3/8 Errance bienheureuse… de la Lure à Forcalquier

Matin-Yoga dans la clairière, petite balade hygiénique avec le chien. Redescente vers St-Etienne-les-Orgues où nous attend, sous un glorieux soleil matinal filtré par les platanes, la terrasse au Bar du Ski-Club – Siège des boulistes. Le petit déjeuner se prolonge en flânerie heureuse, agrémenté de fruits secs, galettes bretonnes et de noix et de quelques conversations avec les locaux. C’est assez étrange de se dire qu’on est illégal, assis ici à siroter un café crème à une terrasse on ne peut plus banale. Enfin, dans une illégalité me semble-t-il très relative… sans doute illégale elle-même, bref, dans une illégalité illégale ! Le serpent se mordrait-il la queue ? Puis, le plein d’essence, halte à la fontaine pour y tremper et frotter la vaisselle de la veille (notre gamelle de camping) et achat d’une paëlla à emporter que nous dégusterons un peu plus loin dans les collines, en empruntant une petite route noueuse et chaude comme un pied de vigne, qui doit rejoindre Forcalquier. Sur ces hauteurs escarpées, la vue est dégagée mais la tentative de sieste sur un terrain en pente, parsemé de cailloux et de branches de genévriers – les traîtres dans leur piquanterie – se révèlera assez infructueuse, d’autant que pour une toute petite route comme celle-ci (à certains endroits on ne peut pas se croiser), il y a quand même un trafic étonnant… Cueillette de thym dont quelques pieds que nous rapporterons pour planter dans le jardin. Dans un tournant, un campement très sommaire et hétéroclite, à base de caravane, cordages, tissus, etc. Certains semblent vivre ici avec très peu de choses… et surtout, pas d’eau.

Visite de Forcalquier : la citadelle qui fait mal aux pieds ! Et qui pique les mollets (allusion aux moustiques dont je subis à nouveau les assauts).

Bonne grimpette sur un chemin pavé, raide comme la vertu. Les pavés de guingois appellent à l’art de la précision et à la sûreté du pas et, à l’ombre des cèdres du Liban, quelques bancs de pierre offrent au pèlerin l’occasion d’une halte miséricordieuse.

Tout en haut de la citadelle, très belle vue à 360 degrés sur le Ventoux, la Lure, les Alpes, le Mercantour, le Lubéron… La petite chapelle Notre-Dame de Provence y retrace l’histoire des Saints de Provence et d’Orient. De style néo-byzantin, elle a été construite entre 1868 et 1875 sur l’emplacement de l’ancien château des comtes de Forcalquier (détruit par Henri IV) et domine la colline, surplombée d’une statue dorée de la Vierge qui resplendit comme un soleil. La chapelle, de structure octogonale, est agrémentée de huit anges musiciens sur chacun de ses angles extérieurs. Sur la même esplanade, un carillon, construit en 1925 qui s’anime les dimanches et aux fêtes.

Sur le tympan extérieur de la chapelle (espace en demi-cercle au-dessus de la porte d’entrée), sont représentés en sculpture, debout autour du Christ glorieux, les saints d’Orient, arrivés de la Terre sainte en Provence (dont Marie-Madeleine, Marthe, Lazare, Maximin, Marie-Jacobé, Marie-Salomé, Sarah, Sidoine, Trophime…) et assis, les saints de Provence, dont Delphine et Elzéar de Sabran. A l’intérieur, une petite histoire des Quatre Reines de Forcalquier, les filles du comte de Forcalquier qui épousèrent chacune un roi : l’aînée, Marguerite, épousa Saint-Louis en 1234 à douze ans, avant de le suivre six années en croisade; la seconde, Eléonore, devint en 1235 la femme du roi Henri III d’Angleterre; la troisième Sancie, épousa en 1242 Richard, comte de Cornouailles, futur roi des Romains et empereur d’Allemagne; et enfin la dernière, Béatrix, épousa en 1246 le frère de Saint-Louis, Charles Ier d’Anjou, qui deviendra roi de Naples et des deux Siciles.

(Le comté de Forcalquier, séparé de la Provence en 1110 par le jeu d’une division, s’étendait des sources de la Durance aux portes de Cavaillon et ses villes principales étaient Embrun, Gap, Sisteron, Manosque, Pertuis, Apt et Sault. Il fut de nouveau rattaché à la Provence par l’union de Gersende de Sabran et Alphonse II de Provence, les parents des quatre heureuses filles, avant d’être rattaché à la France lors du siège de Forcalquier par Louis XI en 1481.)

De cette colline coule une source, Font Calquier, ou Fontaine calcaire… qui a donné son nom à la ville.

Redescendre en ville c’est comme redescendre dans l’air du temps, dans l’ère de la modernité, dans les klaxons et les petits deals… Au bar le Lucky où nous prenons l’apéro, j’ai une pensée pour mes chats (Lucky & Luke) et tandis que l’on se renseigne sur un coin sympa pour dormir, on nous met sur la piste des Mourres, site géologique exceptionnel de formations calcaires, juste au-dessus de Forcalquier, où nous pique-niquons le soir avant de nous installer pour la nuit. 

