Clarté

Dans la confusion du monde

brille une lueur de sainteté

Sois la lumière qui éclaire au-devant

de toi, la prière qui libère au-dedans

Dans le chaos du monde

flotte un parfum de liberté

une bouée de sauvetage

un chant d’été sur le rivage

Dans le tumulte des idées

suis le fil de lucidité

Tranche l’inutile et la saleté

laisse une écume de pureté

Au milieu de l’ombre tapie

chante l’amour célèbre la vie

Avance sans crainte sur ton chemin

guidé par les anges et les saints

Tu n’es pas seul ; prends ma main…

Croque la vie à belles dents

Ecarte-toi des malfaisants

Dans le sillage de tes choix

Trace le sillon de ta voix !

DM (c) texte et dessin

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Les cloches de Saint-Jacques

12–18 minutes

A mon père, à qui j’ai dédié ce chemin

La grosse cloche grave de la cathédrale sonne six heures. Je sais qu’il est six heures, mais je compte quand même, je ne peux pas m’en empêcher. Je suis tout entière là, présente dans le son de chaque coup, j’en ressens presque les échos en moi et j’en suis mentalement le déroulé, le cœur battant d’anticipation, jusqu’au moment inexorable du silence, où tout reste en suspens dans l’air cristallin du matin. La cathédrale prend son temps, elle ne sonne jamais pour rien. À chaque quart d’heure elle rappelle sa présence et sa supériorité sur le temps terrestre, elle qui est éternelle… Car elle en a traversé, des siècles, inébranlée, à peine modifiée par les âges et les modes, depuis sa construction au summum de l’ère romane, entre 1072 et 1211. Le son de cette grosse cloche qui sonne les heures, si grave et caverneux, me propulse instantanément au Moyen-Âge. J’imagine les mêmes ruelles pavées encore vides, les échoppes commençant tout juste à s’activer, peut-être quelque pèlerin ou colporteur arrivant en ville, après des lieues de voyage, par l’une des portes fortifiées. La cathédrale, elle, était déjà là, majestueuse, construite sur les lieux où ont été retrouvées les reliques de Saint Jacques, dominant de sa haute stature le petit bourg médiéval de Santiago de Compostelle.

Santiago est la ville de Saint Jacques, ou Sant-Yago, comme il s’écrit en gallego – la langue galicienne est une langue romane issue du latin, présentant des similarités avec le portugais. Pêcheur du lac de Tibériade, frère de l’apôtre et évangéliste Jean et l’un des premiers témoins du Christ à être parti sur les routes, son bâton de pèlerin à la main, il est aussi surnommé Jacques le Majeur. De Galilée, après la Pentecôte – où les apôtres avaient reçu le don de parler toutes les langues – il aurait pris la mer pour évangéliser l’Espagne et le Portugal, avant de retourner à Jérusalem où il aurait subi le martyre par l’épée, en l’an 44. Ses proches disciples, Théodomir et Athanase, parviennent à sauver ses reliques et les envoient par mer dans une barque en pierre qui, guidée par la main divine, échoue en Galice, à Iria Flavia (actuelle Padrón). Elles sont ensuite transportées en charrette à une vingtaine de kilomètre de là sur une colline, jusqu’au lieu de sépulture actuel où, au IXè siècle, l’évêque Theodomir identifie un temple romain comme étant la tombe de l’apôtre Jacques. Ainsi le raconte l’histoire, celle avec un petit h, qui parfois aussi fait la trame de l’Histoire avec un grand H ; et ainsi débute la construction de cette magnifique cathédrale.

Aujourd’hui comme à l’époque, les cloches sonnent et je suis transportée dans mon imaginaire. Après 240 km et quatorze jours de marche (une modeste moyenne mais qui pour moi représente un exploit), c’est moi la pèlerine qui, dix siècles plus tard, irrésistiblement attirée par l’aura de ce lieu magique, vins y puiser, les pieds en feu mais le corps et le cœur pleins de joie, un sentiment de libération, d’accomplissement et d’énergie, pour un nouveau départ dans la vie.

