Comment décrire l’expérience d’un bon vin dégusté au pied d’antiques ceps de vignes ? Explosion de saveurs et d’arômes réveillant mille mémoires enfouies dans les tréfonds de nos papilles et nos cellules. Comment parler de l’attrait de ces lieux mythiques aux noms magiques qui évoquent de longues traditions, depuis les moines défricheurs jusqu’aux viticulteurs de notre temps ? Gevrey-Chambertin, Clos de Vougeot, Nuits-Saint-Georges, Meursault, Pomerol, Chassagne-Montrachet, Chambolle-Musigny, Vosne-Romanée, Romanée-Conti… Tout un univers de contes et merveilles, dignes des mille-et-une-nuits, à la réputation inversement proportionnelle à la taille des parcelles. Des paysages à couper le souffle de beauté : rangées de vignes sagement alignées sur les rondeurs féminines des côtes de Beaune / de Nuits / du Dijonnais. Nous les découvrons ondulantes, une après-midi mordorée sous le soleil rasant d’octobre. Le lendemain, traversées de frissons sous des rideaux mouillés d’orage qui nous en offrent une autre vision, bien plus originale, poétique…
gevrey-chambertin, efface le chagrin !
Après une balade dans les vignes, avec des explications sur les terroirs, le métier de vigneron, le passage à la viticulture raisonnée ou bio – où l’on apprend comment encourager les vignes à pousser des racines plus profondément sous terre afin d’aller puiser, selon leurs besoins, l’eau et les minéraux, nutriments essentiels – le moment est venu de déguster et d’affiner son vocabulaire pour tenter de transcrire la richesse des arômes qui assaillent le nez, palais, la langue, la gorge : boisés, fruités, floraux, sous-bois, épicés… empyreumatiques ! Voilà un mot bien étrange, qui vient du grec empúreuma: braise, lui-même issu de púr, le feu. Savez-vous de quoi il s’agit ? Le caractère empyreumatique est lié au degré de brûlage des douelles* qui servent à la fabrication des fûts de chêne; on y retrouve les arômes de brûlé, fumé, de café, torréfaction, pain grillé, moka, amande grillée, bois brûlé, caramel, goudron, chocolat…
*douelles : partie inférieure d’une voûte, d’une arche, d’un pont en maçonnerie voûtée; lattes de bois arquées et assemblées pour former une barrique
vignes enflammées sous l’orage….
Nous voilà donc partis dans un voyage gustatif et onirique, à la limite du réel et du songe. Les rires fusent, le corps exulte, les visages se détendent. Les saveurs, l’acidité, l’onctuosité du vin ou ses tanins ne sont plus qu’un lointain mirage… le vin a ce pouvoir de nous ramener tous dans l’instant présent, demeure des dieux à la rive changeante comme les nuages du ciel.
Le vin, Vincenot en parle – et comment ! Déjà, ce parallèle entre la vigne et la capacité transfiguratrice de l’artiste (dans le Pape des escargots) :
« Il regarde, il écoute. On dirait que toute la grandeur de la nature entre en lui et l’alourdit. Il s’imbibe de la sève de son pays, comme un cep de vigne. Il suce partout la grâce de Dieu et il distille… Il distille tout cela pour en faire quelque chose… (…) En vérité, (il) ne sait même pas ce qui lui arrive. Le cep de vigne sait-il qu’il va mûrir une belle grappe ? »
une larme de vosne romanée ?…
C’est aussi la vigne qui marquera sa destinée. Le pressent-il, qu’il ira s’encanailler avec une fille des plaines, une Eduenne, lui le Mandubien affirmé? Sait-il déjà, quand il souffre d’une double pneumonie lors de ses études à Paris, qu’elle lui vaudra le grand bonheur de sa vie ? Car, de retour en convalescence au pays, il participe à l’une de ces expéditions annuelle de « troc », « qui conduisaient alors les gens de la Montagne bourguignonne, les « gens d’En-Haut », à travers les « Arrières-Côtes », vers le Vignoble, vers cette « Côte-d’Or », cette fameuse côte d’Orient, car de là vient son nom, située à quelques lieues gauloises de notre vallée. » (La Billebaude)
Il s’agit d’un troc, précise-t-il, pratiqué depuis le fond des âges et qui échappe à tout contrôle, toute fiscalité, tout système bancaire ou fiduciaire… tout en provoquant – et là Vincenot retrouve sa verve pour piquer le monde moderne – des contacts humains (!) « dont on vient de découvrir scientifiquement, après des millénaires de pratique sauvage, qu’ils étaient nécessaires à l’harmonie collective et à l’équilibre individuel. »
Quatre tombereaux de fumier et un charriot de saloir, de pommes de terre, de fromages, crème et beurre se frayent un passage à coup de roues grinçantes et d’essieux cassés, à travers « trois chaînes jurassiques parallèles et fort abruptes » pour atteindre la plaine et ses vignobles.
« Là-haut, c’était encore l’hiver mais d’un seul coup le paysage s’ouvrait sur la Saône dont on voyait, tout en bas, la dépression noyée de brume dorée et, très loin, vers le franc sud-est, la pyramide basse du mont Blanc émergeant toute rose du feston du Revermont et du Jura…
… Et alors, tout à coup, dans les derniers lacets de la route : les vignes ! Les premières vignes étagées, la terre rose, les pêchers déjà en fleur, et, dans les ordons*, les layottes* qui taillaient, chantant, en cotillon court.
Un autre monde s’offrait à nous … »
* ordon : rang de pieds de vigne * layot(te) : vigneron, vigneronne (dialectal)
En échange des tombereaux de merde (« du fumier pour leurs vignes, des tombereaux d’or, pour tout dire, etdes quartiers de cochon mort et du laitage, toutes choses qui manquaient grandement aux vignerons »), les charrettes repartent chargées de tonneaux pleins de vin : en voilà un beau troc !
Sauf qu’au retour, il s’agissait d’éviter les contrôles de la maréchaussée, et donc parfois de faire de fameux détours par des pentes inhospitalières… et d’arriver, « les oreilles rouges, le sang tapant à grands coups après quatorze heures de charroi sauvage, fourbus, mais fiers et tout émoustillés d’avoir « passé » de la boisson! »
Et c’est à l’une de ces occasions, que Vincenot, encore tout jeunot, rencontra celle qui allait devenir sa femme, Andrée, la Dédée, la Drélotte. Le récit est savoureux, plein de pudeur et de joie contenue, de jeune sève gaillarde prête à en découdre avec la vie, le destin. Rythmé par les expressions dialectales, les danses et les refrains, il mérite, ce récit, rien que pour ses dernières pages, d’ouvrir la Billebaude : « car c’est là que je devais entamer la fameuse et inépuisable bouteille qui allait faire les délices, que dis-je ? l’ivresse de ma vie ! »
Un bel hommage à cette jeune fille, amie des filles de la maison, venue des Maranges pour tailler les vignes à Pâques… À seulement une trentaine de kilomètres de là (le pays des vins aligotés), elle ne parle pas le même dialecte. Vincenot retourne la voir fréquemment, à bicyclette, malgré les avertissements de son grand-père qui rechigne contre les « mécréants », puisqu’au-delà de la falaise du Bout du Monde on entrait en Saône-et-Loire et que, pour eux les Mandubiens, c’était encore un autre pays, le pays des Eduens : « oui, je savais bien qu’une frontière se faufilait par là, séparant encore deux tribus gauloises qui n’avaient pas encore réglé leurs comptes. Mais que pouvais-je y faire ? «
Le vin aura, décidément, le dernier mot sur son destin. Et sur le nôtre…?
mon premier recueil de poésie verra le jour cet été !
