainsi dans Prélude à l’aventure – un récit du premier hiver passé dans le hameau perdu dans les collines, qu’il a dédié sa vie à reconstruire :

« Ce qui m’a décidé à venir vivre là, c’est le cadre merveilleux que forment la basse vallée et les montagnes qui la bordent. Ce qui m’a tenté d’entreprendre cette aventure, c’est mon tempérament de pionnier, mon goût du risque. J’aime tout ce qui ressemble, de loin ou de près, à une aventure, et ce n’est un mystère pour personne que j’ai l’intention, si cette [première] expérience réussit, d’aller m’installer dans les bois et les friches, sur un terrain que j’ai acquis dans ce but, pour y vivre une vie d’isolement total. »

C’est une maison dans la colline, adossée au ciel bleu….

C’est d’ailleurs, en errant dans les collines, un jour de chasse – en se perdant un peu avec sa chienne, Mirette – que le jeune Henri découvre ce hameau perdu, enfoui sous les ronces, où seul un ermite semble faire du feu de temps en temps… et qui deviendra la passion de sa vie. À l’origine, des granges construites là par des moines cisterciens, aux Xè et XIè siècles, « piquées aux meilleurs endroits près d’une bonne source et qui leur avaient servi de centre de défrichage de la forêt gauloise » raconte l’écrivain. Ce hameau en ruine, dit la Peuriotte (ou la Peurrie, ou la Pourrie), situé au fond d’une combe, au-dessus de la Bussière, sera d’ailleurs le but de notre prochaine balade. Voici le récit de sa découverte par Henri Vincenot dans La Billebaude :

« Une espèce de sentier nous prit et nous conduisit près d’un lavoir brisé où coulait l’eau d’une source captée entre deux roches, elle remplissait un petit lavoir et, au-delà, elle se perdait dans le cresson, le baume de rivière et la menthe, et divaguait dans un verger mangé de ronces, d’épines noires et d’herbes plates.

Face à la vallée perdue, les quelques maisons ouvraient l’œil mort de leurs fenêtres. Un beau silence recouvrait tout cela. De temps en temps, le grand cri féroce d’un couple de circaètes qui planaient très haut dans le ciel. (…)

Je n’avais jamais vu ces maisons qui dormaient sous un édredon de ronces et de troènes au milieu des bois, sur le bon versant d’une combe mystérieuse, et même, je n’en avais jamais entendu parler. C’était la Belle au Bois dormant, j’en étais le Prince charmant… »

Nous faisons donc route tout d’abord vers la Bussière-sur-Ouche, avec l’espoir d’y apercevoir la fameuse abbaye, nichée dans son écrin de verdure, dont la construction est relatée et romancée par Vincenot dans Les Étoiles de Compostelle. Construite en 1131 par Étienne Harding, troisième abbé de Cîteaux, elle est consacrée en 1172 et devient alors un centre d’attraction pour de nombreux moines de l’ordre cistercien qui occupent dès lors ce petit coin de Bourgogne. Mais peine perdue – rançon de notre parti-pris de partir à la découverte sans trop nous pencher, de prime abord, sur les dépliants touristiques, quitte à être parfois déçus – le joyau de l’art médiéval, après les habituelles tribulations (vendue comme bien national à la révolution, puis remaniée en style néo-gothique à la fin du 19è siècle) a été vendu en 2005 à une famille anglaise qui entreprend d’en faire un hôtel de luxe, appartenant aujourd’hui à la chaîne des Relais&Châteaux.

Mon cœur est gros de voir une telle splendeur de notre patrimoine national sacrifiée sur l’autel du tourisme de luxe… Nous parvenons tout de même à en apercevoir quelques pans, à travers les grilles du parc, et ne pouvons, par un fabuleux effort mental et spirituel, que nous concentrer, récits de Vincenot à l’appui, pour tenter de visualiser l’épopée de ceux qui ont imaginé et construit ce bijou. Je découvrirai plus tard qu’en l’abbaye elle-même se trouvent aussi deux restaurants, l’un étoilé au Michelin, l’autre un bistrot au menu plus modeste. Pour sûr, lors d’une prochaine visite, nous viendrons y déguster quelque chose !

L’âme du lieu qui respire …
(photo du site abbaye de la bussière)

En attendant, on doit se satisfaire de magnifiques photos sur le site de l’abbaye, où, sous les percales et les drapés de rideaux, en contrepoint derrière les tables d’hôtes et les chaises longues, continue de respirer l’âme du lieu, et de rayonner, d’une lueur étrange et intemporelle, le mystère des moines défricheurs de combes, le mystère des compagnons bâtisseurs amoureux de la pierre et du bois…

Le feu de notre enthousiasme qui nous pousse aux trousses d’Henri Vincenot nous permet alors de découvrir, à la sortie de la Bussière, la petite route qui s’éloigne en lacets vers la Combe aux Bœufs (la Combraimbeû écrit Vincenot), celle qui nous mènera, à pied, comme en pèlerinage, vers la maison familiale de l’écrivain, où sont enterrés Henri Vincenot et sa femme Andrée, ainsi que l’un de leur fils, François.

Sa fille Claudine se souvient de l’ingéniosité de ses parents, lors d’un hiver particulièrement rude, pour faire face à la froidure et aux privations, préparant ainsi leurs enfants à être « les futurs pionniers du hameau perdu »… :

« Les mains et les pieds, malgré les moufles et les grosses chaussettes de laine, souffrent souvent de la terrible « onglée » qui fait pleurer les petits et jurer les grands. Il faut, pour la moindre sortie, se déplacer en luge : cela fait le bonheur des trois enfants, emmitouflés comme de petits Esquimaux. Les parents halent la charge sur le chemin dur comme la pierre et luisant de verglas bleuté, avec Pataud, le chien, qui fait le fou dans la neige et éclater de rire toute la bande. Au retour, le lait est déjà en paillettes dans la timbale. Mais c’est une expérience amusante de voir les glaçons se dissoudre à la chaleur de la maison. Les parents ne manquent pas une occasion de transformer toute corvée en partie de plaisir, de découverte, d’apprentissage. »

C’est un pèlerinage plein d’émotion et de respect que nous entamons alors, vers ce haut-lieu de l’imaginaire vincenesque, utopie ancrée dans la matière par la passion visionnaire de l’écrivain et sa détermination, et maintenue en vie comme un lieu privé et discret, par sa descendance. Au rythme de nos pas, dans le silence assourdissant de la combe, alors que s’ouvre le flanc nord du plateau contre lequel repose la maison, refluent les moments passés à me plonger dans ces écrits qui ont ouvert pour moi une porte vers un nouvel univers, celui de mes racines familiales auxquelles ils m’ont permis de me relier, celui d’une tradition partagée et de valeurs dont je porte en moi l’héritage.

Une magnifique croix celtique sous laquelle repose
Henri Vincenot
écrivain, peintre & sculpteur,
bourguignon

Nous y casserons même la croûte, au rebord d’une terrasse, ouvrant une bouteille de vin rouge à la santé de ce grand personnage, avant de redescendre en vitesse, car d’autres joies nous appellent, dans les terres plus hospitalières où fermentent les grands crus de Bourgogne…

Rien ne saurait remplacer les mots de Vincenot lui-même pour terminer cette séquence nostalgie. Il passe son premier hiver à la Peurrie, en famille… Henri a bûché 19 stères de bois, fait provisions de patates et entassé conserves, boîtes de conserve brillantes pleines de légumes et soudées par le grand-père, et puis un saloir plein, fermé par un gros linge blanc : « Le vrai confort est celui qu’on se crée, à force d’ingéniosité et d’adresse. »

« Je pense à l’éducation de mes enfants, à cette connaissance intime et objective qu’ils auront de tout : du froid, du chaud, de la pleine eau, du plein air. Rien ou presque ne s’interpose entre eux et la nature. Comme ils seront armés pour la vie ! »

Notre gaillard se lève au petit matin – le thermomètre affiche -4° dans la cuisine – avant tout le monde, pour aller fureter dans les bois, le long de la rivière bordée de croûtes de gel … « La nature est pour moi une éternelle et grandiose comédie à laquelle je veux assister infiniment. »

« Alors, je jouis d’une espèce de joie passagère qui m’étreint tous les matins. Chaudement vêtu, je compose mon petit déjeuner que je veux solide, varié et copieux et, en écoutant pleurer le froid, dehors, je souris en mordant dans un bon morceau de fromage. »

Une expérience dont l’écrivain n’aurait pas à rougir aujourd’hui, devant les adeptes des bains glacés et du survivalisme !

« J’ai longtemps craint que ces joies ne perdent à la longue leur mordant. Et c’est pourquoi je me suis ménagé cette première expérience qui n’est qu’un prélude. Mais non, à peine ouvré-je les yeux, chaque matin, que les joies tombent en pluie, elles me submergent : la couleur de l’aurore, le bruit des eaux, les glaçons, le froid lui-même, tout est, à qui sait s’y glisser, une occasion de douce béatitude et, de jour en jour, je sens le bonheur s’installer en moi. » (Henri Vincenot, Prélude à l’aventure)

(c) texte et photos DM (sauf indicatiojn contraire) mars 2023

Photo de couverture : abbaye de la Bussière, photo du site https://www.abbayedelabussiere.fr/

Prochain épisode 7/8 : Dans les vignobles, les mystères du palais

Sur les traces de Vincenot 5/8

5. Au fil de l’eau, au bois dormant…

Après Cluny, Autun, et les longues réflexions sur l’art médiéval, la symbolique, l’alchimie et l’héritage compagnonnique, que ces deux joyaux moyenâgeux m’ont inspirées, la suite de ce récit de voyage va sans doute sembler comme un long fleuve tranquille, au fil de l’eau du canal de Bourgogne…

Nous y voilà, justement, à ce canal de Bourgogne, que nous rejoignons près de Pouilly-en-Auxois, après une halte à Arnay-le-Duc (dont je déconseille les toilettes publiques).

La vue de l’eau qui s’écoule entre les grands arbres nous ravit et colore immédiatement notre périple d’un autre sentiment : celui de tranquilité, de rythme lent, d’art de vivre. De la Bourgogne cistercienne, austère et monastique, nous sommes entrés dans une autre Bourgogne, celle des châteaux forts, des péniches et des écluses.

Le canal insuffle un rythme à ces journées paisibles qui semblent s’effilocher dans la lumière d’automne. Au cœur de la ville de Pouilly, ce canal, qui relie l’Yonne à la Saône, s’engouffre dans un passage en souterrain (le tunnel-canal, aussi appelé la voûte), long de 3.333 mètres (y verra-t-on un symbole?!)

