Sur les traces de Vincenot 4/8

4. L’héritage (perdu?) des Compagnons bâtisseurs

Après avoir plongé dans l’univers fascinant de l’art des compagnons du moyen-âge, bâtisseurs d’églises, charpentiers, sculpteurs de pierre, maîtres verriers, ferronniers, serruriers… et s’être émerveillé de la somme de connaissances mathématiques, géométriques, ésotériques et sacrées dont ils étaient porteurs, on ne peut, il me semble, que se poser la question suivante : qu’est devenu l’héritage de cet inestimable savoir des compagnons bâtisseurs, héritage autant spirituel qu’artistique et technique, et faisant œuvre dans le monde en ouvrant les portes de messages secrets et codes symboliques qui permettent à l’humain de s’élever et retrouver la trace du divin en soi ?

Les artisans du moyen-âge, attachés à l’esprit de confrérie, ne signaient que rarement leurs œuvres, ou d’un petit sigle (feuille de chêne, spirale, patte d’oie, oméga…) caché le plus souvent dans une partie invisible de l’édifice – néanmoins enchâssé à jamais dans la chair et l’âme de la construction. Après Cluny, après Autun et tant d’autres au foisonnement ornemental généreux, l’exigence de dépouillement de l’ordre cistercien, animé par l’esprit de Saint Bernard aura, de plus, raison de toute tentation individualiste en prônant un retour à la sobriété la plus stricte et à l’esprit communautaire. En revanche, quelques siècles plus tard, la Renaissance portera l’art, l’artiste individuel et le culte de la forme au pinacle, mais ceci engendrera une perte progressive du lien avec les arts traditionnels, y compris le côté confréries, le message caché des symboles et la magie du feu sacré qu’ils portaient.

Mon ambition ici n’est pas de me lancer dans une fastidieuse et impossible tentative de revoir l’histoire de l’art – chose pour laquelle je serais, de plus, bien incompétente – mais juste de m’interroger : qu’est devenu l’esprit du moyen-âge, où les connaissances initiatiques, transmises de maître à élève se cachent-elles, ou bien ont-elles tout bonnement disparu ? Comme dans l’antiquité, les domaines d’études et du savoir étaient alors tous reliés et l’on apprenait tout à la fois la géométrie, la physique, l’astrologie, la musique, la poétique, la dialectique, la philosophie… Avec la spécialisation des connaissances, cette approche globale s’est progressivement perdue, chaque discipline s’est éloignée des autres, les sciences rationalistes se sont affirmées comme dominantes. Il y a eu l’émergence de la science moderne hyper-technicisée qui au fond, a perdu la vision d’ensemble du vivant et le sens du Tout. Aucune discipline ne peut plus au final refléter l’ensemble des savoirs pratiques et ésotériques qui auparavant caractérisaient les grands humanistes, et en permettait d’ailleurs la transmission holistique, de génération en génération. 

Selon certains historiens, la franc-maçonnerie, ensemble de sociétés secrètes à la transmission initiatique, aurait pu être à l’origine l’héritière des codes et des mystères du compagnonnage – puisqu’elle était, comme son nom l’indique, composée de maçons affranchis. Mais des évènements, des ruptures et des dévoiements l’ont fait dévier de ce digne héritage, en se dirigeant vers d’autres interprétations plus prétentieuses. D’après René Guénon, métaphysicien, chercheur et écrivain des traditions spirituelles, l’héritage des compagnons a d’abord connu un coup terrible avec l’élimination brutale de l’Ordre des Templiers par Philippe le Bel : beaucoup ont été tués, leur savoir s’est disséminé, certains ont fui en Angleterre et en Écosse (où ils ont été à l’origine de certaines Loges maçonniques de l’ère moderne). La vraie maçonnerie, elle, la « maçonnerie opérative » dont parle Guénon, « possédant à la fois la théorie et la pratique correspondante » et devant être entendue « comme une allusion aux opérations de l’art sacré, dont la construction selon les règles traditionnelles était une des applications », aurait alors laissé place à la « maçonnerie spéculative » qui a cours encore aujourd’hui et n’en serait qu’un rejeton dégénéré, se bornant à « spéculer » sur des théories sur le développement de l’humanité qui s’éloignent de la réalisation concrète. Cette « maçonnerie spéculative » aurait d’ailleurs pris naissance à un moment où les corporations constructives étaient en pleine décadence. Il y aurait eu en outre « une véritable déviation au début du 18è siècle, lors de la constitution de la Grande Loge d’Angleterre, qui fut le point de départ de toute la Maçonnerie moderne. » Pour René Guénon, le nom de « maçonnerie spéculative » exprime assez clairement qu’elle est confinée dans la « spéculation » pure et simple, c’est à dire dans une théorie sans réalisation ; il ajoute : « assurément, ce serait se méprendre de la plus étrange façon que de regarder cela comme un « progrès ». »