Compostelle, aurore : la grande place vide devant la cathédrale

Dans l’immédiat, il est six heures et l’aube teinte de rose le lointain du ciel. Les hirondelles tournoient avec vivacité, se chassent et se pourchassent avec cette soif de liberté qui les caractérise, pure énergie vitale – et l’air résonne de leur cri-cri joyeux. Je parcoure les ruelles pavées de granit et encore assoupies. L’immense place devant la cathédrale est vide, mais ne tardera pas à se remplir d’une poignée de pèlerins solitaires et matinaux. Puis ce sera le fourmillement croissant au cours de la journée, va-et-vient incessant de touristes, de galiciens affairés, et de pèlerins de toutes origines, adeptes de l’effort et du dépassement de soi. Qu’ils aient parcouru cent kilomètres, huit cents ou trois cents, tous convergent en ce lieu qui agit sur eux comme un aimant. Depuis des siècles, ce magnétisme qui irradie attire de tous les coins de l’Europe, et aujourd’hui, d’aussi loin que l’Australie, l’Amérique ou l’Asie, toujours davantage de monde, en quête de quelque chose : ce quelque chose qui sera pour chacun différent, mais que chacun semble trouver ici. C’est la magie, et le mystère de Compostelle.

Compostelle : campus stellae serait donc le champs des étoiles… et ferait référence à la vision de l’ermite Pelagius, en 813, à qui une étoile filante indique le lieu où se trouve le tombeau de Jacques. Peut-être aussi à cette vision du roi Charlemagne, à qui la Voie lactée piquée d’étoiles aurait montré le chemin du sud-ouest, afin qu’il aille aider la Chrétienté mise à mal par les Maures. En effet le sanctuaire ne sera que très brièvement pris par les Sarrasins, en 997, puis reconquis par les Chrétiens ; il devient alors le symbole de la Reconquista des rois espagnols.

Il y a d’autres explications étymologiques au nom de Compostelle… mais les plus poétiques gagnent toujours. Perchée sur les confins sud-ouest de l’Europe, la citadelle spirituelle flotte comme un gros vaisseau sur un champs d’étoiles qui grésillent dans la nuit, et soufflent aux oreilles des pèlerins le chant de réconfort qu’ils appellent de leurs vœux. De sa haute stature inamovible, elle annonce la plongée du plateau européen dans le gouffre atlantique, à quelques encâblures de là à Fisterra, le Finistère galicien. Au moment où l’Europe semble sombrer, Titanic affolé au bord du crépuscule, ses cloches semblent annoncer que même englouties, comme celles de la ville d’Ys, elles continueront de sonner, à ceux qui ont des oreilles pour entendre….

Il paraît qu’en Corée, on met le pèlerinage sur son curriculum vitae : c’est le gage des qualités du pèlerin, persévérance et solidité – parfois aussi, capacité à affronter les épreuves en équipe. A cheval, en vélo, à pied ou en bateau, ils arrivent de tous les horizons, de tous les chemins qui mènent à Santiago, solitaires ou co-équipiers, sportifs aux couleurs vives, bandes de jeunes en petites tenues, routards en sandales éculées, anonymes devenus quelqu’un le temps d’un pèlerinage. Des groupes, des comités d’entreprise, des croyants et des non-croyants, comme à la Pentecôte toutes les langues se parlent sur le parvis de Compostelle. Chacun est venu avec sa vie, son histoire, ses douleurs, et avec un but particulier, personnel ou collectif, intime ou dédié à quelqu’un, tous avec un point commun : ils ont vaincu l’appréhension, la fatigue, les blessures, le découragement, les insectes, les nuits froides ou chaudes, ou bruyantes et sans sommeil… Ils ont abandonné le confort du quotidien, les habitudes, le prévisible, la routine, pour se confronter à l’épreuve de l’imprévu, au rempart de l’inconfort, à la falaise de la sobriété et de la frugalité, et se retrouver là, sur ce parvis, dans l’euphorie du défi relevé. Pour chacun, le pèlerinage accompli sera un repère dans sa vie, un tournant décisif – parfois même, une saine drogue, qu’il lui manque de retrouver !