Nous sommes ici, à la charnière entre les Vosges et le Morvan, sur la ligne de partage des eaux entre le bassin de la Seine et celui du Rhône.

La bourgade de Pouilly-en-Auxois ne nous ayant pas dévoilé ses charmes (camping fermé, semblant d’animation jusqu’à 19h, pas moyen de boire un verre ni de dîner après 20h…) nous passons une nuit agitée, l’estomac vide, sous une pluie diluvienne, et une douche au robinet d’eau froide le matin. Nuit qui aura, au moins, le mérite de nous faire apprécier d’autant plus une balade ensoleillée sur les berges du canal de Bourgogne le lendemain matin.

La campagne verte et ondoyante s’étale sous nos yeux, la plaine de l’Auxois barrée de deux grandes traverses : le canal de Bourgogne, et l’autoroute A6.

Même avec ces deux repères – ou peut-être à cause de la présence de ces deux voies qui entravent le libre vagabondage dans ces espaces campagnards – notre petite virée de la veille au soir, au coucher du soleil, dans un dédale de routes minuscules, se sera soldée par une totale désorientation. Mais au moins, nous avons repéré les directions de Commarin, Châteauneuf, Vandenesse, où nous comptons passer la journée.

Canal de Bourgogne à Vandenesse avec vue sur Châteauneuf
(photo Philippe Bruchot Le Bien Public)

Après avoir bu un café (l’un des plus chers de Bourgogne, je n’en doute pas!) place de la Mairie, nous errons, un peu hébétés par la mauvaise nuit, au soleil tout neuf, le long du canal à Vandenesse. Buller étant ma spécialité (j’avais déjà bullé en Suisse, à Bulle, mais j’ose me réclame de la confrérie des bulleurs sous tous les horizons) je me sens à nouveau à l’aise, le fil de l’eau m’a fait retrouver mon rythme circadien. Le calme et la solitude nous ravigotent, tandis que nous nous prenons à rêver d’une petite maison d’éclusier sur les bords du canal.

Je cherche en vain à identifier la maison des grands parents paternels d’Henri Vincenot à Vandenesse, son grand-père Alexandre dit Sandrot, forgeron et cheminot, et sa grand-mère Céline, qui vivaient au fil de l’eau sur les bords du canal, en dehors du village.

« Les écluses se succédaient, rapprochées comme des marches d’escalier de moulin, pour permettre aux péniches de franchir le seuil de cette fameuse ligne de partage des eaux qui faisait dire à mes vieux que notre tribu « tenait le faîte du Monde occidental » »,
raconte Vincenot dans La Billebaude, son ouvrage autobiographique.

Son grand-père, « homme du métal et du feu », était né à Châteauneuf – tout comme son autre grand-père Tremblot, de dix ans son cadet. « Ils avaient bien des souvenirs communs et commun aussi était leur penchant pour la farce et la mystification. De même leur bonne grasse humeur qui était celle de tous les gens du Haut-Auxois et de la Montagne. » Forgeron, ferronnier et ferrant par-dessus le marché et, intrigué par « ce qui se passait du côté de ce chemin de fer sur lequel roulaient ces prodigieux chaudrons du diable : les locomotives », il était devenu ouvrier aux ateliers de machines, puis chauffeur, puis mécanicien de locomotive.

Le père Sandrot, maître forgeron, « Persévérant la Gaieté du Tour de France » avait fait la guerre de 1870, puis avait été appelé en renfort contre les communards, ceux pour qui il avait « commencé à avoir de l’admiration et de l’estime, mais qui avaient, par la suite, « fait dans ses bottes », comme il disait, car il avait « vu, de ses yeux vu, les insurgés briser à coups de masse les outils, les tours, les aiguilles, les signaux et les appareils de voies et, tenez-vous bien, les commandes des locomotives ! (…) A partir de ce moment, il avait appelé les insurgés des « salopards », et personne n’avait jamais pu lui faire admettre qu’ils pussent être des gens respectables. Il faut dire qu’un compagnon du Tour de France a un tel respect de l’outil que, toute politique mise à part, celui qui le brise ou le sabote est un moins que rien. »

La maison du canal voit donc passer bien du monde, les péniches, les berrichons, les barques énormes de la compagnie H.P.L.M au nez blanc et rouge, qui faisaient « Paris-Dijon par l’Yonne en moins de dix jours ! ». Certaines embarcations étaient tirées par un homme ou deux femmes, d’autres par des mulets, et les plus grosses par deux beaux chevaux. « L’homme suivait en chantant comme un laboureur, son grand perpignan sur le cou : un fouet de quatre mètres, au manche de micocoulier tressé et à la longue mèche qui, savamment maniée, claquait comme un coup de fusil dans la vallée. »

Un jour, arrive la nouvelle que des bateaux à moteur vont être mis en service sur le canal.
« Mon grand-père avait bondi :
– Je l’ai toujours dit : la vapeur transformera le monde ! avait-il fièrement proclamé, en bon mécanicien de locomotive qu’il était.
Or, il ne s’agissait pas de vapeur, mais de moteur à pétrole, et le grand-père, déçu, avait dit aux femmes :
– Sacristi ! Vous allez voir ; on va être empoisonnés ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ça pue, un moteur à pétrole ! »

Triste prédiction…. Nous ne pouvons qu’acquiescer, nous qui vivons avec ces moteurs, un siècle plus tard, empoisonnés que nous sommes non pas seulement par les bateaux, mais les avions, les voitures et les camions, les grues de chantier, les tronçonneuses et les engins agricoles… non pas seulement par l’odeur, mais par le bruit, le visuel, et les particules de métaux lourds et de produits chimiques que tous ces moteurs déversent dans l’atmosphère, et que l’on retrouve dans nos tissus, dans nos organes, et qui mettent à mal notre pauvre organisme.

Ainsi donc, vint le premier bateau à moteur, L’Oural, en 1920, avec sa « charognerie de moteur à pétrole, et, avec elle, toute cette pollution, dont on devait beaucoup parler par la suite. » Le grand-père remarque que le sillage soulevé par le bolide, en battant contre la rive, va dégrader et saper les perrés*, où nichent les écrevisses….

* perré : mur, revêtement en pierres sèches qui protège un ouvrage et empêche les eaux de le dégrader ou les terres d’un talus de s’effondrer

Le même grand-père qui lui transmit aussi l’amour des arbres, puisque Vincenot, jeune, veut être chasseur, et accessoirement, bourrelier, ou forgeron, ou charpentier, ou bien encore mieux, bûcheron !

« C’était même ce métier de bûcheron qui me tentait le plus, parce que les parfums y étaient encore plus vifs et plus saoulant que n’importe où ailleurs, mais surtout parce que si l’on a l’outil dans la main et les odeurs plein la tête, la vie sauvage n’est pas loin ! Et quoi de plus roboratif que la compagnie des grands arbres ?
– Si jamais tu es patraque, me disait le grand-père Sandrot, mets-toi le dos contre un beau chêne de futaie ou un « moderne » de belle venue. Colle-toi les talons, les fesses, le dos et le creuteu [patois auxois, partie supérieure du crâne] contre le tronc, tourné vers le sud, la paume des mains bien à plat sur l’écorce, et restes-y aussi longtemps que tu pourras… Une heure, si tu en as la patience : Guari ! Regonflé à péter que tu seras !
– Regonflé de quoi ?
– Regonflé de vie, garçon ! »

Je me suis attardée un moment à cette maison du canal, et toute la vie qui gargouillait autour, que décrit si bien Vincenot ; et pourtant, ce ne fut qu’un bref instant de notre journée, car Chez Lucotte, sympathique gargote découverte par hasard au bord du canal, affichant complet, nous filâmes bientôt vers Châteauneuf, prenant de la hauteur pour mieux chanter les louanges de l’Auxois moyenâgeux…

Vue sur un Auxois orageux, depuis les murailles de Châteauneuf

Perché sur un éperon rocheux, le château de Châteauneuf est l’un des derniers beaux vestiges de l’architecture médiévale. Construit à partir de 1132 par Jean de Chaudenay pour son fils cadet Jehan (prénom repris par Vincenot pour son héros des Étoiles de Compostelle), il fut remanié au XVè siècle et passa entre les mains de différentes grandes familles. Dominant la plaine de l’Auxois, il trône paisiblement, et dans les ruelles du village on se sent acteur d’une recomposition historique bien arrangée… Le fait que nous soyons hors saison, hors vacances, et que le village soit d’un calme olympien, semblant nous appartenir à nous seuls, ajoute à notre gaieté – malgré l’horizon qui s’obscurcit à nouveau – de même que quelques bons verres de vins de Bourgogne.

Les pleurants (détail) – sur la sacoche du premier, on remarque les coquilles de Saint-Jacques de Compsotelle (aussi présentes dans les armoiries de Jehan de Chaudenay, le premier seigneur du château)

Nous visitons le château, sa chapelle voûtée, en coque de bateau renversée, et le gisant aux pleurants de pierre noire (réplique du tombeau de Philippe Pot, seigneur de Châteauneuf, gisant les mains en prière, entouré de statues représentant, dans la tradition des tombeaux des ducs de Bourgogne, les nobles du voisinage venus pleurer le mort sous de longues capuches noires) ; ses appartements, sa salle d’apparat, ses latrines incrustées dans l’épaisseur des murs, ses cheminées, ses magnifiques meubles sculptés, ses tommettes aux traces d’animaux incrustées (car les tommettes, apprend-on dans Surprenante, curieuse et mystérieuse Bourgogne de Pierre Guelff , étaient mises à sécher dans la forêt), sa vierge à l’enfant en bois et ses vues imprenables sur les collines et le canal.