Le nombre de tirages étant limité, vous pouvez d’ores et déjà réserver votre exemplaire*, par exemple en me laissant un petit commentaire ci-dessous – ou en me contactant directement.
Imaginons que les étoiles du ciel se penchent sur nos berceaux pour nous murmurer des comptines, des berceuses, des chants de consolation, des mélopées d’espoir … ces chants deviendraient peut-être les poèmes qui vous sont livrés ici.
Ce livre est une invitation à une balade poétique et musicale au pays des vivants. En commençant par le crépuscule, il s’articule autour de quatre moments charnières de la journée, symbolisant la traversée des ténèbres pour atteindre la lumière. Ainsi va-t-il de chacun, ainsi va-t-il du monde.
Chaque étape de cette traversée initiatique est réhaussée d’une proposition d’écoute musicale pour accompagner le chant des mots et laisser s’exprimer la voix des émotions.
Cette promenade a été imaginée par Delphine Marie, écrivain-auteur de poèmes et de carnets de voyage, blogueuse, aventurière du monde et de l’esprit, amoureuse de la nature et de la vie. Sa poésie, suspendue entre le monde de la matière et celui de l’esprit, est une quête du grand vide, de l’unité, de l’espace où la boucle se ferme, où tout se résout, où il n’y a plus de questions.
Voici en avant-première un petit aperçu :
(cliquez sur les flèches ou balayez pour parcourir les 8 pages)
(c) Textes et illustrations Delphine Marie été 2023
* 20 € + frais de port
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Si Henri Vincenot est né à Dijon, c’est à Commarin qu’il passe le plus clair de son enfance, et où il retournera écrire nombre de livres à la fin de sa vie. Commarin, en Côte d’Or, est un village conscient de son héritage, puisqu’on y trouve, en bonne place devant l’église, face à la rue principale, un grand portrait de l’auteur et ces lignes :
L’église de Commarin et la photo d’Henri Vincenot
Henri Vincenot, peintre, écrivain, sculpteur.
Un hommage discret mais honorable pour ce village dont Vincenot relate, dans La Billebaude, son roman autobiographique, nombre de faits et gestes, à travers les évènements relevant du quotidien ou de l’extraordinaire.
Les parties de chasse, d’abord, auxquelles son grand-père Tremblot le convie dès son plus jeune âge.
La vie des artisans : son grand-père, bourrelier, sillonnant toute la région, deux fois l’an, pour rembourrer ou remplacer selles, courroies, et autres accessoires de charrues et de labour ; son autre grand-père, ferronnier, et le martèlement régulier de la forge au petit matin.
La vie au château, les comtes de Vogüé irradiant le village de leur présence courtoise et bienveillante.
La vie religieuse, à la maison comme à l’église ; les aïeules psalmodient sans cesse des prières (« je prie pour ceux qui ne prient jamais » disait sa grand-mère Valentine….) en entretenant le feu, en dépeçant le lapin, en cousant et en racommodant ; à la messe, le jeune Vincenot officie comme enfant de chœur et avoue une certaine faiblesse pour les odeurs d’encens et les sermons paternels et ronflants, qui lui occasionnent volontiers un dodelinement involontaire de la tête…
Le Carême, la Noël, où encore une fois vie quotidienne et vie religieuse sont mêlées, les repas de fête gargantuesques (on se demande aujourd’hui comment pouvait-on ingurgiter tout cela ? à moins que l’air vif de la campagne et le mode de vie sain de l’époque….)
L’école et les rythmes, inextricablement liés, de l’enseignement, en patois bien sûr, et de la récolte des simples ou des travaux des champs ; et tant d’autres choses encore…
Le château de Commarin
Voici comment, dans La Billebaude, toujours, l’écrivain parle du village de Commarin où habitent ses grands-parents maternels (ceux qui l’ont en partie élevé, avec sa mère, puisqu’il était « pupille de la nation », son père étant mort à Verdun) et du château de Commarin où il se fait un grand ami, le jeune comte Charles-Louis de Vogüe – dont le père figure lui aussi parmi les défunts de la grande guerre (son nom est incrusté dans une dalle sur le mur de l’église).
« Notre village, c’est sûr, s’est construit autour du château. On le voit bien à la façon dont les maisons tournent leurs faces vers la demeure féodale en cherchant à lui faire révérence. On n’approche cette grande demeure seigneuriale qu’en cheminant sous les voûtes puissantes des tilleuls, des ormes et des marronniers dont les troncs noirs font comme les énormes piliers d’un narthex de cathédrale, et en franchissant un pont jeté sur les douves où dort l’eau verte. Mais, attention, on ne parvient chez nous qu’après de rudes montées et de vives descentes pour franchir les trois ou quatre barres sombres et abruptes des Arrières-Côtes, c’est ce qui faisait dire à ma mère que nous vivions dans les « pays perdus », car à l’époque il fallait, depuis Dijon, la capitale, plus de dix heures, aux pas des mules du messager, pour débarquer, rompu, devant l’auberge auprès de la grosse tour ronde.
Mais j’ose dire qu’une fois arrivés là, on pouvait se tourner dans toutes les directions sans voir autre chose que de grandes pâtures, et puis marcher cinq ou même dix heures à travers les bois et les friches sans rencontrer âme qui vive. »
Magnifique programme, qui résume à lui seul tout l’attrait de ces vastes étendues pour le jeune Vincenot, garçon un peu solitaire, féru du mode de vie rural, ses valeurs et ses bonheurs familiaux, la communauté de vie, la vraie ; les artisans, leur art et la façon dont ils mènent leur commerce ; la bonne chère, l’hospitalité, les repas pris en groupe autour de la grande table de cuisine ; le bon sens paysan, et la chasse, à laquelle ses grands-pères l’initient, avec ses stratagèmes, son vocabulaire et ses subtilités propres…
Henri partage avec le jeune comte la passion des chiens, de la chasse, des façons de rabattre ou de tuer un sanglier. Il n’est pas rare qu’il s’échappe avec lui dans de folles cavalcades en forêt…
D’ailleurs, ne sont-ce pas ces errances, fusil au dos, qui semblent résumer à elles seules toute son enfance et son adolescence puisqu’il opta, comme titre de son livre – autobiographie mêlée de savoureux récits de la vie campagnarde dans l’Auxois du début 20è siècle – pour le mot billebaude qui signifie au hasard, ou au petit bonheur la chance pourrait-on dire aujourd’hui, et qui s’employait, tant pour une chasse menée au gré du vent, nez en l’air dans les collines, que pour une cravate mal nouée ?