Diaporama Portugal / Espagne (cliquez sur les flèches pour faire défiler)

Il y a un avant, et un après Compostelle

Pour ma part, il nous faut remonter deux semaines en arrière pour me trouver, fraîche et dispose, pleine d’entrain et de motivation, sous une petite pluie fine de début mai, dans la ville de Porto. Au milieu du flot des touristes encapuchonnés, je visite la cathédrale et, prise malgré moi par la solennité du moment (moi qui avais eu l’intention de marcher sans entraves ni système), je me convaincs finalement d’acquérir la compostella – ce petit carnet où l’on collectionne les tampons des lieux visités ou traversés pendant le pèlerinage : ainsi hostelleries, églises et chapelles, bars et restaurants trouveront place dans ma mémoire en inscrivant de leur encre colorée de vert, rouge ou en noir, leur oriflamme souvent couronné de la fameuse coquille saint-jacques, symbole du pèlerinage.

le pont gustave eiffel à porto

Située au nord du Portugal, à quelques kilomètres de la côte atlantique, Porto et sa cathédrale furent donc mon point de départ. Le premier soir, effrayée par l’afflux des touristes et assoiffée d’air du large, je prends déjà la tangente et je longe le Douro pour rejoindre, au plus vite, l’océan. Premier test de marche, premiers sept kilomètres, dans le vent du soir qui a calmé la pluie et lâché ses oiseaux. Première quête d’un petit hôtel, à Foz do Douro, l’embouchure. Première nuit sous le chant des étoiles et les cris impétueux des goélands.

Le but que je me suis donné ? Longer la côte en flairant l’air de l’océan tout du long, au Portugal puis en Espagne, pour rejoindre Compostelle. L’autre objectif ? Remise en forme et test de mes facultés de marche, endurance, renforcement musculaire, ligamentaire, la résistance des pieds, des genoux, des jambes, du dos. Un autre ? Me confronter, me lancer un défi, me surpasser. Encore un autre ? Me vider la tête et envisager la vie comme un nouveau départ. Et enfin, faire ce voyage en hommage à mon père, qui vit ses derniers instants. Il suivra, jour après jour, ma progression, étape par étape il partagera mes joies et mes difficultés, et je ferai de mon mieux pour le faire voyager, lui aussi : air du large humé par téléphone et coloris de la mer partagés par photos.

Entre le départ et l’arrivée, il y a un gouffre. Il y a aussi un gouffre entre l’idée que l’on se fait, avant le départ, de son voyage à pied – les projections, l’anticipation, les fantasmes – et le souvenir, souvent idéalisé mais d’une autre manière, qu’on en a après le retour…

Et encore un autre, avec la réalité telle qu’elle est vécue au quotidien…

Souviens-toi : les premiers jours, lorsque tes pieds te font souffrir, ou tes genoux, ton dos, ou tes muscles, que ton sac te paraît si lourd et tes épaules aspirent à lâcher ce fardeau, que tu doutes, que ta ténacité est déjà mise à mal, parfois tu veux rentrer, tu avances comme une tortue, tes chaussettes sont mouillées, il te tombe des trombes d’eau sur le dos, la tête, le sac ? (j’ai eu le bonheur de ne pas vivre cela, avec un temps parfait pendant deux semaines…) Tu es dépassé par les voitures (quand il y en a), les vélos ou les autres marcheurs qui te doublent d’un air distrait – certains semblent marcher en dilettantes et vont tout de même plus vite que toi – et tu mesures la distance qu’il te reste encore à parcourir… si tu es bien honnête, rappelle-toi, n’y a-t-il pas au moins une fois où tu t’es demandé ce que tu faisais là ?

Galice, un air de gaita (cornemuse), une odeur de miel….