Châteauneuf, construit sur le rocher
(photo Ch. Fouquin, Région Bourgogne-Franche-Comté)

Pierre Guelff explique encore que le château est un bijou d’œuvre compagnonnique : « corniches, rejointoiement des murs à l’ancienne maison forte, charpente du toit composée de vingt-deux fermes devant supporter une couverture de lauzes sur une épaisseur impressionnante, soit une demie-tonne au mètre carré ! Seuls les compagnons pouvaient mener à terme ce travail difficile et délicat, car les bâtiments ne sont pas du tout construits sur un plan régulier » – érigé sur un éperon vertigineux – « faux angles, courbes, contre-courbes et irrégularités ne facilitaient pas la tâche. Pour arriver à ses fins, le Maître d’œuvre appliqua le Nombre d’Or qui, nuance importante, est la Sublime Proportion chez les Compagnons et la Divine Proportion aux yeux de l’Église. Le Nombre d’Or vaut 1,618033… est désigné par la lettre phi de l’alphabet grec en l’honneur de Phidas, sculpteur et architecte grec du Parthénon. Le Nombre d’Or est une proportion considérée comme esthétique, non seulement dans certaines œuvres architecturales ou picturales, mais dans les spirales des coquillages, le nombre de pétales, la disposition des feuilles des plantes… » Revoilà donc notre fameux nombre d’or ! Synonyme et représentation, à échelle humaine, de la perfection des formes et des proportions trouvée dans la nature. Le château présente également des marques compagnonniques dans les parois de bois et de pierre du salon : formes géométriques, lettres grecs ou monogrammes, marques des tâcherons (tailleurs de pierre ou sculpteurs payés à la tâche) ou signatures des maîtres ayant contribué à une œuvre magistrale…

De nouveaux orages étant annoncés, nous passons la nuit dans une charmante chambre d’hôte Ô bois dormant, tenue par la sémillante Vanessa, où nous passerons une bonne nuit dans la suite médiévale de la tour, nous prenant pour les seigneurs du château, bercés par le vent qui s’essouffle et les hululements des chouettes. Nous avons, à n’en pas douter, fait un bond dans le temps, et au réveil le petit déjeuner somme toute très moderne nous surprend dans notre rêve éveillé et nous ramène à la réalité : n’attendions-nous pas une collation de sangliers, de rôts divers en sauce, de galettes de maïs et de tartes aux pommes chaudes sorties du four ? !!

Neuf cents ans d’histoire nous regardent et le temps s’est arrêté un instant. Mais nous devons poursuivre notre journée à la rencontre d’Henri Vincenot, en allant galoper sur ses terres…

référence de lecture : Surprenante, curieuse et mystérieuse Bourgogne, Pierre Guelff, Curio Guide, Éditions Jourdan

photo de couverture : vierge à l’enfant, chapelle de Châteauneuf

(c) texte et photos DM mars 2023 (sauf indication contraire)

Prochain épisode 6/8 : Conversations privées au pays de Vincenot

Sur les traces de Vincenot 4/8

4. L’héritage (perdu?) des Compagnons bâtisseurs

Après avoir plongé dans l’univers fascinant de l’art des compagnons du moyen-âge, bâtisseurs d’églises, charpentiers, sculpteurs de pierre, maîtres verriers, ferronniers, serruriers… et s’être émerveillé de la somme de connaissances mathématiques, géométriques, ésotériques et sacrées dont ils étaient porteurs, on ne peut, il me semble, que se poser la question suivante : qu’est devenu l’héritage de cet inestimable savoir des compagnons bâtisseurs, héritage autant spirituel qu’artistique et technique, et faisant œuvre dans le monde en ouvrant les portes de messages secrets et codes symboliques qui permettent à l’humain de s’élever et retrouver la trace du divin en soi ?

Les artisans du moyen-âge, attachés à l’esprit de confrérie, ne signaient que rarement leurs œuvres, ou d’un petit sigle (feuille de chêne, spirale, patte d’oie, oméga…) caché le plus souvent dans une partie invisible de l’édifice – néanmoins enchâssé à jamais dans la chair et l’âme de la construction. Après Cluny, après Autun et tant d’autres au foisonnement ornemental généreux, l’exigence de dépouillement de l’ordre cistercien, animé par l’esprit de Saint Bernard aura, de plus, raison de toute tentation individualiste en prônant un retour à la sobriété la plus stricte et à l’esprit communautaire. En revanche, quelques siècles plus tard, la Renaissance portera l’art, l’artiste individuel et le culte de la forme au pinacle, mais ceci engendrera une perte progressive du lien avec les arts traditionnels, y compris le côté confréries, le message caché des symboles et la magie du feu sacré qu’ils portaient.

Mon ambition ici n’est pas de me lancer dans une fastidieuse et impossible tentative de revoir l’histoire de l’art – chose pour laquelle je serais, de plus, bien incompétente – mais juste de m’interroger : qu’est devenu l’esprit du moyen-âge, où les connaissances initiatiques, transmises de maître à élève se cachent-elles, ou bien ont-elles tout bonnement disparu ? Comme dans l’antiquité, les domaines d’études et du savoir étaient alors tous reliés et l’on apprenait tout à la fois la géométrie, la physique, l’astrologie, la musique, la poétique, la dialectique, la philosophie… Avec la spécialisation des connaissances, cette approche globale s’est progressivement perdue, chaque discipline s’est éloignée des autres, les sciences rationalistes se sont affirmées comme dominantes. Il y a eu l’émergence de la science moderne hyper-technicisée qui au fond, a perdu la vision d’ensemble du vivant et le sens du Tout. Aucune discipline ne peut plus au final refléter l’ensemble des savoirs pratiques et ésotériques qui auparavant caractérisaient les grands humanistes, et en permettait d’ailleurs la transmission holistique, de génération en génération. 

Selon certains historiens, la franc-maçonnerie, ensemble de sociétés secrètes à la transmission initiatique, aurait pu être à l’origine l’héritière des codes et des mystères du compagnonnage – puisqu’elle était, comme son nom l’indique, composée de maçons affranchis. Mais des évènements, des ruptures et des dévoiements l’ont fait dévier de ce digne héritage, en se dirigeant vers d’autres interprétations plus prétentieuses. D’après René Guénon, métaphysicien, chercheur et écrivain des traditions spirituelles, l’héritage des compagnons a d’abord connu un coup terrible avec l’élimination brutale de l’Ordre des Templiers par Philippe le Bel : beaucoup ont été tués, leur savoir s’est disséminé, certains ont fui en Angleterre et en Écosse (où ils ont été à l’origine de certaines Loges maçonniques de l’ère moderne). La vraie maçonnerie, elle, la « maçonnerie opérative » dont parle Guénon, « possédant à la fois la théorie et la pratique correspondante » et devant être entendue « comme une allusion aux opérations de l’art sacré, dont la construction selon les règles traditionnelles était une des applications », aurait alors laissé place à la « maçonnerie spéculative » qui a cours encore aujourd’hui et n’en serait qu’un rejeton dégénéré, se bornant à « spéculer » sur des théories sur le développement de l’humanité qui s’éloignent de la réalisation concrète. Cette « maçonnerie spéculative » aurait d’ailleurs pris naissance à un moment où les corporations constructives étaient en pleine décadence. Il y aurait eu en outre « une véritable déviation au début du 18è siècle, lors de la constitution de la Grande Loge d’Angleterre, qui fut le point de départ de toute la Maçonnerie moderne. » Pour René Guénon, le nom de « maçonnerie spéculative » exprime assez clairement qu’elle est confinée dans la « spéculation » pure et simple, c’est à dire dans une théorie sans réalisation ; il ajoute : « assurément, ce serait se méprendre de la plus étrange façon que de regarder cela comme un « progrès ». »

L’homme maçonnique, un franc-maçon forgé
par les outils de sa loge, 18è siècle,
grande loge du Massachussets (sur oraedes.fr)

Les corporations du constructeurs, poursuit Guénon, qui participaient aux mêmes connaissances traditionnelles (certaines ayant conservé même le souvenir de leur connexion avec l’Ordre du Temple, détruit en 1312), adoptaient le symbolisme comme mode d’expression normal de ces connaissances, tout simplement « parce qu’il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent s’exprimer autrement que sous cette forme. » Guénon attribue l’émergence du symbolisme à un ésotérisme catholique*, « prenant sa base et son point d’appui dans les symboles et les rites de cette religion et s’y superposant sans s’y opposer en aucune façon ». Imaginer qu’il ne se cache sous les symboles que des conceptions sociales ou politiques, et mettre celles-ci en avant de tout autre préoccupation aura été, selon Guénon, l’erreur de la maçonnerie moderne et la cause de sa déviation : « N’est-ce pas là, précisément, ce qui a fait perdre à la Maçonnerie moderne la compréhension de ce qu’elle conserve encore de l’ancien symbolisme et des traditions dont, malgré toutes ses insuffisances, elle semble être, il faut bien le dire, l’unique héritière dans le monde occidental actuel ? 1 »

* dans le sens d’un enseignement secret réservé aux initiés

Il semblerait donc bien que cette tradition unique et précieuse soit perdue. Bien sûr, il existe encore des confréries de compagnons, mais celles-ci demeurent discrètes et minoritaires, face aux formations d’ingénieurs et de techniciens qui sont devenues monnaie courante et ont été valorisées dans notre société. Peut-être des bribes de cette tradition subsistent-elles encore dans certaines pages cachées de notre architecture, des écrits sacrés, de la poésie, de l’alchimie, de la musique. Les compagnons du moyen-âge avaient fait perdurer cette connaissance qui restait accessible aux seuls initiés, mais la mettaient, à travers les édifices qu’ils bâtissaient, à la portée de tous – c’était leur mission. Partant, l’initiation elle-même n’était pas forcément bonne à mettre entre toutes les mains, car elle exigeait un respect inaltérable de la vie, de l’être humain, et des lois de la nature.

Dieu géomètre, culture catholique, 13è siècle,
in Codex Vindobonensis, bibliothèque nationale autrichienne (sur oraedes.fr)

Les sectes francs-maçonnes qui aujourd’hui prétendent diriger le monde, héritières supposées des connaissances compagnonniques, ont-elles fait bon usage de ce savoir précieux qui les caractérisaient ? On retrouve dans leur symbolique des sigles du moyen-âge : la pyramide, fusion de l’équerre et du compas des compagnons bâtisseurs, symbolisant à la fois la connaissance s’incarnant dans l’humain et la sublimation de la matière. Mais qu’en est-il des valeurs d’humilité et de courage, de fraternité et de respect de la place de chacun, qui étaient à l’origine leur devise, leur règle et leur discipline ? La connaissance des secrets de la Nature n’a-t-elle pas été dévoyée pour en faire un instrument de pouvoir et de domination, et pire encore, pour imposer leurs vues sur le développement du monde, le progrès technologique et social ? Avec les excès de la biogenèse, le traficotage de la vie, l’humain n’a-t-il pas voulu dépasser son créateur, violant les lois naturelles et sacrées ? L’homme ne doit-il pas rester à sa place et ne pas se prendre pour Dieu ? Le respect de la hiérarchie dans les lois de la terre et du ciel faisaient la force de ces congrégations. La maçonnerie contemporaine ne s’est-elle pas fourvoyée, en voulant reprendre à son compte une tradition pour en tirer non pas une philosophie menant à l’action juste dans le monde, mais des préceptes sociaux et économiques (la maçonnerie spéculative de Guénon) qui se perdent dans la confusion ?…

Bref, l’humain semble avoir perdu son ancrage et ses traditions, il s’est fourvoyé et a voulu dominer la nature et affirmer sa supériorité (technologique, industrielle, biologique, nucléaire…) au mépris des règles fondamentales de l’univers. Les maîtres-compagnons du moyen-âge avaient su réaliser cette fusion de la matière et du divin, Rivés entre terre et ciel, ils ancraient ainsi dans la pierre, le bois, le fer, le verre, l’esprit de la création fait chair, les lois fondamentales de l’univers. Ils s’élevaient par leur art jusqu’aux hauteurs de l’énergie divine. Loin d’être des sottises passées de mode, cette fusion de connaissances perdues était pourtant apte à nous apporter une réponse à tous les maux de notre époque.