Vincenot, amoureux de la nature et des vagabondages, admirateur de Giono qui lui-même s’est fondu dans les collines du Contadour, se décrit ainsi dans Prélude à l’aventure – un récit du premier hiver passé dans le hameau perdu dans les collines, qu’il a dédié sa vie à reconstruire :
« Ce qui m’a décidé à venir vivre là, c’est le cadre merveilleux que forment la basse vallée et les montagnes qui la bordent. Ce qui m’a tenté d’entreprendre cette aventure, c’est mon tempérament de pionnier, mon goût du risque. J’aime tout ce qui ressemble, de loin ou de près, à une aventure, et ce n’est un mystère pour personne que j’ai l’intention, si cette [première] expérience réussit, d’aller m’installer dans les bois et les friches, sur un terrain que j’ai acquis dans ce but, pour y vivre une vie d’isolement total. »
C’est une maison dans la colline, adossée au ciel bleu….
C’est d’ailleurs, en errant dans les collines, un jour de chasse – en se perdant un peu avec sa chienne, Mirette – que le jeune Henri découvre ce hameau perdu, enfoui sous les ronces, où seul un ermite semble faire du feu de temps en temps… et qui deviendra la passion de sa vie. À l’origine, des granges construites là par des moines cisterciens, aux Xè et XIè siècles, « piquées aux meilleurs endroits près d’une bonne source et qui leur avaient servi de centre de défrichage de la forêt gauloise » raconte l’écrivain. Ce hameau en ruine, dit la Peuriotte (ou la Peurrie, ou la Pourrie), situé au fond d’une combe, au-dessus de la Bussière, sera d’ailleurs le but de notre prochaine balade. Voici le récit de sa découverte par Henri Vincenot dans La Billebaude :
« Une espèce de sentier nous prit et nous conduisit près d’un lavoir brisé où coulait l’eau d’une source captée entre deux roches, elle remplissait un petit lavoir et, au-delà, elle se perdait dans le cresson, le baume de rivière et la menthe, et divaguait dans un verger mangé de ronces, d’épines noires et d’herbes plates.
Face à la vallée perdue, les quelques maisons ouvraient l’œil mort de leurs fenêtres. Un beau silence recouvrait tout cela. De temps en temps, le grand cri féroce d’un couple de circaètes qui planaient très haut dans le ciel. (…)
Je n’avais jamais vu ces maisons qui dormaient sous un édredon de ronces et de troènes au milieu des bois, sur le bon versant d’une combe mystérieuse, et même, je n’en avais jamais entendu parler. C’était la Belle au Bois dormant, j’en étais le Prince charmant… »
Nous faisons donc route tout d’abord vers la Bussière-sur-Ouche, avec l’espoir d’y apercevoir la fameuse abbaye, nichée dans son écrin de verdure, dont la construction est relatée et romancée par Vincenot dans Les Étoiles de Compostelle. Construite en 1131 par Étienne Harding, troisième abbé de Cîteaux, elle est consacrée en 1172 et devient alors un centre d’attraction pour de nombreux moines de l’ordre cistercien qui occupent dès lors ce petit coin de Bourgogne. Mais peine perdue – rançon de notre parti-pris de partir à la découverte sans trop nous pencher, de prime abord, sur les dépliants touristiques, quitte à être parfois déçus – le joyau de l’art médiéval, après les habituelles tribulations (vendue comme bien national à la révolution, puis remaniée en style néo-gothique à la fin du 19è siècle) a été vendu en 2005 à une famille anglaise qui entreprend d’en faire un hôtel de luxe, appartenant aujourd’hui à la chaîne des Relais&Châteaux.
Mon cœur est gros de voir une telle splendeur de notre patrimoine national sacrifiée sur l’autel du tourisme de luxe… Nous parvenons tout de même à en apercevoir quelques pans, à travers les grilles du parc, et ne pouvons, par un fabuleux effort mental et spirituel, que nous concentrer, récits de Vincenot à l’appui, pour tenter de visualiser l’épopée de ceux qui ont imaginé et construit ce bijou. Je découvrirai plus tard qu’en l’abbaye elle-même se trouvent aussi deux restaurants, l’un étoilé au Michelin, l’autre un bistrot au menu plus modeste. Pour sûr, lors d’une prochaine visite, nous viendrons y déguster quelque chose !
L’âme du lieu qui respire … (photo du site abbaye de la bussière)
En attendant, on doit se satisfaire de magnifiques photos sur le site de l’abbaye, où, sous les percales et les drapés de rideaux, en contrepoint derrière les tables d’hôtes et les chaises longues, continue de respirer l’âme du lieu, et de rayonner, d’une lueur étrange et intemporelle, le mystère des moines défricheurs de combes, le mystère des compagnons bâtisseurs amoureux de la pierre et du bois…
Le feu de notre enthousiasme qui nous pousse aux trousses d’Henri Vincenot nous permet alors de découvrir, à la sortie de la Bussière, la petite route qui s’éloigne en lacets vers la Combe aux Bœufs (la Combraimbeû écrit Vincenot), celle qui nous mènera, à pied, comme en pèlerinage, vers la maison familiale de l’écrivain, où sont enterrés Henri Vincenot et sa femme Andrée, ainsi que l’un de leur fils, François.
Sa fille Claudine se souvient de l’ingéniosité de ses parents, lors d’un hiver particulièrement rude, pour faire face à la froidure et aux privations, préparant ainsi leurs enfants à être « les futurs pionniers du hameau perdu »… :
« Les mains et les pieds, malgré les moufles et les grosses chaussettes de laine, souffrent souvent de la terrible « onglée » qui fait pleurer les petits et jurer les grands. Il faut, pour la moindre sortie, se déplacer en luge : cela fait le bonheur des trois enfants, emmitouflés comme de petits Esquimaux. Les parents halent la charge sur le chemin dur comme la pierre et luisant de verglas bleuté, avec Pataud, le chien, qui fait le fou dans la neige et éclater de rire toute la bande. Au retour, le lait est déjà en paillettes dans la timbale. Mais c’est une expérience amusante de voir les glaçons se dissoudre à la chaleur de la maison. Les parents ne manquent pas une occasion de transformer toute corvée en partie de plaisir, de découverte, d’apprentissage. »
C’est un pèlerinage plein d’émotion et de respect que nous entamons alors, vers ce haut-lieu de l’imaginaire vincenesque, utopie ancrée dans la matière par la passion visionnaire de l’écrivain et sa détermination, et maintenue en vie comme un lieu privé et discret, par sa descendance. Au rythme de nos pas, dans le silence assourdissant de la combe, alors que s’ouvre le flanc nord du plateau contre lequel repose la maison, refluent les moments passés à me plonger dans ces écrits qui ont ouvert pour moi une porte vers un nouvel univers, celui de mes racines familiales auxquelles ils m’ont permis de me relier, celui d’une tradition partagée et de valeurs dont je porte en moi l’héritage.