Pourquoi ai-je voulu faire ça ? la question qui tourne en boucle dans ta tête. Au début, tout semble si difficile, si inhabituel : la lenteur de la progression, les préoccupations toutes matérielles qui obsèdent (trouver de l’eau, des pansements, où vais-je dormir, etc.). Pendant ce temps, la peau de l’ours du quotidien s’épluche lentement et tombe en lambeaux autour de toi, à chaque pas, comme une mue. Et puis, petit à petit, le rythme est pris, le corps s’adapte, le matin il réclame à partir, à sentir l’odeur des pins, de la forêt, de la liberté. Le fardeau s’allège – c’est comme si le sac ne pesait plus rien ! Tu es guidé(e) dans les moments sombres, tu sens une force intérieure qui croît. Les doutes s’estompent, la foi prend le dessus : j’y arriverai ! Tu rencontres des personnes qui te remplissent de force, qui t’encouragent. D’autres, qui te pompent ton énergie: étonnant comme tout cela devient clair !

En fait, le chemin est une allégorie de la vie quotidienne : ses routines, ses mini-objectifs, ses problèmes, ses solutions, ses petits miracles, ses envies, ses aspirations, ses doutes, ses peurs, ses moments d’exaltation et ceux de découragement. Ici tout est plus dense, évident : une grande leçon de vie. Les questions que l’on se posait, parfois se résolvent d’elles-mêmes. Celles que l’on ne se posait pas (et qui avaient besoin de l’être) émergent plus clairement. Les stratégies inadaptées se corrigent d’elles-mêmes. Les faux-fuyants que l’on s’était construits se retournent, on fait face à la vie, à la réalité brute, à ses émotions ; ce que l’on a vécu et porté à la force de nos bras nous apparaît dans sa simplicité, tout est auréolé de beauté et nous remplit de gratitude ; le difficile s’adoucit, les aspérités de la vie (comme disait mon père) se polissent. On prend le temps de prendre soin de soi, des autres, on apprend la patience. Le chemin se fait, à l’intérieur comme à l’extérieur. Si l’on est attentif – si l’on ne prend pas ce cheminement comme une performance, une compétition (un combat ? oui, mais contre soi-même…) ou une distraction de plus – on voit tout avec une grande clarté, lucidité. Et la vie s’en trouve éclairée, purifiée, comme le beurre chauffé et clarifié devient du ghee : toute la vie devient beaucoup plus fluide et digeste !

avancer toujours avancer et ressentir chaque pas intensément

Avancer et ressentir par tous les pores de sa peau, comme dans la vie

Il y a cette nécessité qui devient une évidence, un plaisir : abattre des kilomètres. Mais il y a cette autre nécessité, plus exigeante, qui nous apprend encore davantage sur la vie et nous fortifie : être simplement là, pleinement présent à ce qui traverse notre quotidien, et tenir bon, comme un roc incessamment assailli par les houles et les ressacs ; accueillir et apprécier, bien sûr, les beaux moments, voire les moments de grâce, car il y en a beaucoup… s’arrêter pour admirer l’écume des vagues qui perle à la limite de leur déferlement… sentir l’odeur emmiellée des ajoncs en fleurs… écouter le silence de la forêt enchanteresse, percé seulement par une écorce d’eucalyptus qui cède et se détache, juste au moment où l’on passe devant… trouver des parallèles entre les difficultés de la vie et les assauts du vent… sentir la ferme assise de ses pieds et la mobilité de ses jambes, la solidité de ses reins, la souplesse de son dos… C’est saluer la fourmi qui traverse son chemin, apercevoir le nid d’oiseau déserté dans la roselière, deviner la présence de l’arum blanc, (censé résoudre les dilemmes), qui enroule sa corolle ensorcelante loin des regards… C’est avoir les sens aux aguets, goûter intensément la saveur de tout ce qui fourmille, toute la vie cachée qui grouille autour de nous et en capter l’essence, le lien qui la relie, la transparence qui la traverse …

C’est aussi faire preuve de patience lorsque le sort s’acharne et que le temps est gros. S’affermir lorsque le cœur est lourd de souvenirs et qu’il tremble de s’épancher devant le spectacle grandiose de la nature. Se redresser quand le découragement pointe son aiguillon cruel. C’est aussi réfléchir, discerner, arbitrer , renoncer ; choisir des possibles et en écarter d’autres, selon quels critères discutables ? La logique, le raisonnement, ou l’instinct ? Accepter de vivre, cela peut aussi vouloir dire se résigner, embrasser avec ivresse la pleine force de son destin, illustré à chaque seconde par l’empreinte précise du pas qui semble inéluctable et qui mène au suivant.