C’est toute cette dialectique qui est présente à Autun, à Vézelay, à Chartres, à Notre-Dame, dans tous les édifices d’art sacré qui parlent de nos racines, de nos héritages et de notre désir d’élévation spirituelle. L’art roman de Bourgogne témoigne encore aujourd’hui des innombrables lieux et façons où ces noces pouvaient être célébrées, pour redonner à l’humain le sens de son incarnation, le sens de son passage sur terre, le sens de ce qui est plus grand que lui, le sens du sacré.

Notre époque a perdu le sens du sacré, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle s’est fourvoyée dans d’autres codes érigés en règles mais émanant de ces lois humaines émises par certains voulant imposer leur manière de voir ; une manière toute intellectuelle mais qui ne respecte plus les lois divines. L’art a perdu son sens… N’importe quelle élucubration d’un mental plus ou moins sain est considéré comme « expression artistique », polluant le véritable rapport à l’art qui grandit, qui élève.

Piercing : oeuvre d’art « contemporaine »
devant le CRAC Occitanie à Sète (2022)

Nous en avons un exemple dans certaines réalisations d’« art contemporain » qui notamment ont fait scandale à Paris (les colonnes de Buren, le plug anal de la place Vendôme …) et dans d’autres villes – surtout lorsqu’elles sont financées par les fonds publics !

Henri Vincenot nous propose quelques passages très distrayants sur ces aspects de l’art moderne, en l’occurrence l’art quelque peu intellectualisé post-soixante-huitard à Paris, dont il nous livre une gouleyante satyre dans le Pape des Escargots. Il fait monter son héros, Gilbert, sculpteur sur bois de son état, depuis sa ferme de la Rouéchotte (sans doute, un avatar de ce Gislebert d’Autun qui a sculpté les merveilles de la cathédrale) jusqu’à Paris, entourloupé par un marchand d’art qui lui a promis monts et merveilles, lui finançant des études d’art moyennant des œuvres qu’il lui commissionnera et vendra dans des galeries huppées.

A Paris, Gilbert y fait la rencontre de filles délurées et d’artistes au langage alambiqué dont il n’a que faire. Pourtant, il doit sculpter, car maintenant il doit de l’argent à celui qui lui paye ses « études ». Mais l’inspiration ne vient plus :

« D’abord les autres lui avaient appris des mots et les mots sont les ennemis de la plastique. Les mots sont le poison du peintre et le glas du sculpteur. On ne sculpte pas avec sa langue. Si chaque fois qu’on prend le ciseau on entend des bêtises comme « harmonie », « rythme », « projection du subconscient », « impact du virtuel », comme Gilbert en entendait chaque jour, on est pour ainsi dire paralysé et ce qu’on fait est mou et froid comme une limace, vide et inutile comme un pet. Oui, l’œuvre, alors, n’est qu’un pet de la cervelle. 

Gilbert avait certes pris un beau morceau de noyer, il l’avait installé sur la sellette et il le regardait, mais, écrasé par le discours de Fumassier, il ne savait par quel bout s’y prendre et la colère bouillonnait. Ça montait dans sa gorge comme une surchauffe dans le col de l’alambic… »

(Ce passage est particulièrement savoureux lorsque l’on sait que Vincenot lui-même était sculpteur sur bois, ses sculptures peuvent être vues au musée régional de Dijon, il a certainement donc fort bien ressenti en lui le duel entre les mots, la littérature, la recherche du mot juste, et le jaillissement artistique qui vient de l’instinct pur …)

Sylvie arrive, une fille des Beaux-Arts qui s’est entichée de Gilbert (au point qu’elle le poursuivra jusqu’au fin fond de sa Bourgogne), qu’il aime bien car elle est féminine et charmante, et « avec elle entrait Ève. Mais c’était une fausse Ève, avec des odeurs de je ne sais quelle pharmacie. »

S’ensuit une discussion sur le patois bourguignon et le charabia parisien… et Gilbert pète un câble – malgré le manteau remonté de la belle qui dévoile « ses longues cuisses bien lisses et douces à regarder » :

« … et puis j’en ai prou de ton Paris ! J’en ai prou de vos Hongrois, de vos Russes, de votre Mao, de vos picassos, de vos gargallos, de vos ostrogoths, de vos sociologues, de vos gauchistes ! … C’est une troche d’herbe que je voudrais voir. Et ça fait sept éternités que je n’ai vu ni une pâture, ni une vesse-de-loup, ni un gouet, ni un châtron, ni une taure, ni un gratte-cul, ni une taupinière ! Rien que du macadam, du ciment et des énervés avec des filles en chaleur qui gigotent dessus en se donnant des airs de prophètes ! Je n’ai même pas vu le soleil !

« Et par là-dessus, j’en ai prou de votre Art, de vos « structurations », de vos « prises de conscience »… !

« Je ne suis pas un artiste, moi. Je ne suis pas un intellectuel de gauche ou de droite. Je suis un sous-développé, un songe-creux, un tue-bois, un râpe-caillou et je sens que je m’en vas foutre mon camp d’ici en pas tardant! »

Puis le vernissage d’une exposition d’art contemporain ; « deux grands maîtres de l’Informel », l’assure son mécène. La scène est truculente, car Gilbert parle avec son franc-parler bourguignon, et fait valser toutes les prétentions de ce milieu artistique conceptuel.

D’abord, les peintures :

« Ils entrèrent dans une première salle. Une foule était déjà là, où Fumassier, bouffarde au poing, baisa des mains. Les smokings et les robes de cocktails frayaient avec des pulls et les blue-jeans déteints. Aux murs, de grandes toiles, larges comme des draps de lit, étaient souillées de couleurs sales, barbouillées comme au hasard, dans tous les sens. Par-ci par-là, la pâte avait été frottée avec un torchon ou une brosse. Ailleurs, elle était coagulée en gros caillots, cloquée en bulles, desséchée en squamosités, tartinée en grasses épaisseurs maladroites sur la belle et saine matière de la toile qui, fort heureusement, apparaissait encore par endroits. 

Fumassier proférait :

– Ça débouche de plain-pied sur la métaphysique instinctive. C’est une prise direct sur la conscience formelle, et pourtant je vous ferai remarquer que, techniquement parlant, c’est prodigieusement construit !…

– Techniquement parlant !… répétait Gilbert. (…)

– C’est viscéral !… C’est tonitruant !

– Viscéral ? Se demandait Gilbert. Ce serait-il pas plutôt intestinal ? »

Puis, les sculptures :

« – Et les sculptures du collègue ; où sont-elles donc ,

– Vous êtes assis dessus ! lui répondit-on.

Il avait bien vu, un peu partout, des sortes d’énormes pierres percées, assez semblables à celles que l’on trouve en grande quantité derrière la Rouéchotte, mais il avait cru tout bonnement qu’on les avait disposées dans la salle pour servir de sièges.

C’étaient les « œuvres » du grand Molocz, maître incontesté de la « sculpture impactuelle ». Il y en avait une peine salle au sous-sol, où Gilbert avait cru voir le dépôt de matériaux des plâtriers qui, visiblement, n’avaient pas encore fini d’installer cette galerie. »

Enfin, le scandale ! La directrice de la Galerie annonce que le représentant du ministère vient de se rendre acquéreur pour l’État de cinq œuvres majeures de « notre ami Breninsky » (le peintre). C’en est trop pour Gilbert qui éclate, perché sur une pierre, d’une colère tonitruante :

« – Foutus peigne-culs ! lança-t-il à plein gosiers, vous ne voyez pas que ces deux paroissiens-là se moquent de vous ? Et que le représentant du ministère se fout des contribuables ! Je vas vous en donner, moi, du « maître de l’informel » ! « Maîtres de l’imposteur », oui plutôt ! Il n’y a pas un beuzenot de chez moi qu’ait pas fait ça sur la porte de sa grange pour torcher son pinceau !

« Et c’est pour voir de pareilles guoguenettes qu’on m’a fait sortir de mon trou de blaireau ?

«  Mais il n’y pas une betterave de ma grange, pas un chou-rave de ma cave qui ne soit un chef d’œuvre à ce train-là ! Ma basse-cour est l’Institut, et mes poules peuvent exposer leurs fientes brillantes et chamarrées comme des agates, et ma truie peut voir ses merdes achetées par l’État… »

S’ensuit une fameuse empoignade… Gilbert finira au poste, bien sûr ; son mécène, pour l’en sortir, se servira sur ses œuvres déjà sculptées. Savoureux choc frontal entre deux mondes, celui du bon sens paysan et celui de l’intellectualisme artistique parisien.

Voilà de quoi nous faire réfléchir sur l’art… On n’est pas si loin des dissertations de philosophie du baccalauréat : Qu’est-ce que la beauté ? L’art a-t-il une fonction ? Comment l’homme vit-il son désir de trascendance ? … Toutes questions que l’héritage des compagnons bâtisseurs peut contribuer à éclairer.