Une magnifique croix celtique sous laquelle repose Henri Vincenot écrivain, peintre & sculpteur, bourguignon
Nous y casserons même la croûte, au rebord d’une terrasse, ouvrant une bouteille de vin rouge à la santé de ce grand personnage, avant de redescendre en vitesse, car d’autres joies nous appellent, dans les terres plus hospitalières où fermentent les grands crus de Bourgogne…
Rien ne saurait remplacer les mots de Vincenot lui-même pour terminer cette séquence nostalgie. Il passe son premier hiver à la Peurrie, en famille… Henri a bûché 19 stères de bois, fait provisions de patates et entassé conserves, boîtes de conserve brillantes pleines de légumes et soudées par le grand-père, et puis un saloir plein, fermé par un gros linge blanc : « Le vrai confort est celui qu’on se crée, à force d’ingéniosité et d’adresse. »
« Je pense à l’éducation de mes enfants, à cette connaissance intime et objective qu’ils auront de tout : du froid, du chaud, de la pleine eau, du plein air. Rien ou presque ne s’interpose entre eux et la nature. Comme ils seront armés pour la vie ! »
Notre gaillard se lève au petit matin – le thermomètre affiche -4° dans la cuisine – avant tout le monde, pour aller fureter dans les bois, le long de la rivière bordée de croûtes de gel … « La nature est pour moi une éternelle et grandiose comédie à laquelle je veux assister infiniment. »
« Alors, je jouis d’une espèce de joie passagère qui m’étreint tous les matins. Chaudement vêtu, je compose mon petit déjeuner que je veux solide, varié et copieux et, en écoutant pleurer le froid, dehors, je souris en mordant dans un bon morceau de fromage. »
Une expérience dont l’écrivain n’aurait pas à rougir aujourd’hui, devant les adeptes des bains glacés et du survivalisme !
« J’ai longtemps craint que ces joies ne perdent à la longue leur mordant. Et c’est pourquoi je me suis ménagé cette première expérience qui n’est qu’un prélude. Mais non, à peine ouvré-je les yeux, chaque matin, que les joies tombent en pluie, elles me submergent : la couleur de l’aurore, le bruit des eaux, les glaçons, le froid lui-même, tout est, à qui sait s’y glisser, une occasion de douce béatitude et, de jour en jour, je sens le bonheur s’installer en moi. » (Henri Vincenot, Prélude à l’aventure)
(c) texte et photos DM (sauf indicatiojn contraire) mars 2023
Après Cluny, Autun, et les longues réflexions sur l’art médiéval, la symbolique, l’alchimie et l’héritage compagnonnique, que ces deux joyaux moyenâgeux m’ont inspirées, la suite de ce récit de voyage va sans doute sembler comme un long fleuve tranquille, au fil de l’eau du canal de Bourgogne…
Nous y voilà, justement, à ce canal de Bourgogne, que nous rejoignons près de Pouilly-en-Auxois, après une halte à Arnay-le-Duc (dont je déconseille les toilettes publiques).
La vue de l’eau qui s’écoule entre les grands arbres nous ravit et colore immédiatement notre périple d’un autre sentiment : celui de tranquilité, de rythme lent, d’art de vivre. De la Bourgogne cistercienne, austère et monastique, nous sommes entrés dans une autre Bourgogne, celle des châteaux forts, des péniches et des écluses.
Le canal insuffle un rythme à ces journées paisibles qui semblent s’effilocher dans la lumière d’automne. Au cœur de la ville de Pouilly, ce canal, qui relie l’Yonne à la Saône, s’engouffre dans un passage en souterrain (le tunnel-canal, aussi appelé la voûte), long de 3.333 mètres (y verra-t-on un symbole?!)
Nous sommes ici, à la charnière entre les Vosges et le Morvan, sur la ligne de partage des eaux entre le bassin de la Seine et celui du Rhône.
La bourgade de Pouilly-en-Auxois ne nous ayant pas dévoilé ses charmes (camping fermé, semblant d’animation jusqu’à 19h, pas moyen de boire un verre ni de dîner après 20h…) nous passons une nuit agitée, l’estomac vide, sous une pluie diluvienne, et une douche au robinet d’eau froide le matin. Nuit qui aura, au moins, le mérite de nous faire apprécier d’autant plus une balade ensoleillée sur les berges du canal de Bourgogne le lendemain matin.
La campagne verte et ondoyante s’étale sous nos yeux, la plaine de l’Auxois barrée de deux grandes traverses : le canal de Bourgogne, et l’autoroute A6.
Même avec ces deux repères – ou peut-être à cause de la présence de ces deux voies qui entravent le libre vagabondage dans ces espaces campagnards – notre petite virée de la veille au soir, au coucher du soleil, dans un dédale de routes minuscules, se sera soldée par une totale désorientation. Mais au moins, nous avons repéré les directions de Commarin, Châteauneuf, Vandenesse, où nous comptons passer la journée.
Canal de Bourgogne à Vandenesse avec vue sur Châteauneuf (photo Philippe Bruchot Le Bien Public)
Après avoir bu un café (l’un des plus chers de Bourgogne, je n’en doute pas!) place de la Mairie, nous errons, un peu hébétés par la mauvaise nuit, au soleil tout neuf, le long du canal à Vandenesse. Buller étant ma spécialité (j’avais déjà bullé en Suisse, à Bulle, mais j’ose me réclame de la confrérie des bulleurs sous tous les horizons) je me sens à nouveau à l’aise, le fil de l’eau m’a fait retrouver mon rythme circadien. Le calme et la solitude nous ravigotent, tandis que nous nous prenons à rêver d’une petite maison d’éclusier sur les bords du canal.
Je cherche en vain à identifier la maison des grands parents paternels d’Henri Vincenot à Vandenesse, son grand-père Alexandre dit Sandrot, forgeron et cheminot, et sa grand-mère Céline, qui vivaient au fil de l’eau sur les bords du canal, en dehors du village.
« Les écluses se succédaient, rapprochées comme des marches d’escalier de moulin, pour permettre aux péniches de franchir le seuil de cette fameuse ligne de partage des eaux qui faisait dire à mes vieux que notre tribu « tenait le faîte du Monde occidental » », raconte Vincenot dans La Billebaude, son ouvrage autobiographique.
Son grand-père, « homme du métal et du feu », était né à Châteauneuf – tout comme son autre grand-père Tremblot, de dix ans son cadet. « Ils avaient bien des souvenirs communs et commun aussi était leur penchant pour la farce et la mystification. De même leur bonne grasse humeur qui était celle de tous les gens du Haut-Auxois et de la Montagne. » Forgeron, ferronnier et ferrant par-dessus le marché et, intrigué par « ce qui se passait du côté de ce chemin de fer sur lequel roulaient ces prodigieux chaudrons du diable : les locomotives », il était devenu ouvrier aux ateliers de machines, puis chauffeur, puis mécanicien de locomotive.