Ainsi, je suis partie, j’ai persévéré, et je suis arrivée, transformée, à Compostelle. Je ne raconterai pas davantage ici les péripéties et les rencontres – peut-être dans un autre volet, un autre épisode…

Les cloches de Saint-Jacques ont sonné pour moi, comme pour tant d’autres, et j’ai vu, muette et foudroyée, enracinée sur place par ce puissant symbole qui pénétrait profondément dans ma chair, le gigantesque encensoir faire éclater sa voix de fumée puissante au-dessus des travées de la cathédrale. Je suis aussi allée jusqu’au bout du monde, à Fisterra, et j’ai descaladé des pentes abruptes au-dessus du chaos océanique pour aller jeter à l’eau, dans un geste théâtral et définitif, quantité de petits cailloux qui représentaient mes fardeaux et ceux de quelques proches, pour que la vie dans sa grande générosité nous en déleste. En chemin, j’ai prié le ciel et l’univers, j’ai gardé beaucoup le silence, j’ai tenu un dialogue intérieur avec Saint Jacques, avec les anges et la nature, avec les éléments. J’ai appelé mon père tous les jours et lui ai fait parvenir des photos des villages de pêcheurs portugais, gais et colorés, du remous des vagues, je lui parlais de l’odeur du vent, du sel sur mes joues, de ce risotto mémorable, de la Galice qui ressemble tant à notre Bretagne, de ses chapelles en granit, ajoncs et bruyères… J’ai pleuré, j’ai vibré, j’ai rêvé, j’ai remis tout à plat et considéré ma vie comme une carte au 1/400 000è…

Je suis rentrée et mon père est parti rejoindre ce ciel immense qu’il avait lui aussi tant aimé.

Blasons et calvaires de Galice

(c) D. M. mai / octobre 2025, texte et photos

Note de lecture

En canot sur les chemins d’eau du Roi, quintessence de l’aventure

Un vrai roman d’aventure ! Comme on n’en trouve plus beaucoup (sauf chez Sylvain Tesson) et dans la veine d’Ella Maillart, d’Alexandra David-Néel, de Nicolas Bouvier… Hérissé de peaux-rouges, de fiers canotiers, de chasseurs de trésors et de marchands de fourrures, de Jésuites en robe noire, de farouches marins, miliciens, chevaliers, officiers du roi, explorateurs… Tous ces premiers Français du Québec, arrivés cent ans avant les Anglais, dont nous suivons les traces, au péril de leur vie, à travers le dédale des chemins d’eau dits du roi (Louis XIV), dans les anciens territoires du Québec et de l’Ontario, puis sur les Grands Lacs et au long du Mississippi jusqu’à la Louisiane. Fiers et jouant leur va-tout, malouins ou natifs du Perche, du Maine ou de Normandie, hommes (surtout) et femmes dont le caractère trempé a baigné ces rives de leur audace, de leur incommensurable détermination et esprit d’aventure. On navigue remontant les rapides, traversant les lacs imprévisibles comme des mers, emporté par le flot impétueux des larges fleuves, à la rencontre de cet inimitable esprit pionnier qui caractérisait leur race, escaladant les marches du temps en un pont dressé entre les siècles par l’art et la manière d’un incomparable conteur.