(c) DM, 2023

1 – René Guénon, Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1980, Tome I, p.16

Photo d’en-tête : façade de la maison du 16è siècle dite maison de Saint Georges à Châteauneuf-en-Auxois, Côte d’Or

Sur les traces de Vincenot 3/8

3. Autun : Au cœur de l’art des Compagnons

Depuis Cluny la désastrée, nous roulons vers Autun, à travers les collines du Morvan, passant au large du Creusot et de Montceau-les-Mines, hauts lieux de la sidérurgie et de l’ère industrielle qui ne nous arrêtent pas, car là n’est point le cœur de l’enquête qui nous occupe.

hommage au sculpteur du 12è siècle Gislebert devant la cathédrale St Lazare

J’avais voulu voir Autun, car Vincenot nous en parle dans au moins deux de ses romans : dans Les Étoiles de Compostelle, où les compagnons* itinérants y font référence comme l’un des joyaux de l’art roman ; et indirectement dans Le Pape des Escargots, puisque le héros, le sculpteur Gilbert de la (ferme de la) Rouéchotte, est identifié pour son talent comme le digne successeur d’une longue lignée de sculpteurs ayant œuvré en Bourgogne à diverses époques, tels que Claus Sluter le hollandais, Philippe Biguerny, Jean de la Huerta l’espagnol, et le quelque peu énigmatique Gislebert d’Autun. Ce dernier, après avoir fait ses classes à Cluny et Vézelay, a été identifié comme l’auteur probable des chapiteaux de la cathédrale d’Autun, ainsi que de la Tentation d’Eve, et du tympan du Jugement dernier qu’il a signé en latin : « Gislebertus Hoc Fecit » : Gislebert a fait cela.

* le statut de compagnon était l’intermédiaire entre l’apprentissage et la maîtrise

Dans l’histoire de la Gaule Autun avait eu ses heures de gloire, en tant que cité éduenne* intégrée dans la Gaule lyonnaise de l’Empereur romain Auguste, d’où son nom : Augustodunum.

* Les Eduens : peuple que l’on a dit le plus puissant de la Gaule celtique, établi dans ce qui serait aujourd’hui la Nièvre, la Saône-et-Loire ainsi que le sud de la Côte d’Or (arrondissement de Beaune) et l’est de l’Allier, et dont la capitale était Bibracte (le mont Beuvray), puis Autun. Ils détenaient le « principat » de toute la Gaule, c’est à dire une fonction provisoire attribuée par l’Assemblée des Gaules à un chef de tribu. Dominant les riches terres de la plaine de Saône, ils se situaient à un carrefour commercial important entre le monde celte et celui de Rome d’une part, et entre les trois grands bassins du Rhône, de la Saône/Loire/Allier, et de la Seine d’autre part, d’où leur capacité à régenter le commerce en prélevant des tarifs douaniers. Ils ont été les alliés des Romains dès le 2è siècle av. JC car ces derniers les soutiennent face aux prétentions territoriales des Helvètes. Ils se rallieront tardivement à Vercingétorix en 52 av. JC.

Autun est une petite ville agréable, avec quelques rues piétonnes, une jolie maison de retraite, un restaurant ouvert à 15h, Aux Gourmandises de l’Eduen où je déguste une fameuse blanquette…. Quant à sa cathédrale, je ne savais trop à quoi m’attendre, mais lorsque j’y pénétrai, je fus saisie par la beauté et la finesse des chapiteaux sculptés sur les colonnes, illustrant principalement des scènes de la Bible mais aussi quelques scènes plus mystérieuses avec des animaux à trois têtes, des symboles et des entrelacs de végétaux aux significations élusives …

l’arche de noé sur les flots…

Vincenot dans ses œuvres nous donne des clés pour ressentir et interpréter le mystère de l’art des bâtisseurs d’églises. Dans Les Étoiles de Compostelle – roman initiatique par excellence !- le Prophète, personnage haut en couleur de la tradition celte entame l’initiation de Jehan aux secrets de l’architecture sacrée. Il explique comment les édifices religieux ont souvent été bâtis sur des lieux de culte pré-existants, comme ceux des Celtes, consacrés par les druides (les « très savants » selon l’étymologie du mot). Il pouvait s’agir d’un lieu énergétique particulier, comme une source sacrée, un promontoire ou un vallon, une forêt mystérieuse où affleuraient les forces telluriques… Nous sommes ainsi plongés au cœur du mystère des druides qui identifiaient ces hauts lieux d’énergie et les marquaient – d’une pierre levée, menhir, dolmen, alignement – pour y tenir leurs cérémonies.

Les druides, considérant que la parole écrite est morte, transmettaient le savoir par l’oralité, les légendes, le symbolisme. Ce dernier était utilisé pour exprimer les lois de l’univers (unité divine, correspondance, vibration, rythme, polarité, cause à effet, etc .) On retrouve ce langage symbolique dans l’alchimie médiévale – qui s’invite aussi d’ailleurs dans les édifices religieux sous forme de personnages et animaux mythologiques ou de messages codés. Car l’alchimiste après tout, cherche lui aussi la révélation spirituelle et porte en lui la tentative de réconcilier les mondes matériel et spirituel…

Plus tard, la tradition chrétienne s’est emparée de ces connaissances pour les mettre au service de la chrétienté, en un mariage mixte plus ou moins officialisé où sont venus se greffer le culte de la vierge, du Christ rédempteur et le rituel de la consécration du pain et du vin. Les églises, abbayes, cathédrales, étaient conçues comme des lieux où l’humain pouvait se régénérer. Les connaissances ésotériques des compagnons bâtisseurs leur permettaient d’organiser l’architecture afin de capter au mieux les énergies du ciel et de la terre et de les faire se rejoindre, au niveau du chœur, permettant d’une part l’élévation de l’humain et d’autre part la transsubstantiation du divin en la matière, au cours du rituel du corps et du sang du Christ.

« combat d’un pygmée et d’une grue »,
animal mythologique inspiré de l’Illiade

C’est la jointure de ces deux lectures possibles – l’héritage de la chrétienté et celui de l’ancienne civilisation celte, avec ses codes et ses symboles – qui font des édifices religieux de l’art roman des lieux fascinants dignes d’être explorés avec un nouveau regard.

Je me rendis compte que c’est le mélange de ces prouesses architecturales et de l’énergie très particulière des lieux qui m’attirait de nouveau et me faisait m’attarder aux flancs des cathédrales… Cette énergie qui ressort naturellement de la terre et s’est vue amplifiée par l’aspiration spirituelle de ceux qui ont conçu et construit l’édifice et lui ont insufflé tout leur savoir-faire.

D’après Vincenot, les compagnons suivaient un rite à l’intérieur d’une église qui s’appelait « faire le petit labyrinthe », symbole du parcours ardu de la vie. Il nous raconte comment les compagnons, cheminant, arrivent à Lescar, où leurs pères et eux-mêmes ont bâti l’église (les constructions s’étageaient souvent sur plusieurs générations et il n’était pas rare que ceux qui y participaient n’en voient pas l’aboutissement…) :

« Jehan allait y entrer par la grande porte mais les Pédauques* l’en empêchèrent vivement. Ils l’entraînèrent vers une petite porte de côté fort surbaissée en lui disant :

– Voilà notre porte, notre porte à nous, et notre bénitier ! Et ne t’avise pas d’entrer par une autre porte avec ton pied d’oie !

– Vous avez une porte particulière et un bénitier particulier ?

Ils répondirent simplement : « Oui », et ce fut tout.

Ils montèrent toute la nef centrale, la redescendirent gravement, prirent ensuite le bas-côté nord qu’ils remontèrent, passèrent devant le chœur, où ils firent une prosternation à deux genoux, redescendirent le bas-côté sud, remontèrent encore une fois la nef centrale, à pas très lents et s’arrêtèrent sur la croisée du transept, les yeux levés vers le fond de l’abside pendant un long instant.

A vrai dire, c’était ainsi qu’ils faisaient chaque fois qu’ils visitaient une église. »

* voir épisode 2/8

Jehan les imite, et ressent « un grand mouvement, comme si quelque chose se détendait, se gonflait dans tout son corps, mais là c’était peut-être encore plus fort que jamais. C’était comme à Fontenay, comme à Chapaize, comme à Cluny, comme à Conques. Il en fit part à ses compagnons qui, gravement, mesurant leurs paroles acquiescèrent en disant, au bout d’un silence :

– Oui c’est une de nos meilleures !

Et ils ressortirent par la petite porte. 

Le Prophète, dès la grande lumière du parvis, glissa à son oreille :

– Et Vézelay, tu verras, tu verras !

Puis presque dans un murmure :

– Et à Chartres, oui, à Chartres, tu verras, tu verras ! »

Dans les édifices religieux, le narthex, ou entrée du fond, peut symboliser la matérialité, ou l’enfer, comme au jeu de marelle, tandis que l’abside et le chœur correspondent au paradis, reflétant ainsi, projeté au sol, le schéma de l’élévation symbolique de l’homme par son cheminement à l’intérieur de l’église, tandis qu’il se baigne dans les énergies bénéfiques captées là par les moyens de l’architecture sacrée.

(plan patrimoine-bordes)

Comme nous l’enseigne Vincenot dans les Étoiles de Compostelle (dans son avant-propos il avoue avoir été inspiré d’une main mystérieuse, toutes ces connaissances lui étant au départ totalement inconnues), les compagnons bâtisseurs du Moyen-Âge observaient les préceptes de l’ancienne connaissance ésotérique, à savoir :

1) l’orientation spatiale – édifice tourné vers l’Est face au point d’émergence du soleil à l’équinoxe – autrement dit, conçu pour capter au mieux la lumière ;

2) la géométrie sacrée – les corps de géométrie dans l’espace (tétraèdre, octaèdre, dodécaèdre, icosaèdre …) ;

3) la sublime proportion, soit la reproduction des formes et des proportions trouvées dans la nature, par l’utilisation du Nombre d’or, la spirale de la création que l’on retrouve dans les théories fractales et l’ADN des trois règnes du vivant (animal, végétal, minéral) – et aussi d’ailleurs, à la base des fréquences sonores ;

4) la place symbolique de l’humain dans l’univers, autrement dit le rapport entre le microcosme du monde matériel et le macrocosme divin. Il s’agit de « célébrer les noces de l’humain et du divin » dit Marie-Madeleine Davy dans Initiation à la symbolique romane 1 :

« L’église romane symbolise le corps d’un homme étendu où ce n’est pas le nombril en tant que milieu du corps qui joue un rôle majeur, mais la poitrine dans laquelle est placée l’arche du cœur. » Et l’auteur de cet article de poursuivre que, dans le Guide des Pèlerins de Saint Jacques de Compostelle (XIIe  siècle), l’église est comparée à l’homme : la grande nef est semblable à un corps dont les transepts forment les bras 2. »

Autun, la cathédrale Saint Lazare

Dans L’Art du Monde 3, Luc Benoist nous offre un autre éclairage sur l’architecture sacrée :

« Pour comprendre le symbolisme de nos cathédrales, il faut recourir à l’intermédiaire naturel des nombres et de la géométrie. (…)

L’église rappellerait donc, en ses formes et en ses proportions, le temple de Salomon, qu’Ézéchiel avait vu en songe et en même temps la Jérusalem céleste, dont Saint Jean nous a transmis les dimensions prototypes, calculées avec une règle d’or par un ange-architecte. Idée immémoriale s’il en fût, puisqu’un fragment du temple de Ramsès II, conservé au musée du Caire, porte une inscription qui proclame : « Ce temple est comme le ciel en toutes ses parties. » (…)

Un homme étranger aux mathématiques ne peut atteindre la véritable connaissance divine, écrivait Boèce. Cette certitude avait si bien pénétré l’esprit des clercs, qu’à l’autre bout des temps médiévaux, le cardinal de Cusa répétait : la langue mathématique offre le symbolisme le moins inadéquat à l’intelligence des vérités divines. (…)

La loi des nombres et ses correspondances pénétra ces sommes d’architecture … mais les cathédrales ont caché leur ossature nombrée sous une telle splendeur qu’elles se dressent devant nous aussi mystérieusement que les ouvrages de la nature, dont il semble qu’elles imitent les lois.