Le père Sandrot, maître forgeron, « Persévérant la Gaieté du Tour de France » avait fait la guerre de 1870, puis avait été appelé en renfort contre les communards, ceux pour qui il avait « commencé à avoir de l’admiration et de l’estime, mais qui avaient, par la suite, « fait dans ses bottes », comme il disait, car il avait « vu, de ses yeux vu, les insurgés briser à coups de masse les outils, les tours, les aiguilles, les signaux et les appareils de voies et, tenez-vous bien, les commandes des locomotives ! (…) A partir de ce moment, il avait appelé les insurgés des « salopards », et personne n’avait jamais pu lui faire admettre qu’ils pussent être des gens respectables. Il faut dire qu’un compagnon du Tour de France a un tel respect de l’outil que, toute politique mise à part, celui qui le brise ou le sabote est un moins que rien. »
La maison du canal voit donc passer bien du monde, les péniches, les berrichons, les barques énormes de la compagnie H.P.L.M au nez blanc et rouge, qui faisaient « Paris-Dijon par l’Yonne en moins de dix jours ! ». Certaines embarcations étaient tirées par un homme ou deux femmes, d’autres par des mulets, et les plus grosses par deux beaux chevaux. « L’homme suivait en chantant comme un laboureur, son grand perpignan sur le cou : un fouet de quatre mètres, au manche de micocoulier tressé et à la longue mèche qui, savamment maniée, claquait comme un coup de fusil dans la vallée. »
Un jour, arrive la nouvelle que des bateaux à moteur vont être mis en service sur le canal. « Mon grand-père avait bondi : – Je l’ai toujours dit : la vapeur transformera le monde ! avait-il fièrement proclamé, en bon mécanicien de locomotive qu’il était. Or, il ne s’agissait pas de vapeur, mais de moteur à pétrole, et le grand-père, déçu, avait dit aux femmes : – Sacristi ! Vous allez voir ; on va être empoisonnés ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ça pue, un moteur à pétrole ! »
Triste prédiction…. Nous ne pouvons qu’acquiescer, nous qui vivons avec ces moteurs, un siècle plus tard, empoisonnés que nous sommes non pas seulement par les bateaux, mais les avions, les voitures et les camions, les grues de chantier, les tronçonneuses et les engins agricoles… non pas seulement par l’odeur, mais par le bruit, le visuel, et les particules de métaux lourds et de produits chimiques que tous ces moteurs déversent dans l’atmosphère, et que l’on retrouve dans nos tissus, dans nos organes, et qui mettent à mal notre pauvre organisme.
Ainsi donc, vint le premier bateau à moteur, L’Oural, en 1920, avec sa « charognerie de moteur à pétrole, et, avec elle, toute cette pollution, dont on devait beaucoup parler par la suite. » Le grand-père remarque que le sillage soulevé par le bolide, en battant contre la rive, va dégrader et saper les perrés*, où nichent les écrevisses….
* perré : mur, revêtement en pierres sèches qui protège un ouvrage et empêche les eaux de le dégrader ou les terres d’un talus de s’effondrer
Le même grand-père qui lui transmit aussi l’amour des arbres, puisque Vincenot, jeune, veut être chasseur, et accessoirement, bourrelier, ou forgeron, ou charpentier, ou bien encore mieux, bûcheron !
« C’était même ce métier de bûcheron qui me tentait le plus, parce que les parfums y étaient encore plus vifs et plus saoulant que n’importe où ailleurs, mais surtout parce que si l’on a l’outil dans la main et les odeurs plein la tête, la vie sauvage n’est pas loin ! Et quoi de plus roboratif que la compagnie des grands arbres ? – Si jamais tu es patraque, me disait le grand-père Sandrot, mets-toi le dos contre un beau chêne de futaie ou un « moderne » de belle venue. Colle-toi les talons, les fesses, le dos et le creuteu [patois auxois, partie supérieure du crâne] contre le tronc, tourné vers le sud, la paume des mains bien à plat sur l’écorce, et restes-y aussi longtemps que tu pourras… Une heure, si tu en as la patience : Guari ! Regonflé à péter que tu seras ! – Regonflé de quoi ? – Regonflé de vie, garçon ! »
Je me suis attardée un moment à cette maison du canal, et toute la vie qui gargouillait autour, que décrit si bien Vincenot ; et pourtant, ce ne fut qu’un bref instant de notre journée, car Chez Lucotte, sympathique gargote découverte par hasard au bord du canal, affichant complet, nous filâmes bientôt vers Châteauneuf, prenant de la hauteur pour mieux chanter les louanges de l’Auxois moyenâgeux…
Vue sur un Auxois orageux, depuis les murailles de Châteauneuf
Perché sur un éperon rocheux, le château de Châteauneuf est l’un des derniers beaux vestiges de l’architecture médiévale. Construit à partir de 1132 par Jean de Chaudenay pour son fils cadet Jehan (prénom repris par Vincenot pour son héros des Étoiles de Compostelle), il fut remanié au XVè siècle et passa entre les mains de différentes grandes familles. Dominant la plaine de l’Auxois, il trône paisiblement, et dans les ruelles du village on se sent acteur d’une recomposition historique bien arrangée… Le fait que nous soyons hors saison, hors vacances, et que le village soit d’un calme olympien, semblant nous appartenir à nous seuls, ajoute à notre gaieté – malgré l’horizon qui s’obscurcit à nouveau – de même que quelques bons verres de vins de Bourgogne.
Les pleurants (détail) – sur la sacoche du premier, on remarque les coquilles de Saint-Jacques de Compsotelle (aussi présentes dans les armoiries de Jehan de Chaudenay, le premier seigneur du château)
Nous visitons le château, sa chapelle voûtée, en coque de bateau renversée, et le gisant aux pleurants de pierre noire (réplique du tombeau de Philippe Pot, seigneur de Châteauneuf, gisant les mains en prière, entouré de statues représentant, dans la tradition des tombeaux des ducs de Bourgogne, les nobles du voisinage venus pleurer le mort sous de longues capuches noires) ; ses appartements, sa salle d’apparat, ses latrines incrustées dans l’épaisseur des murs, ses cheminées, ses magnifiques meubles sculptés, ses tommettes aux traces d’animaux incrustées (car les tommettes, apprend-on dans Surprenante, curieuse et mystérieuse Bourgogne de Pierre Guelff , étaient mises à sécher dans la forêt), sa vierge à l’enfant en bois et ses vues imprenables sur les collines et le canal.