Cinquante-cinq ans après son aventure de jeunesse, Jean Raspail raconte, sur la base de ses carnets de bord retrouvés dans une vieille malle. Accompagné de trois autres lascars, ils ont relevé ce défi fou de remonter les cours de cette multitude de rivières et de lacs, depuis le fleuve Saint-Laurent à Trois-Rivières (entre Québec et Montréal) jusqu’à Ottawa, puis vers l’ouest pour rejoindre le lac Huron, le lac Michigan, et s’engouffrer plein sud dans le Mississippi pour relier le Golfe du Mexique, à plusieurs milliers de kilomètres de là… Cela donne « En canot sur les chemins d’eau du Roi – Une aventure en Amérique », récit au grand cœur et aux bras solides, mené au rythme des coups d’avirons, des portages de canots (portage : remonter des rapides à pied, en portant le canot sur les épaules, suivant un sentier riverain et pentu à travers la végétation dense), des campements hâtifs ou incertains, des repas frugaux, du manque de sommeil… à grand coup d’efforts et de témérité, dans le sillage de leurs illustres prédécesseurs, qui en leur nom propre ou au nom du roi avaient tracé la voie :

Jacques Cartier qui le premier, avait planté en 1534 (François 1er) l’écusson à fleur de lys sur le rivage du Saint-Laurent…

Samuel de Champlain, « Père de la Nouvelle-France », qui fonda en 1608 (Louis XIII) un comptoir fortifié à la pointe de Québec…

Jean Nicolet, explorateur et fourrurier qui vécut parmi les Algonquins et s’aventura dans les Grands Lacs en 1634…

Pierre-Esprit Radisson, commerçant de fourrures, qui explora le lac Supérieur et, ayant vainement cherché un appui en France, participa en 1670 à la fondation de la Compagnie de la baie d’Hudson pour le compte des Anglais…

le père Marquette et Louis Joliet, dont la mission en 1673 (Louis XIV), découvrit le Mississippi mais s’arrêta avant son embouchure, soucieux de tomber sur les Espagnols qui tenaient alors la Floride…

et Robert Cavelier de la Salle, qui acheva de relier en 1683 (Louis XIV) le Golfe du Mexique…

et une pléthore d’officiers du royaume qui repoussèrent, un siècle durant, les frontières françaises jusqu’aux contreforts des Rocheuses.

Le respect, l’admiration s’imposent devant la portée de leurs actes héroïques, jetés à la face d’un monde aux contours encore flous, donnant sens à leur existence, parfois courte, dont la trace tenace et l’écho se dressent entre l’Histoire et nous.

« Avec vos canots, vous le verrez, vous l’éprouverez, vous ne quitterez pas la France du roi. Aussi loin qu’on se le rappelle, ce sont toujours les hommes de France qui sont arrivés les premiers; ils sont les seigneurs de ces eaux » (Abbé Tessier, prêtre québecois, directeur des mouvements catholiques de jeunesse et inspirateur du projet de Jean Raspail et ses amis)

Jeunes, un peu têtes brûlées, scouts, royalistes, catholiques du bout des lèvres : grâce aux appuis du mouvement scout (scouts en anglais, les éclaireurs de la bataille de Mafeking, en Afrique du Sud, qui valurent aux Anglais la victoire sur leurs opposants Boers) – grâce à des introductions et soutiens de l’ambassade de France, à la presse canadienne, sympathique malgré elle, même en pays anglophone, puis à celle des États-Unis, et à la camaraderie des ultimes représentants des grandes tribus indiennes, médusés par leur grain de folie et leur ténacité (ils battront même des équipages d’Indiens à une course en canot), Jean et ses camarades, n’ayant jamais peur du ridicule, franchiront l’infranchissable, feront toutes les erreurs mais s’en sortiront bien.