L’homme maçonnique, un franc-maçon forgé
par les outils de sa loge, 18è siècle,
grande loge du Massachussets (sur oraedes.fr)

Les corporations du constructeurs, poursuit Guénon, qui participaient aux mêmes connaissances traditionnelles (certaines ayant conservé même le souvenir de leur connexion avec l’Ordre du Temple, détruit en 1312), adoptaient le symbolisme comme mode d’expression normal de ces connaissances, tout simplement « parce qu’il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent s’exprimer autrement que sous cette forme. » Guénon attribue l’émergence du symbolisme à un ésotérisme catholique*, « prenant sa base et son point d’appui dans les symboles et les rites de cette religion et s’y superposant sans s’y opposer en aucune façon ». Imaginer qu’il ne se cache sous les symboles que des conceptions sociales ou politiques, et mettre celles-ci en avant de tout autre préoccupation aura été, selon Guénon, l’erreur de la maçonnerie moderne et la cause de sa déviation : « N’est-ce pas là, précisément, ce qui a fait perdre à la Maçonnerie moderne la compréhension de ce qu’elle conserve encore de l’ancien symbolisme et des traditions dont, malgré toutes ses insuffisances, elle semble être, il faut bien le dire, l’unique héritière dans le monde occidental actuel ? 1 »

* dans le sens d’un enseignement secret réservé aux initiés

Il semblerait donc bien que cette tradition unique et précieuse soit perdue. Bien sûr, il existe encore des confréries de compagnons, mais celles-ci demeurent discrètes et minoritaires, face aux formations d’ingénieurs et de techniciens qui sont devenues monnaie courante et ont été valorisées dans notre société. Peut-être des bribes de cette tradition subsistent-elles encore dans certaines pages cachées de notre architecture, des écrits sacrés, de la poésie, de l’alchimie, de la musique. Les compagnons du moyen-âge avaient fait perdurer cette connaissance qui restait accessible aux seuls initiés, mais la mettaient, à travers les édifices qu’ils bâtissaient, à la portée de tous – c’était leur mission. Partant, l’initiation elle-même n’était pas forcément bonne à mettre entre toutes les mains, car elle exigeait un respect inaltérable de la vie, de l’être humain, et des lois de la nature.

Dieu géomètre, culture catholique, 13è siècle,
in Codex Vindobonensis, bibliothèque nationale autrichienne (sur oraedes.fr)

Les sectes francs-maçonnes qui aujourd’hui prétendent diriger le monde, héritières supposées des connaissances compagnonniques, ont-elles fait bon usage de ce savoir précieux qui les caractérisaient ? On retrouve dans leur symbolique des sigles du moyen-âge : la pyramide, fusion de l’équerre et du compas des compagnons bâtisseurs, symbolisant à la fois la connaissance s’incarnant dans l’humain et la sublimation de la matière. Mais qu’en est-il des valeurs d’humilité et de courage, de fraternité et de respect de la place de chacun, qui étaient à l’origine leur devise, leur règle et leur discipline ? La connaissance des secrets de la Nature n’a-t-elle pas été dévoyée pour en faire un instrument de pouvoir et de domination, et pire encore, pour imposer leurs vues sur le développement du monde, le progrès technologique et social ? Avec les excès de la biogenèse, le traficotage de la vie, l’humain n’a-t-il pas voulu dépasser son créateur, violant les lois naturelles et sacrées ? L’homme ne doit-il pas rester à sa place et ne pas se prendre pour Dieu ? Le respect de la hiérarchie dans les lois de la terre et du ciel faisaient la force de ces congrégations. La maçonnerie contemporaine ne s’est-elle pas fourvoyée, en voulant reprendre à son compte une tradition pour en tirer non pas une philosophie menant à l’action juste dans le monde, mais des préceptes sociaux et économiques (la maçonnerie spéculative de Guénon) qui se perdent dans la confusion ?…

Bref, l’humain semble avoir perdu son ancrage et ses traditions, il s’est fourvoyé et a voulu dominer la nature et affirmer sa supériorité (technologique, industrielle, biologique, nucléaire…) au mépris des règles fondamentales de l’univers. Les maîtres-compagnons du moyen-âge avaient su réaliser cette fusion de la matière et du divin, Rivés entre terre et ciel, ils ancraient ainsi dans la pierre, le bois, le fer, le verre, l’esprit de la création fait chair, les lois fondamentales de l’univers. Ils s’élevaient par leur art jusqu’aux hauteurs de l’énergie divine. Loin d’être des sottises passées de mode, cette fusion de connaissances perdues était pourtant apte à nous apporter une réponse à tous les maux de notre époque.