Châteauneuf, construit sur le rocher (photo Ch. Fouquin, Région Bourgogne-Franche-Comté)
Pierre Guelff explique encore que le château est un bijou d’œuvre compagnonnique : « corniches, rejointoiement des murs à l’ancienne maison forte, charpente du toit composée de vingt-deux fermes devant supporter une couverture de lauzes sur une épaisseur impressionnante, soit une demie-tonne au mètre carré ! Seuls les compagnons pouvaient mener à terme ce travail difficile et délicat, car les bâtiments ne sont pas du tout construits sur un plan régulier » – érigé sur un éperon vertigineux – « faux angles, courbes, contre-courbes et irrégularités ne facilitaient pas la tâche. Pour arriver à ses fins, le Maître d’œuvre appliqua le Nombre d’Or qui, nuance importante, est la Sublime Proportion chez les Compagnons et la Divine Proportion aux yeux de l’Église. Le Nombre d’Or vaut 1,618033… est désigné par la lettre phi de l’alphabet grec en l’honneur de Phidas, sculpteur et architecte grec du Parthénon. Le Nombre d’Or est une proportion considérée comme esthétique, non seulement dans certaines œuvres architecturales ou picturales, mais dans les spirales des coquillages, le nombre de pétales, la disposition des feuilles des plantes… » Revoilà donc notre fameux nombre d’or ! Synonyme et représentation, à échelle humaine, de la perfection des formes et des proportions trouvée dans la nature. Le château présente également des marques compagnonniques dans les parois de bois et de pierre du salon : formes géométriques, lettres grecs ou monogrammes, marques des tâcherons (tailleurs de pierre ou sculpteurs payés à la tâche) ou signatures des maîtres ayant contribué à une œuvre magistrale…
De nouveaux orages étant annoncés, nous passons la nuit dans une charmante chambre d’hôte Ô bois dormant, tenue par la sémillante Vanessa, où nous passerons une bonne nuit dans la suite médiévale de la tour, nous prenant pour les seigneurs du château, bercés par le vent qui s’essouffle et les hululements des chouettes. Nous avons, à n’en pas douter, fait un bond dans le temps, et au réveil le petit déjeuner somme toute très moderne nous surprend dans notre rêve éveillé et nous ramène à la réalité : n’attendions-nous pas une collation de sangliers, de rôts divers en sauce, de galettes de maïs et de tartes aux pommes chaudes sorties du four ? !!
Neuf cents ans d’histoire nous regardent et le temps s’est arrêté un instant. Mais nous devons poursuivre notre journée à la rencontre d’Henri Vincenot, en allant galoper sur ses terres…
référence de lecture : Surprenante, curieuse et mystérieuse Bourgogne, Pierre Guelff, Curio Guide, Éditions Jourdan
photo de couverture : vierge à l’enfant, chapelle de Châteauneuf
(c) texte et photos DM mars 2023 (sauf indication contraire)
Prochain épisode 6/8 : Conversations privées au pays de Vincenot
Après avoir plongé dans l’univers fascinant de l’art des compagnons du moyen-âge, bâtisseurs d’églises, charpentiers, sculpteurs de pierre, maîtres verriers, ferronniers, serruriers… et s’être émerveillé de la somme de connaissances mathématiques, géométriques, ésotériques et sacrées dont ils étaient porteurs, on ne peut, il me semble, que se poser la question suivante : qu’est devenu l’héritage de cet inestimable savoir des compagnons bâtisseurs, héritage autant spirituel qu’artistique et technique, et faisant œuvre dans le monde en ouvrant les portes de messages secrets et codes symboliques qui permettent à l’humain de s’élever et retrouver la trace du divin en soi ?
Les artisans du moyen-âge, attachés à l’esprit de confrérie, ne signaient que rarement leurs œuvres, ou d’un petit sigle (feuille de chêne, spirale, patte d’oie, oméga…) caché le plus souvent dans une partie invisible de l’édifice – néanmoins enchâssé à jamais dans la chair et l’âme de la construction. Après Cluny, après Autun et tant d’autres au foisonnement ornemental généreux, l’exigence de dépouillement de l’ordre cistercien, animé par l’esprit de Saint Bernard aura, de plus, raison de toute tentation individualiste en prônant un retour à la sobriété la plus stricte et à l’esprit communautaire. En revanche, quelques siècles plus tard, la Renaissance portera l’art, l’artiste individuel et le culte de la forme au pinacle, mais ceci engendrera une perte progressive du lien avec les arts traditionnels, y compris le côté confréries, le message caché des symboles et la magie du feu sacré qu’ils portaient.
Mon ambition ici n’est pas de me lancer dans une fastidieuse et impossible tentative de revoir l’histoire de l’art – chose pour laquelle je serais, de plus, bien incompétente – mais juste de m’interroger : qu’est devenu l’esprit du moyen-âge, où les connaissances initiatiques, transmises de maître à élève se cachent-elles, ou bien ont-elles tout bonnement disparu ? Comme dans l’antiquité, les domaines d’études et du savoir étaient alors tous reliés et l’on apprenait tout à la fois la géométrie, la physique, l’astrologie, la musique, la poétique, la dialectique, la philosophie… Avec la spécialisation des connaissances, cette approche globale s’est progressivement perdue, chaque discipline s’est éloignée des autres, les sciences rationalistes se sont affirmées comme dominantes. Il y a eu l’émergence de la science moderne hyper-technicisée qui au fond, a perdu la vision d’ensemble du vivant et le sens du Tout. Aucune discipline ne peut plus au final refléter l’ensemble des savoirs pratiques et ésotériques qui auparavant caractérisaient les grands humanistes, et en permettait d’ailleurs la transmission holistique, de génération en génération.