Au départ piètres navigateurs mais rameurs fougueux et motivés, armés de cartes et de boussoles, et de solides bras dont les muscles se décupleront au fil des jours, ils auront tôt fait d’apprendre les leçons, ayant la sagesse de s’en remettre aussi souvent que nécessaire aux écrits de leurs prédécesseurs, aux cartes et aux recommandations, sachant quand il le faut murmurer des prières à Sainte-Anne, patronne des canotiers, ou indifféremment à l’Oiseau-Roc, totem incontournable au pied de rapides redoutables, à l’entrée en territoire sacré des Indiens. Les noms des lieux défilent, villages, forts, rapides, rivières, tous plus poétiques ou prosaïques les uns que les autres : l’Outaouais, les Chaudières, le Grand Calumet, Petites-Allumettes, rivière Creuse, le Rocher-Capitaine, rapide des Chats, Fort Coulonge, la rivière du Renard, Menominee-Marinette, Prairie-de-Chien, Portes de la mort, Pointe aux barques, Forts de Chartres, de Vincennes, Fort Saint Louis … inspirés des langues indiennes ou des surnoms donnés par les Français du Canada (il n’existe pas de Canadiens français ! leur criera, ulcéré, le maire de Montréal. Il n’y que des Canadiens, point à la ligne, et c’est nous ! Les autres, ce sont les Anglais…)

La carte datait de 1906, révisée en 1926 et 1938, avec hachures, courbes de niveau et toutes sortes de signes pictographiques, imprimée en noir de Chine sur un épais papier parcheminé. Elle ne se pliait pas, elle se roulait. Graphiquement, elle était superbe, typographiquement, poétique, avec un air de petite dernière dans la famille des cartes anciennes dont s’était servi Bougainville, par exemple, officier du roi en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans et familier de ces régions. Tous les rapides de la French River y figuraient, parfois en anglais, surtout en français. Au service géographique de l’armée canadienne, les chemins d’eau du Roi de France n’avaient pas démérité.Le Petit et le Grand Récollet, deux rapides annoncés comme « très dangereux » selon la signalisation indiquée en légende, à savoir trois traits transversaux barrant le cours de la rivière : vingt morts d’un coup en 1690, des franciscains gris, dits Robes grises, autrement appelés Récollets. Le rapide des Normands, des engagés des premiers temps, un seul trait mais vint-quatre morts à la remontée, trois canots surpris et leurs équipages massacrés par des Iroquois en embuscade. Le Petit et le Grand Parisien – Parisian Rapids – deux traits le premier, trois le second et dix-huit novices inexpérimentés, noyés et roulés par le courant. La rivière, en ses plus hautes eaux, en avait balayé toutes les croix. Les Grandes et les Petites Faucilles; trois traits, particulièrement meurtrières, d’où leur nom : le flot, enjambant les rochers submergés, prend la forme d’une succession de faucilles en mouvement, les petites d’abord, puis les grandes, corps de bataille en seconde ligne, qui guettent les voyageurs échappés du couperet liquide de l’avant-garde…

On a embarqué, décidés.

Ils apprennent à déjouer les pièges, à évaluer risques et courants, s’enduisent de graisse contre les insectes, maringouins, brûlots et mouches piquantes qui mènent un train d’enfer. Tout un univers.

En compagnie de Jean et de ses trois camarades, nous traversons, assez laconiquement, au rythme des miles conquis à la sueur de leur front et aux cloques de leurs main, des journées au ciel impeccable et des paysages splendides du Canada; nous remontons lacs et rivières, à la recherche d’un contre-courant, nous jaugeons les rapides, nous essuyons les averses diluviennes, nous pataugeons pieds dans l’eau en tirant les canots, nous bivouaquons sur une petite île, trempés jusqu’à la moëlle, à l’abri du canot retourné, à la lueur d’un faible mais rassurant feu de bois. Nous piochons dans nos dernières réserves (22è riz au lard). Nous dressons des ponts avec le passé, avec les fortins bâtis à la hâte, dérisoires forteresses de rondins qui ne constituent qu’un maigre rempart contre les hordes d’Iroquois ou d’Algonquins téméraires ou furieux, toujours impitoyables, parfois alliés aux Anglais. Nous relisons ces siècles d’histoire, humbles et muets devant leur courage nous saluons ces héroïnes, ces héros oubliés, qui sauvèrent leur famille, qui défendirent jusqu’à leur dernière goutte de sang une place, une maison, un campement. Nous rencontrons les ours et les oies sauvages, la grande nature silencieuse et sublime, solitaire. Nous participons aussi à des fêtes qui semblent décalées, accueil en fanfare avec les autorités et la presse, cocktails sur le gazon rasé de frais d’une ambassade, soirées irréalistes dans les bunkers des ingénieurs sur un site de construction – infimes concessions aux joies du voyage libre et sans maître, pour garantir à l’opération un minimum de soutien, de battage, et les fonds nécessaires à la survie de nos quatre coéquipiers.