C’est toute cette dialectique qui est présente à Autun, à Vézelay, à Chartres, à Notre-Dame, dans tous les édifices d’art sacré qui parlent de nos racines, de nos héritages et de notre désir d’élévation spirituelle. L’art roman de Bourgogne témoigne encore aujourd’hui des innombrables lieux et façons où ces noces pouvaient être célébrées, pour redonner à l’humain le sens de son incarnation, le sens de son passage sur terre, le sens de ce qui est plus grand que lui, le sens du sacré.

Notre époque a perdu le sens du sacré, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle s’est fourvoyée dans d’autres codes érigés en règles mais émanant de ces lois humaines émises par certains voulant imposer leur manière de voir ; une manière toute intellectuelle mais qui ne respecte plus les lois divines. L’art a perdu son sens… N’importe quelle élucubration d’un mental plus ou moins sain est considéré comme « expression artistique », polluant le véritable rapport à l’art qui grandit, qui élève.

Piercing : oeuvre d’art « contemporaine »
devant le CRAC Occitanie à Sète (2022)

Nous en avons un exemple dans certaines réalisations d’« art contemporain » qui notamment ont fait scandale à Paris (les colonnes de Buren, le plug anal de la place Vendôme …) et dans d’autres villes – surtout lorsqu’elles sont financées par les fonds publics !

Henri Vincenot nous propose quelques passages très distrayants sur ces aspects de l’art moderne, en l’occurrence l’art quelque peu intellectualisé post-soixante-huitard à Paris, dont il nous livre une gouleyante satyre dans le Pape des Escargots. Il fait monter son héros, Gilbert, sculpteur sur bois de son état, depuis sa ferme de la Rouéchotte (sans doute, un avatar de ce Gislebert d’Autun qui a sculpté les merveilles de la cathédrale) jusqu’à Paris, entourloupé par un marchand d’art qui lui a promis monts et merveilles, lui finançant des études d’art moyennant des œuvres qu’il lui commissionnera et vendra dans des galeries huppées.

A Paris, Gilbert y fait la rencontre de filles délurées et d’artistes au langage alambiqué dont il n’a que faire. Pourtant, il doit sculpter, car maintenant il doit de l’argent à celui qui lui paye ses « études ». Mais l’inspiration ne vient plus :

« D’abord les autres lui avaient appris des mots et les mots sont les ennemis de la plastique. Les mots sont le poison du peintre et le glas du sculpteur. On ne sculpte pas avec sa langue. Si chaque fois qu’on prend le ciseau on entend des bêtises comme « harmonie », « rythme », « projection du subconscient », « impact du virtuel », comme Gilbert en entendait chaque jour, on est pour ainsi dire paralysé et ce qu’on fait est mou et froid comme une limace, vide et inutile comme un pet. Oui, l’œuvre, alors, n’est qu’un pet de la cervelle. 

Gilbert avait certes pris un beau morceau de noyer, il l’avait installé sur la sellette et il le regardait, mais, écrasé par le discours de Fumassier, il ne savait par quel bout s’y prendre et la colère bouillonnait. Ça montait dans sa gorge comme une surchauffe dans le col de l’alambic… »

(Ce passage est particulièrement savoureux lorsque l’on sait que Vincenot lui-même était sculpteur sur bois, ses sculptures peuvent être vues au musée régional de Dijon, il a certainement donc fort bien ressenti en lui le duel entre les mots, la littérature, la recherche du mot juste, et le jaillissement artistique qui vient de l’instinct pur …)

Sylvie arrive, une fille des Beaux-Arts qui s’est entichée de Gilbert (au point qu’elle le poursuivra jusqu’au fin fond de sa Bourgogne), qu’il aime bien car elle est féminine et charmante, et « avec elle entrait Ève. Mais c’était une fausse Ève, avec des odeurs de je ne sais quelle pharmacie. »

S’ensuit une discussion sur le patois bourguignon et le charabia parisien… et Gilbert pète un câble – malgré le manteau remonté de la belle qui dévoile « ses longues cuisses bien lisses et douces à regarder » :

« … et puis j’en ai prou de ton Paris ! J’en ai prou de vos Hongrois, de vos Russes, de votre Mao, de vos picassos, de vos gargallos, de vos ostrogoths, de vos sociologues, de vos gauchistes ! … C’est une troche d’herbe que je voudrais voir. Et ça fait sept éternités que je n’ai vu ni une pâture, ni une vesse-de-loup, ni un gouet, ni un châtron, ni une taure, ni un gratte-cul, ni une taupinière ! Rien que du macadam, du ciment et des énervés avec des filles en chaleur qui gigotent dessus en se donnant des airs de prophètes ! Je n’ai même pas vu le soleil !