(…)

Des recherches récentes conduites par des archéologues et des architectes ont pénétré assez avant dans les secrets corporatifs des constructeurs médiévaux. (…)… tout se passe comme si les maîtres d’œuvre avaient tracé le plan et l’élévation de leurs édifices à l’aide d’un ou de plusieurs cercles directeurs de partition polygonale régulière.

La figure circonscrite devait être le plus souvent le pentagone pythagoricien ou, à son défaut, le dodécagone. (…) »

pentagramme et autres figures géométriques
analyse de la cathédrale de Reims par Thierry de Champris

En observant et en appliquant les lois fondamentales de l’univers, les corporations de bâtisseurs (qui juraient sur l’évangile de saint Jean de conserver secrète la connaissance et de ne la transmettre qu’aux seuls initiés) savaient construire ces voûtes de pierre qui défient la gravité.

Autun nous parle de ces hommes ancrés dans la matière mais portés par une pulsion spirituelle qui leur permet de porter leur art au pinacle, et d’en faire l’instrument de la représentation de cette aspiration qu’il ressentent au plus profond d’eux mêmes.

Le tympan, les chapiteaux sculptés de la cathédrale Saint Lazare certes représentent des scènes de la Bible, mais sont aussi ornés d’animaux, de motifs floraux et êtres de légende qui ne dévoilent leur mystère qu’à la lumière des codes symboliques des traditions druidique et alchimique. Ainsi je commençai à y comprendre quelque chose, en seconde lecture, dans la symbolique des ornementations des édifices sacrés.

« la chute de Simon le magicien »,
sous le regard de Saint Pierre …

Pourquoi suis-je aujourd’hui si touchée, par ces chefs d’œuvre d’art roman qui sont légion en Bourgogne, par les récits mystiques et merveilleux qu’ils évoquent ? Sans doute, parce qu’ils nous parlent de traditions que nos modes de vie modernes ont désertées, mais qui gagneraient à être reconsidérées, car elles apportent des repères, et remettent les choses à leur juste place.

En quoi ces considérations sont-elles plus que jamais d’actualité ? L’être humain est comme un aimant posé entre terre et ciel. Sous la terre, il y a des courants telluriques puissants, et du ciel descendent des ondes subtiles qui nous nourrissent également. Les anciens adoptaient des rites et suivaient des règles qui permettaient de capter ces courants et ces ondes pour se régénérer, pour augmenter la vie en soi. Comme les chats qui choisissent minutieusement leurs points névralgiques, ils savaient reconnaître les lieux qui les rechargeaient et les fréquenter avec une forme de vénération. Comme les oiseaux migrateurs, ils s’orientaient avec le GPS interne du corps humain pour retrouver les points où jaillit la source de vie.

Jusqu’à notre ère moderne, la pierre, le bois, la tourbe, les matériaux de construction naturels transmettaient cette énergie tellurique de la terre, si bien que l’humain y baignait constamment, selon les lieux, lui permettant de se régénérer, d’y puiser la force de son labeur, de s’élever vers le ciel salvateur.

Aujourd’hui, dans nos villes, le béton, le macadam, les structures métalliques nous isolent de ce courant magnétique naturel (l’humus, l’humidité, la terre où fermente la vie, l’élément féminin et lunaire ; le mercure des alchimistes) et nous empêchent de nous y ressourcer. Au-dessus de nos têtes, dans nos environnements domestiques, dans l’espace aérien et dans l’atmosphère des villes comme des campagnes, les satellites, les antennes, les ondes électro-magnétiques occupent et saturent l’ether, espace de qualité subtile et invisible, de sorte que le courant solaire, masculin, actif – le soufre des alchimistes – ne pénètre plus notre corps et ne peut plus y rencontrer son pôle opposé pour des noces d’où émane le troisième élément : l’esprit, celui qui nous relie à notre origine. Nous évoluons dans des environnements énergétiquement morts, saturés d’ondes artificielles et qui ne correspondent plus à la fréquence vibratoire du vivant … L’union du divin et du terrestre ne peut plus s’accomplir, nous sommes abrutis dans une sorte de matérialité artificielle, confuse et délétère.

Moi qui suis de sang ibère et celte, de tradition chrétienne, pratiquante de yoga tantrique et adepte de l’alchimie dans ses aspects spirituels, sensible à la réalité des ondes subtiles dans le reiki et le chi-gong, je reconnais dans le questionnement qui trace ma voie, la quête d’une unité retrouvée, que seules les énergies naturelles et le lien sacré savent m’apporter. D’où ce besoin, je pense, de me reconnecter à ces anciennes traditions qui savaient et transmettaient cette forme de connaissance en proposant des repères, des interprétations, des lignes d’action. Le bien-être qu’on nous vend à grand renfort de publicité comme un nouveau produit à acquérir (tourisme, spa, sports extrêmes, distractions, diverstissement…) n’est qu’un pâle reflet des horizons de liberté que nous offre notre nature profonde d’être humain et divin, cette véritable nature vivante et joyeuse qui est accessible à tous, au fond de nous.

(c) D.M 2022

1 Citée dans un excellent article de Fabrice Guillaumie sur l’Art et le Sacré : https://paragone.hypotheses.org/991

2 op. cit.

3 Art du Monde, Luc Benoist, NRF Gallimard, p. 48-49

Et pour approfondir l’étude du Nombre d’or en architecture sacrée, voir cette vidéo de Thierry de Champris :

Berlin, 1989

C’était il y a 33 ans. En novembre, les premières brèches déchiraient le mur honni, le mur de la honte, le mur de Berlin. L’émoi était dans les rues… le rideau tombait sur un essai de régime totalitaire en Europe… avec le rideau s’écroulait un mur, l’une des plus ignobles inventions de l’homme pour le séparer de ses congénères… un mois plus tard, j’y étais, souvenirs !

Pour une lecture en ambiance rock cliquez ici !

Le mur qui attisait toutes les curiosités…

Extraits de mes carnets : 

« Samedi 16 décembre 1989 : nous arrivons à Berlin, en bus depuis Amsterdam, vers 8h du soir… On se décide à prendre le métro, direction Kreuzberg… nom chargé de signes, lourd de fantasmes : un quartier qui jouxte le mur, un quartier des bars underground, des restaus turcs et des galeries d’art alternatif… fête dans un squat où des gens aux cheveux roses dansent comme des morts vivants sur du rock allemand … on dirait presque qu’à force de craindre la guerre atomique ils y sont tous passés… Religion apocalyptique et anarchiste, reconstruction d’un monde parallèle, contestation et défense des causes révoltées : les Kurdes, les Palestiniens, l’Afrique du Sud… Aider les autres à se construire un monde plus juste, nous qui avons vécu le suicide et survivons maintenant par des extravagances agressives… ? »

Un essai de régime totalitaire en Europe… mais, en sommes-nous si loin aujourd’hui ? Sous nos simulacres de démocratie, la toute puissante Union européenne et nos dirigeants bien-pensants n’ont-ils pas réussi à nous dicter à quelle heure nous pouvions sortir, comment nous chauffer, quoi manger, combien d’essence consommer, comment prendre soin de notre santé, comment penser, comment nous comporter avec les autres ? … Les rayons des supermarchés sont pleins, mais ironiquement, on vit dans l’angoisse permanente d’une pénurie quelconque…

Étrange image que cette ville divisée par un mur bariolé…

« Lundi soir, 19 décembre : nous avons longé le mur… Lieu de recueillement, de visite pour tous les Allemands intrigués des changements mais cependant patients et attentifs de ce qui se passe et va se passer. Des panneaux, des affiches se dressent, symboles d’une lutte pour la liberté sur terre et d’un désir de réunifier les esprits et les pensées d’un peuple déchiré. Étrange image que cette ville divisée par un mur bariolé, lieu à la fois d’inepties mais aussi de tous les slogans et toutes les aspirations librement exprimées. De l’autre côté, une blancheur totale et neutre, le refus de laisser libre cours aux individualités, le signe d’un socialisme exacerbé par la rigueur allemande. »

La Trabant, emblématique de l’industrie
et de la société est-allemandes…

« Le mur est le signe visible d’une exclusion, non pas réciproque mais voulue par l’Est pour éviter une « contagion » et endiguer plus sûrement son peuple ; en même temps, cette vision Ouest d’un mur où se cognent tous les appels, les supplications, résonnant et bourdonnant dans les oreilles de ceux-mêmes qui les envoient, mais hermétiquement stoppés par le béton. A l’Est, les frères, non pas ennemis mais amis refusés, confisqués, qui viennent maintenant parfois en visite et viennent recevoir leur begrüßgeld sur l’Europa Center, après quoi ils se précipitent dans les boutiques dépenser chichement leurs 100 Marks. »

Exorcisation de la décadence occidentale ? 