Selon certains historiens, la franc-maçonnerie, ensemble de sociétés secrètes à la transmission initiatique, aurait pu être à l’origine l’héritière des codes et des mystères du compagnonnage – puisqu’elle était, comme son nom l’indique, composée de maçons affranchis. Mais des évènements, des ruptures et des dévoiements l’ont fait dévier de ce digne héritage, en se dirigeant vers d’autres interprétations plus prétentieuses. D’après René Guénon, métaphysicien, chercheur et écrivain des traditions spirituelles, l’héritage des compagnons a d’abord connu un coup terrible avec l’élimination brutale de l’Ordre des Templiers par Philippe le Bel : beaucoup ont été tués, leur savoir s’est disséminé, certains ont fui en Angleterre et en Écosse (où ils ont été à l’origine de certaines Loges maçonniques de l’ère moderne). La vraie maçonnerie, elle, la « maçonnerie opérative » dont parle Guénon, « possédant à la fois la théorie et la pratique correspondante » et devant être entendue « comme une allusion aux opérations de l’art sacré, dont la construction selon les règles traditionnelles était une des applications », aurait alors laissé place à la « maçonnerie spéculative » qui a cours encore aujourd’hui et n’en serait qu’un rejeton dégénéré, se bornant à « spéculer » sur des théories sur le développement de l’humanité qui s’éloignent de la réalisation concrète. Cette « maçonnerie spéculative » aurait d’ailleurs pris naissance à un moment où les corporations constructives étaient en pleine décadence. Il y aurait eu en outre « une véritable déviation au début du 18è siècle, lors de la constitution de la Grande Loge d’Angleterre, qui fut le point de départ de toute la Maçonnerie moderne. » Pour René Guénon, le nom de « maçonnerie spéculative » exprime assez clairement qu’elle est confinée dans la « spéculation » pure et simple, c’est à dire dans une théorie sans réalisation ; il ajoute : « assurément, ce serait se méprendre de la plus étrange façon que de regarder cela comme un « progrès ». »
L’homme maçonnique, un franc-maçon forgé par les outils de sa loge, 18è siècle, grande loge du Massachussets (sur oraedes.fr)
Les corporations du constructeurs, poursuit Guénon, qui participaient aux mêmes connaissances traditionnelles (certaines ayant conservé même le souvenir de leur connexion avec l’Ordre du Temple, détruit en 1312), adoptaient le symbolisme comme mode d’expression normal de ces connaissances, tout simplement « parce qu’il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent s’exprimer autrement que sous cette forme. » Guénon attribue l’émergence du symbolisme à un ésotérisme catholique*, « prenant sa base et son point d’appui dans les symboles et les rites de cette religion et s’y superposant sans s’y opposer en aucune façon ». Imaginer qu’il ne se cache sous les symboles que des conceptions sociales ou politiques, et mettre celles-ci en avant de tout autre préoccupation aura été, selon Guénon, l’erreur de la maçonnerie moderne et la cause de sa déviation : « N’est-ce pas là, précisément, ce qui a fait perdre à la Maçonnerie moderne la compréhension de ce qu’elle conserve encore de l’ancien symbolisme et des traditions dont, malgré toutes ses insuffisances, elle semble être, il faut bien le dire, l’unique héritière dans le monde occidental actuel ? 1 »
* dans le sens d’un enseignement secret réservé aux initiés
Il semblerait donc bien que cette tradition unique et précieuse soit perdue. Bien sûr, il existe encore des confréries de compagnons, mais celles-ci demeurent discrètes et minoritaires, face aux formations d’ingénieurs et de techniciens qui sont devenues monnaie courante et ont été valorisées dans notre société. Peut-être des bribes de cette tradition subsistent-elles encore dans certaines pages cachées de notre architecture, des écrits sacrés, de la poésie, de l’alchimie, de la musique. Les compagnons du moyen-âge avaient fait perdurer cette connaissance qui restait accessible aux seuls initiés, mais la mettaient, à travers les édifices qu’ils bâtissaient, à la portée de tous – c’était leur mission. Partant, l’initiation elle-même n’était pas forcément bonne à mettre entre toutes les mains, car elle exigeait un respect inaltérable de la vie, de l’être humain, et des lois de la nature.
Dieu géomètre, culture catholique, 13è siècle, in Codex Vindobonensis, bibliothèque nationale autrichienne (sur oraedes.fr)
Les sectes francs-maçonnes qui aujourd’hui prétendent diriger le monde, héritières supposées des connaissances compagnonniques, ont-elles fait bon usage de ce savoir précieux qui les caractérisaient ? On retrouve dans leur symbolique des sigles du moyen-âge : la pyramide, fusion de l’équerre et du compas des compagnons bâtisseurs, symbolisant à la fois la connaissance s’incarnant dans l’humain et la sublimation de la matière. Mais qu’en est-il des valeurs d’humilité et de courage, de fraternité et de respect de la place de chacun, qui étaient à l’origine leur devise, leur règle et leur discipline ? La connaissance des secrets de la Nature n’a-t-elle pas été dévoyée pour en faire un instrument de pouvoir et de domination, et pire encore, pour imposer leurs vues sur le développement du monde, le progrès technologique et social ? Avec les excès de la biogenèse, le traficotage de la vie, l’humain n’a-t-il pas voulu dépasser son créateur, violant les lois naturelles et sacrées ? L’homme ne doit-il pas rester à sa place et ne pas se prendre pour Dieu ? Le respect de la hiérarchie dans les lois de la terre et du ciel faisaient la force de ces congrégations. La maçonnerie contemporaine ne s’est-elle pas fourvoyée, en voulant reprendre à son compte une tradition pour en tirer non pas une philosophie menant à l’action juste dans le monde, mais des préceptes sociaux et économiques (la maçonnerie spéculative de Guénon) qui se perdent dans la confusion ?…
Bref, l’humain semble avoir perdu son ancrage et ses traditions, il s’est fourvoyé et a voulu dominer la nature et affirmer sa supériorité (technologique, industrielle, biologique, nucléaire…) au mépris des règles fondamentales de l’univers. Les maîtres-compagnons du moyen-âge avaient su réaliser cette fusion de la matière et du divin, Rivés entre terre et ciel, ils ancraient ainsi dans la pierre, le bois, le fer, le verre, l’esprit de la création fait chair, les lois fondamentales de l’univers. Ils s’élevaient par leur art jusqu’aux hauteurs de l’énergie divine. Loin d’être des sottises passées de mode, cette fusion de connaissances perdues était pourtant apte à nous apporter une réponse à tous les maux de notre époque.
C’est toute cette dialectique qui est présente à Autun, à Vézelay, à Chartres, à Notre-Dame, dans tous les édifices d’art sacré qui parlent de nos racines, de nos héritages et de notre désir d’élévation spirituelle. L’art roman de Bourgogne témoigne encore aujourd’hui des innombrables lieux et façons où ces noces pouvaient être célébrées, pour redonner à l’humain le sens de son incarnation, le sens de son passage sur terre, le sens de ce qui est plus grand que lui, le sens du sacré.
Notre époque a perdu le sens du sacré, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle s’est fourvoyée dans d’autres codes érigés en règles mais émanant de ces lois humaines émises par certains voulant imposer leur manière de voir ; une manière toute intellectuelle mais qui ne respecte plus les lois divines. L’art a perdu son sens… N’importe quelle élucubration d’un mental plus ou moins sain est considéré comme « expression artistique », polluant le véritable rapport à l’art qui grandit, qui élève.
Piercing : oeuvre d’art « contemporaine » devant le CRAC Occitanie à Sète (2022)
Nous en avons un exemple dans certaines réalisations d’« art contemporain » qui notamment ont fait scandale à Paris (les colonnes de Buren, le plug anal de la place Vendôme …) et dans d’autres villes – surtout lorsqu’elles sont financées par les fonds publics !
Henri Vincenot nous propose quelques passages très distrayants sur ces aspects de l’art moderne, en l’occurrence l’art quelque peu intellectualisé post-soixante-huitard à Paris, dont il nous livre une gouleyante satyre dans le Pape des Escargots. Il fait monter son héros, Gilbert, sculpteur sur bois de son état, depuis sa ferme de la Rouéchotte (sans doute, un avatar de ce Gislebert d’Autun qui a sculpté les merveilles de la cathédrale) jusqu’à Paris, entourloupé par un marchand d’art qui lui a promis monts et merveilles, lui finançant des études d’art moyennant des œuvres qu’il lui commissionnera et vendra dans des galeries huppées.