2/8 A toute allure…. de Rustrel à la Lure

Venus du Lubéron, nous avons quitté les rustres de Rustrel, vu le château et le temple de Lourmarin, où coule le bon vin du château Fontvert, et traversé Apt un samedi à une heure de fin de marché aux senteurs d’épluchures et de biscuits orientaux. Nous filons droit vers le Nord, avec sur notre droite les coulures ensanglantées du canyon dit du Colorado, et plus loin, les Mées : étonnantes falaises parcheminées où vivent des fées cachées, qui dansent et virevoltent en poussières de couleurs vives – ocres, orangés, terre brûlée, terre de sienne, rouge sanglant, brun chocolat coulant…

Impatients, nous arrivons à Banon. Patrie de Giono nous voilà ! Village médiéval, avec son église d’En Haut et ses bancs positionnés face à la vallée, qui invitent à la lecture. A haute voix nous nous adonnons à ce qui est devenu, ces derniers temps, notre petit rituel Giono. A la librairie Le Bleuet, évidemment on y trouve du Giono, mais aussi plein d’autres livres, témoins d’un festival littéraire qui va s’ouvrir à Manosque. Poches, bandes dessinées, belles éditions, tout y est et s’offre aux gourmets que nous sommes – avec l’envie de tout goûter. Eh quoi, le livre serait un « discret pollueur », comme tentent de nous le faire accroire certaines radios de service public ?! Franchement, il doit y avoir erreur. Et quid de la pollution numérique ? Les serveurs internet, les stockages de données : plus gros consommateur d’électricité au monde. Alors… ne vous en prenez pas à nos livres ! En tous cas, dans cette librairie, on y flâne et y trouve aussi une carte IGN de la région qui nous permettra de sortir des sentiers battus – et tout cela, sans regarder nos écrans. Quel repos pour les yeux que de lire un livre, une carte, en laissant ses yeux et son esprit vagabonder au gré des pages et des reliefs !

A noter que le bleuet – le vrai bleuet – est une fleur quasiment en voie de disparition. Le vrai bleuet arbore une couleur Bleu de France, et n’a rien à voir avec les centaurées au bleu un peu délavé qui le remplacent souvent dans nos campagnes. Bel hommage, beau symbole que cette librairie aux fleurs de nos campagnes disparues…

Dans une épicerie fine, dégustation de miel (lavande fine, lavande, miel toutes fleurs…) et autres délicieusetés comme le petit fromage de chèvre de Banon, enroulé dans des feuilles de châtaignier et qui en prend le parfum, coulant et mordoré comme l’automne.

Après Banon nous partons vers St Etienne-les-Orgues où nous faisons le plein d’eau, puis entamons, impatients, la montée de la Lure. Montagne gionesque par excellence, la Lure domine les plaines et les falaises avoisinantes de son plateau venteux et râpé – comme son frère jumeau le Ventoux, que l’on aperçoit à quelques encablures de là – et impose sa présence à tout l’univers gionesque.

A la sortie de St Etienne-les-Orgues, le long de la route qui attaque la montagne, des bancs de bois à la peinture bleue élimée appellent à la flânerie, tous les cent mètres ou presque, comme un métronome, une mélopée insistante. Un peu au-dessus, la forêt nous enveloppe de sa magie et les tâches du soleil déclinant à travers le feuillage s’impriment sur les chemins de traverse comme une peau de léopard. Irrésistible appel à la sieste, improvisée et bienheureuse…

Juste avant le sommet de la Lure, nous descendons à pied le long d’une crête venteuse au-dessus d’un troupeau de brebis bêlantes, dont le patou nous a bien repérés. Là, les genévriers nains regorgent de baies, les buissons de thym abritent la vipère Orsini, que nous n’aurons pas l’honneur de croiser. Petite balade à pied d’une heure…

Le vent souffle du Nord, nous rajoutons des couches avant d’atteindre le sommet pelé et usé de Lure. Neuf antennes de télécommunications nous toisent, drapées dans leur suffisance. Leur présence obscène et maléfique spolie de toute grâce, de toute majesté chantante, la montagne elle-même, le paysage qu’elle protège, et les villages avoisinants sur lesquels elles font peser leur ombre électromagnétique. Quelle défiguration !

Au cours de nos explorations des cîmes et des vallées, nous n’aurons en fait plus que le droit de pleurer intérieurement en constatant le viol fait aux paysages, aux lignes bleues des Vosges, aux charmes pittoresque des villages… par ces antennes ou par les champs d’éoliennes – les deux étant censés bien sûr, rendre nos vies plus efficaces. Chassé par la modernité, le mystère se retire, dépité, des crêtes qui relient la terre et le ciel, du profond des vallées et des replis de terrain, et se love, en attendant de se redéployer, au cœur de la mémoire ancestrale des hommes, mémoire d’un temps où le silence grouillant de la terre l’emportait sur les sifflements stridents de l’électrification…