« Symboles d’un art renaissant, les motifs graffitesques du mur sont sans aucun doute une prière au passé autant qu’une crainte et une exorcisation de la décadence occidentale… Visages tristes et serrés des Allemands de l’Est, non pas surpris, peu étonnés de ce qu’ils voient, plutôt lassitude face à cette vie qu’ils viennent partager pour 1 jour mais qui n’est pas la leur. Lassitude, enfermement des désirs et étouffement des ambitions, des aspirations. Pas de frénésie ni d’excitation (lorsqu’ils parviennent) à l’Ouest, simplement une grande humilité, discrétion, une visite amicale et silencieuse, une découverte naïve comme celles que font en cachette les enfants frustrés, à peine joyeux car ils savent que leur découverte est subversive et que pour continuer à vivre dans les rapports humains, les mouvements qui sont les leurs, il leur faudra occulter cette partie d’eux-mêmes qui se révèle le temps d’une journée… sans quoi, la folie, le désespoir, la colère illimitée les guettent… »

La rage au cœur, l’espoir au ventre…

« Plus d’un mois après les événements qui ont bouleversé les cases de la conscience allemande en même temps que les institutions, cette ambiance de religion, cette atmosphère d’attente non pas tendue mais pleine d’espoir, à l’Ouest, calme et résignée à l’Est, me laisse espérer beaucoup de notre prochaine visite à Berlin Est. »

(Les brèches sont dans le mur, les visites se font plus fréquentes et faciles, les Vopos sont conciliants, mais le mur administratif n’est pas encore officiellement tombé…)

L’usine Van Houten répand une odeur persistante de cacao sucré
à des kilomètres à la ronde…

Je longe le mur à partir du canal, dans le quartier de Neukölln. « Une brèche dans le mur est devenue point de passage, au bout de la Obumant (?) Strasse. J’y parviens pile à l’heure de l’exode (le retour à l’Est à la fin de la journée) : quelques centaines d’Allemands de l’Est se suivent en flot continu, familles, entre amis, jeunes et vieux, tous des cabas à la main, avec des bananes, des jeans ou je ne sais quoi ; avec aussi une sorte de petite étincelle dans leurs yeux éteints, un timide sourire, une lueur de renouveau, une brèche entr’ouverte dans leur cœur…. A cette heure-là c’est impressionnant de les voir, les uns derrière les autres, comme faisant la queue une fois de plus, arrivant d’un pas pressé, s’extirpant de la pénombre pour s’exhiber sous les réverbères qui éclairent crûment cette scène à la fois douloureuse et créatrice d’espérance… Puis soudain un sentiment bizarre m’étreint : j’ai l’impression de photographier un troupeau inhumain de formes se rendant sans espoir à leur destin, je me sens presque intruse devant ce spectacle qui me semble indécent pour la naturelle pudeur humaine… Sous les arcades où la foule s’engouffre, l’ombre de l’inconnu et du mystère, l’attente du changement, une sorte de couloir où soudain corps et esprits se métamorphosent pour vivre une vie d’un autre genre… »

L’inconnu, le gouffre….

Mercredi 21/12, a ride inside the long long far east (à l’Est) : « Arrivés par un morne matin gris à Checkpoint Charlie, déboussolés par le nouveau monde qui s’offre à nous, les longues avenues envahies de Trabant et de Wartburg et quelques Lada et Skoda russes ou tchèques… bordées de très vieux immeubles en déconfiture et de quelques autres immeubles tout neufs ou en construction. Berlin Est apparaît petit à petit comme un vaste chantier… le paysage n’est que grues, pare-pains, structures métalliques et l’air résonne de bruits d’activités en tous genres. Nous déambulons dans le centre… jouxtés par les monuments très anciens de la Humboldt Universität ou des musées Boden et Pergamon, des monstres ostensibles de la culture socialiste se donnent un air frimeur de moderne, de splendeur érigée en orgueil populaire, d’expressionnisme exagéré du pouvoir socialiste : la Volkskammer, le palais du socialisme, élévations destinées aux élites du peuple… quelques immeubles marqués d’impacts de balles…»

« Les problèmes commencent en fait lorsque nous cherchons à bouffer… La guerre là-bas semble être une véritable institution, conséquence directe de la profusion limitée des biens de consommation et en même temps, résultat logique de l’esprit de discipline poussé à l’extrême… Il y a tout un art de la queue : on se place patiemment derrière son voisin, on avance d’un pas lorsqu’il fait un pas, on saisit le panier du clampin sortant pour pénétrer dans le magasin ; le nombre de paniers détermine en fait le nombre de personnes présentes à la fois dans le magasin. Conséquence logique il est interdit de rentrer dans un magasin ou un supermarché sans panier. Nous nous faisons engueuler au mini Markt de la gare, parce que nous n’avons pas de caddie, et nous avons beau expliquer que nous rejoignons le troisième larron qui en a déjà un, rien n’y fait.»

« Il apparaît frappant qu’il y a énormément de librairies à L’Est, où les gens peuvent venir lorsqu’ils sont en quête de menu fretin culturel : dans chaque domaine, un ou deux livres sont proposés et c’est la même chose dans les magasins de consommation: il y a une sorte de jeu d’échecs, trois sortes de casquettes, un peu plus de choix dans les chapeaux de mode mais dont les prix sont carrément prohibitifs. Des fixations de ski datant de nos ancêtres nordiques… la qualité apparaît médiocre dans tous les domaines. Même la bouffe est fade et inhumaine, comme stérilisée et sortie à la chaîne d’une usine du « meilleur des mondes »… la viande a une couleur brune de sang coagulé, pour rien au monde je ne goûterais au maigre choix de steaks. »

La Brandenburger Tor s’est ouverte des deux côtés….

« Vendredi 22 : aujourd’hui nous avons fait « les sauteurs de mur »! La Brandenburger Tor s’est ouverte des deux côtés, flux d’Allemands. Des gens partout sur le mur, sur les cars de flics, passage à l’Est gratos : décidément ça bouge ! … les Allemands ont reçu je crois le plus beau cadeau de Noël qu’ils pouvaient espérer : des Vopos souriants qui leur bordent le passage, dans les 2 sens, et discutent avec les flics de l’Ouest dans les brèches du mur.»

Les parapluies de la Brandenburger Tor…

J’ai senti, à ce moment-là, que je vivais un moment historique, comme il m’arrivera encore au moins une autre fois dans ma vie (Afrique du Sud, 1994, élection de Nelson Mandela). Grand moment d’émotion. L’espace intérieur s’ouvre, explose en feux d’artifice extérieurs, la vie est immense, ses possibilités indéfinies n’attendent que notre volonté pour manifester le meilleur de l’humanité. L’espoir vibre, palpable, au-dessus des têtes. Sous un ciel qui se déverse la foule est en liesse. Intensité électrique, contagieuse. Les Allemands manifestent, rient, hurlent, crient, boivent, grimpent, chantent et jouent de la trompette, sur le mur en lambeaux qui n’a plus lieu d’être. Le symbole est détruit, reste à tout reconstruire…

« L’événement : 15 H : les chanceliers Kohl et Modrow se serrent la pince, ainsi que les maires respectifs de Berlin et décrètent l’ouverture libre de la Brandenburg : foule, pressée contre les barrières, hurlements et sifflements, on boit du Sekt à volonté dans la foule et sous les parapluies car l’humidité monte. »

Il me restera, à tout jamais gravée dans ma mémoire, cette image, photo de mes premiers débuts de reportage (ainsi que les autres, que j’ai retrouvées et présentées ici) : celle d’un joueur de trompette qui, dressé sur le mur, sous la pluie, sonne la liberté, la réunification des peuples, l’avenir glorieux … comme les trompettes de Jéricho qui font s’écrouler le mur de la ville, ou celles de l’Aïda de Verdi qui annoncent le retour des troupes glorieuses.

……

Aurions-nous tant célébré si nous avions su ce que l’avenir nous réservait ? D’abord, les guerres du Golfe, Yougoslavie, Tchétchénie, Congo, Rwanda… puis 2001 le 11 septembre, Afghanistan, Irak, Gaza, Darfour… et tout le reste…. l’étau de la mondialisation qui se resserre… la dictature technocratique qui rôde… l’expérience Est-allemande aura-t-elle été un galop d’essai parmi tant d’autres pour un régime totalitaire en Europe ?

L’angoisse de ces questionnements n’a d’égal que le souvenir de la sensation de liberté qui a pu m’étreindre en de tels moments de passage, où l’Histoire flambe de tous ses feux, et nos cœurs vibrent à l’unisson. Où se sont déversées toutes nos aspirations, toute cette joie électrique, cette sensation immense d’ouverture? Comment recueillir cela en soi et l’accueillir comme l’état naturel de l’être, celui qui devrait être le moteur de notre monde et le sens de notre passage sur terre ?  Est-ce encore possible … ? 

Textes et photos (c) D. M.

Sur les traces de Vincenot 2/8

2. Remontée dans le temps, entre Mâcon et Cluny

C’est vers Cluny que je m’oriente pour la première étape. Cluny, vantée dans Les Étoiles de Compostelle, comme l’une des merveilles de la chrétienté des 11è-12è siècles. Cluny qui rayonnera, à son apogée, en plus de mille prieurés et d’abbayes, et dix mille moines. Des moines, travailleurs infatigables de la terre, défricheurs, semeurs, récolteurs, qui feront de la Bourgogne ce qu’elle est aujourd’hui, et de Cluny également le point de mire spirituel d’une Gaule encore désunie. Cluny, unique et magistrale, malheureusement vendue et détruite en grande partie à la révolution française, dont il ne reste que quelques bribes, quelques fragments éparpillés dans une jolie bourgade plutôt tranquille, mais où l’on ressent encore la noblesse de cet héritage. (Il n’est pas d’usage de critiquer la révolution française… mais comment ne pas se révolter face à la destruction et le pillage de tant de chefs d’œuvre… ? Châteaux, abbayes et autres merveilles, témoins d’un art séculier ou sacré, héritage des traditions et des savoir-faire des Compagnons bâtisseurs, qui y inscrivaient discrètement leur marque dans les chevrons, les chapiteaux et les clés de voûte?)

Notons que Cluny III, dont la construction débute vers 1080, sera pendant presque cinq siècles la plus grande église de l’Occident (187 mètres de long) jusqu’à la construction de Saint-Pierre de Rome, en 1506.

Voici comment l’écrivain Henri Vincenot, dans son récit situé au 12è siècle, nous présente Cluny. Les Compagnons sont sur la route, accompagnés du Prophète – personnage haut en couleurs incarnant la tradition celte – en quête de nouveaux financements qu’ils s’en vont quérir chez les Templiers… Ils font halte en divers lieux, pour ici revoir une nef, là parfaire une charpente, terminer des sculptures… :

« On vit bientôt les tours pointues, puis tous les grands toits de tuile de Cluny, au pied des monts forestiers. Même vu de loin, cela paraissait si grand et si puissant que Jehan, le souffle coupé, s’étrangla en essayant de pousser de grands cris de joie et doubla aussitôt l’allure.

– Attends, attends! criaient les autres. Bien pressé que tu es de voir les moines noirs !