« Et par là-dessus, j’en ai prou de votre Art, de vos « structurations », de vos « prises de conscience »… !

« Je ne suis pas un artiste, moi. Je ne suis pas un intellectuel de gauche ou de droite. Je suis un sous-développé, un songe-creux, un tue-bois, un râpe-caillou et je sens que je m’en vas foutre mon camp d’ici en pas tardant! »

Puis le vernissage d’une exposition d’art contemporain ; « deux grands maîtres de l’Informel », l’assure son mécène. La scène est truculente, car Gilbert parle avec son franc-parler bourguignon, et fait valser toutes les prétentions de ce milieu artistique conceptuel.

D’abord, les peintures :

« Ils entrèrent dans une première salle. Une foule était déjà là, où Fumassier, bouffarde au poing, baisa des mains. Les smokings et les robes de cocktails frayaient avec des pulls et les blue-jeans déteints. Aux murs, de grandes toiles, larges comme des draps de lit, étaient souillées de couleurs sales, barbouillées comme au hasard, dans tous les sens. Par-ci par-là, la pâte avait été frottée avec un torchon ou une brosse. Ailleurs, elle était coagulée en gros caillots, cloquée en bulles, desséchée en squamosités, tartinée en grasses épaisseurs maladroites sur la belle et saine matière de la toile qui, fort heureusement, apparaissait encore par endroits. 

Fumassier proférait :

– Ça débouche de plain-pied sur la métaphysique instinctive. C’est une prise direct sur la conscience formelle, et pourtant je vous ferai remarquer que, techniquement parlant, c’est prodigieusement construit !…

– Techniquement parlant !… répétait Gilbert. (…)

– C’est viscéral !… C’est tonitruant !

– Viscéral ? Se demandait Gilbert. Ce serait-il pas plutôt intestinal ? »

Puis, les sculptures :

« – Et les sculptures du collègue ; où sont-elles donc ,

– Vous êtes assis dessus ! lui répondit-on.

Il avait bien vu, un peu partout, des sortes d’énormes pierres percées, assez semblables à celles que l’on trouve en grande quantité derrière la Rouéchotte, mais il avait cru tout bonnement qu’on les avait disposées dans la salle pour servir de sièges.

C’étaient les « œuvres » du grand Molocz, maître incontesté de la « sculpture impactuelle ». Il y en avait une peine salle au sous-sol, où Gilbert avait cru voir le dépôt de matériaux des plâtriers qui, visiblement, n’avaient pas encore fini d’installer cette galerie. »

Enfin, le scandale ! La directrice de la Galerie annonce que le représentant du ministère vient de se rendre acquéreur pour l’État de cinq œuvres majeures de « notre ami Breninsky » (le peintre). C’en est trop pour Gilbert qui éclate, perché sur une pierre, d’une colère tonitruante :

« – Foutus peigne-culs ! lança-t-il à plein gosiers, vous ne voyez pas que ces deux paroissiens-là se moquent de vous ? Et que le représentant du ministère se fout des contribuables ! Je vas vous en donner, moi, du « maître de l’informel » ! « Maîtres de l’imposteur », oui plutôt ! Il n’y a pas un beuzenot de chez moi qu’ait pas fait ça sur la porte de sa grange pour torcher son pinceau !

« Et c’est pour voir de pareilles guoguenettes qu’on m’a fait sortir de mon trou de blaireau ?

«  Mais il n’y pas une betterave de ma grange, pas un chou-rave de ma cave qui ne soit un chef d’œuvre à ce train-là ! Ma basse-cour est l’Institut, et mes poules peuvent exposer leurs fientes brillantes et chamarrées comme des agates, et ma truie peut voir ses merdes achetées par l’État… »

S’ensuit une fameuse empoignade… Gilbert finira au poste, bien sûr ; son mécène, pour l’en sortir, se servira sur ses œuvres déjà sculptées. Savoureux choc frontal entre deux mondes, celui du bon sens paysan et celui de l’intellectualisme artistique parisien.

Voilà de quoi nous faire réfléchir sur l’art… On n’est pas si loin des dissertations de philosophie du baccalauréat : Qu’est-ce que la beauté ? L’art a-t-il une fonction ? Comment l’homme vit-il son désir de trascendance ? … Toutes questions que l’héritage des compagnons bâtisseurs peut contribuer à éclairer.

(c) DM, 2023

1 – René Guénon, Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1980, Tome I, p.16

Photo d’en-tête : façade de la maison du 16è siècle dite maison de Saint Georges à Châteauneuf-en-Auxois, Côte d’Or

Publié par

àtoutallure

aventurière de l'esprit

3 réflexions au sujet de “Sur les traces de Vincenot 4/8”

Laisser un commentaire