Un peu pris de court par l’essence nous décidons de redescendre sur le versant d’où nous sommes venus, afin de faire le plein le lendemain. Nous bivouaquons sur un chemin de traverse, à l’abri d’un petit creux sous les arbres, dont les branches bienfaisantes se penchent sur notre berceau, comme les bras arrondis d’une madone… à quelques kilomètres de l’abbaye Notre-Dame de Lure, celle-ci s’étant avérée située dans un bosquet sombre et humide, avec un parking en pente. Nuit froide à 1600 mètres! Les sacs de couchage, pas bien zippés, ne font pas leur meilleur office…

(c) DM

1/8 Élévation en Drôme provençale

Point n’est besoin de partir en Mongolie pour réapprendre à vivre en osmose avec la terre, retrouver le goût des choses vraies, chanter l’âme du monde. Une errance bienheureuse dans les collines de la Drôme provençale, sur les traces de Jean Giono, et la relecture de quelques-unes de ses plus belles pages feront l’affaire.

Giono nous réapprend la vraie valeur des choses. Mais aussi, à ré-inventer le rapport entre matériel et spirituel. Dans Colline, les hommes des Bastides blanches ont perdu le sens du sacré : ils ne regardent plus ni les arbres ni les bêtes, et encore moins les pierres, qu’avec le souci de leur utilité. Ils ont oublié de les regarder avec leur âme , cette âme que leur a insufflée le « grand maître » créateur (c’est ainsi qu’il est appelé). Sur son lit de mort, un vieux du village, Janet – dont certains pensent qu’il leur porte le mauvais œil – transmet néanmoins à celui qui veut l’entendre, une leçon magistrale sur le respect des règnes de la nature – animal, végétal, minéral.

Une morale pour notre époque ? La violence de notre regard sur la nature et sur l’autre, le monde, la désacralisation de tout, le besoin de posséder, de dominer, d’affirmer et d’ancrer la supériorité de l’être humain sur toutes les espèces nous apportent leur lot de pollutions et de catastrophes auxquelles nous ne comprenons plus rien. L’humain, avec ses rêves de toute puissance et d’immortalité piétine l’humilité, valeur peu à la mode s’il en est… rester tout petits devant le mystère de la Vie, quoi de plus naturel pourtant ? …

Or, le Chant du monde, tel que le chante Giono, n’est autre qu’un hymne à tout ce qui nous dépasse. Et, à une époque où la mauvaise graine des grandes guerres du vingtième siècle porte ses fruits, engendrant d’autres guerres, annihilations, trahisons, et l’aliénation de l’homme par l’homme, le message de Giono nous pousse à louer la grandeur de la création dans chacun de ses humbles détails, et à reconnaître de pleine face les déviances du genre humain comme les racines du mal qui nous oppresse aujourd’hui.

Giono ne nous apprend rien mais réveille en nous le tout profond de l’être qui remue et espère. A travers les paroles des anciens et des sages, ou d’un aventurier qui s’est mis en tête d’apporter de la joie au quotidien des habitants du plateau Grémone (Que ma joie demeure), il nous rappelle à l’évidence de la simplicité. L’acte gratuit, donc non rentable est revalorisé (faire pousser un champs de narcisses « parce que c’est beau »; amener des biches pour le cerf , et lâcher les juments vers l’étalon, pour faire des petits faons et des poulains; laisser un champs en friche pour faire le bonheur des oiseaux …),  car loin d’être sans résultat, il apporte quelque chose qui n’est pas de l’ordre du mesurable ni du quantifiable : de la joie. Et la joie, elle est la chose la plus gratuite et la plus contagieuse qui soit. Elle permet à l’homme de vivre, à travers les difficultés, et l’amène à questionner ses automatismes, et modifier ses habitudes pour se ménager du temps libre. Elle l’encourage à revoir ses modes de vie et de production, à produire juste ce dont il a besoin pour sa propre consommation, ou pour l’échanger contre d’autres biens nécessaires à sa survie. Ni plus, ni moins. Nous sommes loin de la somnolence confortable dans laquelle nos modes de vie modernes, poussés par la création artificielle de besoins superflus, nous ont plongés. Chaque humain est désormais en droit – a le devoir – de se poser la question : de quoi ai-je vraiment besoin ? La course effrénée au toujours plus, toujours mieux  ne serait-elle pas, en fin de compte, la source de tous nos malheurs ? Et comment nous extraire de cette grande roue de foire, peut-on encore sauter en route, ou est-elle en train de s’essouffler ?

Retrouver peu à peu le goût des vraies choses, de celles qui nous donnent vie et joie : l’eau, les herbes des montagnes, la nourriture saine et locale, l’amitié, l’amour, le partage…. Lorsque la source tarit, les villageois sont inquiets. Dans leur placard, une seule cruche d’eau pourvoit à la journée… Cette inquiétude, tangible, immédiate, est essentielle, nous ne la connaissons même plus car elle n’a rien à voir avec la plupart de nos préoccupations d’aujourd’hui, mais elle pourrait bien revenir un jour nous faire un petit salut…

Aujourd’hui en Drôme provençale, les sources coulent à flot, et loin des bureaucraties coûteuses, les fontaines sont « potables » par défaut d’affichage et elles offrent encore généreusement leur eau, aux habitants comme à l’ermite de passage…  

(c) DM