A Paris, Gilbert y fait la rencontre de filles délurées et d’artistes au langage alambiqué dont il n’a que faire. Pourtant, il doit sculpter, car maintenant il doit de l’argent à celui qui lui paye ses « études ». Mais l’inspiration ne vient plus :
« D’abord les autres lui avaient appris des mots et les mots sont les ennemis de la plastique. Les mots sont le poison du peintre et le glas du sculpteur. On ne sculpte pas avec sa langue. Si chaque fois qu’on prend le ciseau on entend des bêtises comme « harmonie », « rythme », « projection du subconscient », « impact du virtuel », comme Gilbert en entendait chaque jour, on est pour ainsi dire paralysé et ce qu’on fait est mou et froid comme une limace, vide et inutile comme un pet. Oui, l’œuvre, alors, n’est qu’un pet de la cervelle.
Gilbert avait certes pris un beau morceau de noyer, il l’avait installé sur la sellette et il le regardait, mais, écrasé par le discours de Fumassier, il ne savait par quel bout s’y prendre et la colère bouillonnait. Ça montait dans sa gorge comme une surchauffe dans le col de l’alambic… »
(Ce passage est particulièrement savoureux lorsque l’on sait que Vincenot lui-même était sculpteur sur bois, ses sculptures peuvent être vues au musée régional de Dijon, il a certainement donc fort bien ressenti en lui le duel entre les mots, la littérature, la recherche du mot juste, et le jaillissement artistique qui vient de l’instinct pur …)
Sylvie arrive, une fille des Beaux-Arts qui s’est entichée de Gilbert (au point qu’elle le poursuivra jusqu’au fin fond de sa Bourgogne), qu’il aime bien car elle est féminine et charmante, et « avec elle entrait Ève. Mais c’était une fausse Ève, avec des odeurs de je ne sais quelle pharmacie. »
S’ensuit une discussion sur le patois bourguignon et le charabia parisien… et Gilbert pète un câble – malgré le manteau remonté de la belle qui dévoile « ses longues cuisses bien lisses et douces à regarder » :
« … et puis j’en ai prou de ton Paris ! J’en ai prou de vos Hongrois, de vos Russes, de votre Mao, de vos picassos, de vos gargallos, de vos ostrogoths, de vos sociologues, de vos gauchistes ! … C’est une troche d’herbe que je voudrais voir. Et ça fait sept éternités que je n’ai vu ni une pâture, ni une vesse-de-loup, ni un gouet, ni un châtron, ni une taure, ni un gratte-cul, ni une taupinière ! Rien que du macadam, du ciment et des énervés avec des filles en chaleur qui gigotent dessus en se donnant des airs de prophètes ! Je n’ai même pas vu le soleil !
« Et par là-dessus, j’en ai prou de votre Art, de vos « structurations », de vos « prises de conscience »… !
« Je ne suis pas un artiste, moi. Je ne suis pas un intellectuel de gauche ou de droite. Je suis un sous-développé, un songe-creux, un tue-bois, un râpe-caillou et je sens que je m’en vas foutre mon camp d’ici en pas tardant! »
Puis le vernissage d’une exposition d’art contemporain ; « deux grands maîtres de l’Informel », l’assure son mécène. La scène est truculente, car Gilbert parle avec son franc-parler bourguignon, et fait valser toutes les prétentions de ce milieu artistique conceptuel.
D’abord, les peintures :
« Ils entrèrent dans une première salle. Une foule était déjà là, où Fumassier, bouffarde au poing, baisa des mains. Les smokings et les robes de cocktails frayaient avec des pulls et les blue-jeans déteints. Aux murs, de grandes toiles, larges comme des draps de lit, étaient souillées de couleurs sales, barbouillées comme au hasard, dans tous les sens. Par-ci par-là, la pâte avait été frottée avec un torchon ou une brosse. Ailleurs, elle était coagulée en gros caillots, cloquée en bulles, desséchée en squamosités, tartinée en grasses épaisseurs maladroites sur la belle et saine matière de la toile qui, fort heureusement, apparaissait encore par endroits.
Fumassier proférait :
– Ça débouche de plain-pied sur la métaphysique instinctive. C’est une prise direct sur la conscience formelle, et pourtant je vous ferai remarquer que, techniquement parlant, c’est prodigieusement construit !…
– Techniquement parlant !… répétait Gilbert. (…)
– C’est viscéral !… C’est tonitruant !
– Viscéral ? Se demandait Gilbert. Ce serait-il pas plutôt intestinal ? »
Puis, les sculptures :
« – Et les sculptures du collègue ; où sont-elles donc ,
– Vous êtes assis dessus ! lui répondit-on.
Il avait bien vu, un peu partout, des sortes d’énormes pierres percées, assez semblables à celles que l’on trouve en grande quantité derrière la Rouéchotte, mais il avait cru tout bonnement qu’on les avait disposées dans la salle pour servir de sièges.
C’étaient les « œuvres » du grand Molocz, maître incontesté de la « sculpture impactuelle ». Il y en avait une peine salle au sous-sol, où Gilbert avait cru voir le dépôt de matériaux des plâtriers qui, visiblement, n’avaient pas encore fini d’installer cette galerie. »
Enfin, le scandale ! La directrice de la Galerie annonce que le représentant du ministère vient de se rendre acquéreur pour l’État de cinq œuvres majeures de « notre ami Breninsky » (le peintre). C’en est trop pour Gilbert qui éclate, perché sur une pierre, d’une colère tonitruante :
« – Foutus peigne-culs ! lança-t-il à plein gosiers, vous ne voyez pas que ces deux paroissiens-là se moquent de vous ? Et que le représentant du ministère se fout des contribuables ! Je vas vous en donner, moi, du « maître de l’informel » ! « Maîtres de l’imposteur », oui plutôt ! Il n’y a pas un beuzenot de chez moi qu’ait pas fait ça sur la porte de sa grange pour torcher son pinceau !
« Et c’est pour voir de pareilles guoguenettes qu’on m’a fait sortir de mon trou de blaireau ?
« Mais il n’y pas une betterave de ma grange, pas un chou-rave de ma cave qui ne soit un chef d’œuvre à ce train-là ! Ma basse-cour est l’Institut, et mes poules peuvent exposer leurs fientes brillantes et chamarrées comme des agates, et ma truie peut voir ses merdes achetées par l’État… »
S’ensuit une fameuse empoignade… Gilbert finira au poste, bien sûr ; son mécène, pour l’en sortir, se servira sur ses œuvres déjà sculptées. Savoureux choc frontal entre deux mondes, celui du bon sens paysan et celui de l’intellectualisme artistique parisien.
Voilà de quoi nous faire réfléchir sur l’art… On n’est pas si loin des dissertations de philosophie du baccalauréat : Qu’est-ce que la beauté ? L’art a-t-il une fonction ? Comment l’homme vit-il son désir de trascendance ? … Toutes questions que l’héritage des compagnons bâtisseurs peut contribuer à éclairer.
(c) DM, 2023
1 – René Guénon, Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 1980, Tome I, p.16
Photo d’en-tête : façade de la maison du 16è siècle dite maison de Saint Georges à Châteauneuf-en-Auxois, Côte d’Or