Et entre-temps, les Compagnons, repris par la fièvre professionnelle de la pierre, décrivaient par avance la merveille :

– Pense : un tracé de cinq cent soixante-dix coudées* de long et dominant un chœur avec déambulatoire, ouvert sur cinq chapelles rayonnantes. Un double transept, percé, sur les faces orientales d’absidioles, qui, chacune, sont de véritables nefs profondes de deux cent vingt coudées éduennes et précédées d’un narthex où chacune des églises qu’on a vues hier pourraient tenir à l’aise ! Deux tours carrées hautes de cent cinquante coudées…

– … Une fameuse bâtisse, ajoutait le Vieux à bout de souffle : toutes les dimensions sont les multiples d’un module de base qui est la coudée éduenne* par trois, cinq, sept, neuf. Les nombres musicaux ! Le nombre parfait de la mathématique druidique ! Toutes les mesures étant aussi multiples de sept ! C’est du grand travail !

Le Prophète en bavait.

* une coudée = trente centimètres environ

(…)

C’est ainsi qu’ils purent entrer dans la grande église et là ils restèrent pétrifiés. Oui, parmi ces pierres de soleil, ils se sentaient devenir pierre à leur tour. Pierre et Musique.

L’édifice était dans la splendeur de sa nouveauté et sa hauteur était stupéfiante / « Deux fois plus haute que large » annonçaient les deux Pédauques* qui y avaient quelque peu travaillé sur la fin… La voûte, tout là-haut, paraissait immatérielle. » 

* Pédauques : confrérie de Compagnons Constructeurs qui portaient une figure géométrique ésotérique ressemblant à l’empreinte d’une patte d’oie, d’où leur nom de Pédauques – Pedauca. 

Mais avant d’en arriver là…. Avec mon compagnon de route, nous partîmes à la mi-journée de notre Valromey (lieu des Celtes et des Romains) pour rejoindre Ambérieu et Bourg-en-Bresse, traversant le Bugey et ses falaises boisées. Ayant décidé de prendre par les routes de traverse, nous arrivâmes bientôt à Mâcon et, contournant la ville par le sud, cherchâmes sans succès la route de Moulins et Paray-le-Monial – autre haut-lieu de l’art roman où nous avions fait une halte l’été précédent – qui devait nous mener ensuite à Cluny. Ô banlieues anonymes, quand vous nous tenez… Bref, nombreux ronds-points, nombreux panneaux plus tard… nous entrons de manière tout à fait fortuite dans les monts du Beaujolais au sud-ouest de Mâcon, ce qui d’ailleurs était sans doute un signe du destin, car cela nous valut une jolie petite halte à Juliénas qui nous accueillit fort bien, ainsi que son café Le Sarment qui avait eu la bonne idée d’être ouvert toute la journée.

Immédiatement, nous sommes en voyage… le dépaysement est là, attendu, espéré, fidèle. Les vignes dorées flamboient dans le soleil diagonal de l’après-midi. L’enchantement des vignobles, parsemés de maisons plus ou moins typiques, plus ou moins modernes, se poursuit jusqu’au col du Gerbey (ou Gerbet), où nous optons pour une petite balade parmi les châtaigniers et les acacias. On redescend par des vallons où apparaît, de loin en loin, tel un jeu de piste taquin, le nom de Lamartine : le village de Milly-Lamartine, le château de Pierreclos et ses brebis paisibles, puis le château de Corcelle, belles demeures solidement ancrées sur leurs pierres, épousant un replat de la colline ou le fond d’un vallon.

Ainsi guidés comme par enchantement, par le délicat renom de ce grand poète qui semble avoir passé du temps dans ces contrées, nous arrivons à Cluny où nous prenons nos quartiers pour la nuit avant de partir en quête de quelqu’aventure… et celle-ci ne tarda pas à arriver !

Visite nocturne de Cluny : au premier abord, les rues sont vides et tout semble endormi. Puis, de la porte arrière donnant sur les jardins de l’abbaye, émergent sous nos yeux ébahis de grands énergumènes aux longs manteaux, qui semblent des guenilles sorties d’un très vieil âge, ornées de blasons, d’écussons et de symboles cabalistiques.

Intrigués, nous les interrogeons et apprenons qu’il s’agit des étudiants de deuxième année de l’École des Arts et Métiers, campus de Cluny, installé, rien que cela, depuis l’ère napoléonienne à Cluny, et depuis 1901 en l’abbaye elle-même. S’ensuit une discussion un peu fiévreuse car nous avons pénétré quelques instants dans l’enceinte de ce jardin déjà envahi par les vapeurs bleutées de la nuit, qui jouxte l’arrière de l’abbaye, nous rapprochant du bâtiment ancien en laissant courir notre imagination : des moines se sont-ils promenés ici, méditant ou cueillant quelques herbes pour le souper ? Nous n’avons guère le temps de rêvasser car le site est réservé aux étudiants et nous sommes fort élégamment escortés par un commando de deux étudiants qui nous parlent de leur art tandis que nous leur parlons de notre voyage et de Vincenot. Je comprends qu’ils sont de futurs ingénieurs, et j’apprendrai plus tard que le site de Cluny est dédié au bois, aux matériaux et à l’usinage. Concepteurs et réalisateurs, ils ont donc vocation à être aussi les maîtres d’œuvre de leurs projets, et je m’interroge, pourraient-ils être, en quelque sorte, de lointains héritiers de nos compagnons du moyen-âge ? Ils ne renient pas ce parallèle mais ne semblent pas y avoir trop réfléchi eux-mêmes.

Leur tenue plutôt étrange se justifie par la période de bizutage, qui correspond à l’initiation des « premières années » puisque c’est le début des cours. Les élèves de troisième année (nous en croiserons plus tard quelques-uns) portent, eux, une blouse blanche également ornée de signes. Cela donne lieu à un ballet assez étrange dans les rues de Cluny, autour de la petite place dotée de rares cafés ouverts, puisque se prépare sans doute l’une des épreuves du bizutage – que l’on nous assure être exempt de mauvais goût. La patronne de la pizzeria Au Loup Garou nous expliquera que la plupart de ces initiations concernent un projet d’intérêt public, comme de refaire un escalier de la ville, mais cela n’exclut pas le mystère qui semble entourer ces cérémonies.

Le lendemain matin, Cluny nous accueille dans ses ruelles, le jour neuf semble avoir comme d’une poudre d’or réveillé la princesse endormie. Nous nous attardons un moment à la librairie-café Le Jardin Secret (qui n’a plus de livres de Vincenot). Il ne restera de notre passage, que la vague nostalgie d’une splendeur éteinte, d’un Cluny rendu pour toujours à son passé… et une interrogation lancinante : ces étudiants mesurent-ils leur chance d’apprendre leur métier en des lieux si prestigieux ? Sont-ils pénétrés de la connaissance transmise par les pierres, par l’énergie du lieu ?

Partir sur les traces des bâtisseurs de cathédrale m’oblige à me pencher sur mes propres racines (que j’ai d’ailleurs en partie bourguignonnes) et celles de notre civilisation. C’est pour moi une invitation à tenter de décrypter les symboles laissés là par nos prédécesseurs, détenteurs d’une sagesse et d’une tradition que le monde moderne ignore et souvent méprise – mais que les dévoiements de ce même monde moderne nous incitent à ré-explorer. Ressentir la passion qui les animait… Vincenot, dont les écrits nous immergent dans le monde énigmatique de la double tradition chrétienne et druidique, s’en fait en quelque sorte l’interprète et nous propose un jeu de piste ; ils nous emmène en balade dans les méandres poétiques du langage symbolique qui caractérisait cette époque. La tradition dont il est question est à la fois concrète – bâtir des cathédrales – et spirituelle – trouver le chemin de l’être meilleur en soi, faire le choix de la générosité, du courage, du pardon, ainsi que Jehan, le héros des Étoiles de Compostelle en fera l’expérience lors de son initiation au compagnonnage et son pèlerinage sur le chemin de Saint-Jacques. Elle se transmet par le savoir-faire mais aussi par l’exemple, la quête intérieure et la transmutation alchimique qui s’opère en tout être qui choisit un chemin d’évolution.

Tournons-nous à nouveau un instant vers Vincenot… Il n’a pas son pareil pour nous parler des bâtisseurs de cathédrale. Dans Les Étoiles de Compostelle, Jehan est donc apprenti sur le chantier d’une abbaye : il découvre avec ferveur et ravissement la construction méthodique d’une nef – sans échafaudages, sans outils complexes, mais avec tout l’art initiatique des Compagnons, hérité des druides de la tradition celte, et peut-être, on l’évoque aussi, des Géants de l’Atlante, ceux des Pierres Levées …

«  C’était bien une carcasse de navire, la quille ronde en l’air et dont le bordage était soulevé à plus de six mètres du sol. A une différence près toutefois : l’étrave n’existait pas, ou plutôt du côté du soleil levant, le nef se terminait par un enchevêtrement quadripartite qui retombait sur une face plate, celle qui regardait l’est.

– Il n’y a plus qu’à retourner la chose et lui mettre la tête en bas pour que ce soit l’arche de Noé ! pensa Jehan.

Tout le navire de bois était chevillé à l’aide de ces grosses chevilles que Jehan et quatre autres lapins* avaient été chargés de façonner au cours du printemps sous les ordres d’un Chien. Le galbe de la coque était formé de pièces de chêne dont le tracé avait été établi par les maîtres, à plat sur le terre-plein, à grand renfort de compas et de corde à treize nœuds. Jehan avait vu tracer les coupes en tiers-point qui s’élançaient de chaque côté et se rassemblaient très haut dans le ciel. On nommait cette figure le tiers-point parce que l’espace situé entre les deux bords de la nef était divisé en trois parties égales AB, BC et CD, et puis mettant alternativement le point fixe du compas sur B et sur C on traçait deux courbes de rayon BD et CA qui se rassemblaient au pinacle. Lorsqu’on se promenait sous ces bois dressés, ces deux courbes faisaient un berceau harmonieux qui ressemblait aussi à la voûte que font les branches des grands arbres dans la forêt. Oui, de l’intérieur on croyait voir une allée de grands arbres et les charpentiers bouclés appelaient cet ensemble le goat*

* lapins : aspirants (ou apprentis) compagnons

* Chiens : nom générique d’une secte de frères constructeurs. A noter que la constellation du Chien est au bout de la Voie lactée donc au bout du chemin des étoiles qui mène à Compostelle.

* goat : forêt, bois, en celte. »

On ne peut que penser à la majestueuse charpente de Notre-Dame, issue du même savoir-faire, la fameuse « forêt » – enchevêtrement de poutres savamment positionnées – qui disparut dans l’incendie de 2019…

photo d’en-tête : la roche de Solutré, vue depuis le col de Gerbey

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