Nous sommes en 1949, et déjà se dessinent les avant-postes des nouveaux colons : promoteurs touristiques, bâtisseurs de barrage, ingénieurs hydro-électriques, technocrates dessinant les contours de réserves indiennes où les derniers Hurons se glissent dans le rôle de leurs ancêtres, le temps d’une attraction touristique, où les derniers Algonquins noient leur cafard dans la bière bon marché, le whisky et le rhum. Et surtout, le plus pernicieux de tous les colons : le business du tourisme de masse. Déjà, les abords de certains lacs et de certaines rivières se sont émaillés de petits chalets, bateaux à moteur, jolies vacancières en courte jupe faisant du ski nautique. Déjà, sonne le glas d’une authenticité et d’une pureté qu’on ne retrouvera plus. Déjà, en certains lieux, les autocars de tourisme vomissent leurs masses anonymes et molles de voyageurs, déjà, le rafting organisé remplace l’aventure personnelle.

Des radeaux de la taille d’un petit autocar, bardés d’énormes boudins gonflables et pourvus de gouvernails de péniche, embarquent pour le grand frisson tarifé une vingtaine de passagers alignés sur des banquettes à un mètre cinquante au-dessus de l’eau, sanglés dans leurs gilets de sauvetage orange et la ceinture de sécurité bouclée. Une noria de bus et de trucks à plate-forme remonte tout cela au point de départ. La rivière, au cœur de l’été, est tout aussi saturée qu’une aéroport en période de vacances. Comme le Boeing 747 ou tout autre gros porteur desservant des lieux naguère préservés, le raft est un pollueur de rêve, un briseur d’aventure vraie, un casseur d’authenticité, un multiplicateur de parasites. Il introduit la foule là où elle n’aurait jamais dû pénétrer. Le monstre festif n’est plus à l’échelle de la rivière. Il l’écrase de toute sa masse surdimensionnée. Il l’a vaincue. A vaincre sans péril, etc. Autrefois les morts la sanctifiaient. La rivière ne prélève plus son tribut. Elle a perdu son caractère sacré…

Me reviennent, à la lecture de ce passage, les images du Gange au-dessus de Rishikesh, lieu sacré par excellence (comme toutes les villes sur les rives du Gange), envahi lui aussi de radeaux oranges et de touristes criards venant troubler ces lieux de silence et de sainteté, ces grottes d’ermites aux vastes empires d’intériorité dont l’aura délicate emplit encore toute la vallée… sacrilèges multiples de notre époque qui s’est éloignée de ses origines, et de nos contemporains qui ne respectent plus rien. Que faire, sinon refuser de participer à la grande kermesse, s’engager à préserver la nature et l’authenticité, rappeler à l’homme, en toute occasion, qu’il n’est de pouvoir sur terre que temporel, et que le vrai royaume est ailleurs…

Un grand silence nous entourait. M’est revenue une fois de plus cette impression que nous nous mouvions entre deux mondes dans un no man’s land de cent années, ceux des anciens temps nous ayant quittés, ceux des nouveaux temps n’étant pas encore arrivés. Ces derniers se sont rattrapés depuis. J’ai revu Fort William en 1996. Là où cabanaient les sauvages et où nous avions nous-mêmes campé, solitaires, des dizaines d’autocars de tourisme étaient alignés. Il y avait un centre d’accueil, des guides en costumed’époquee, de vrais faux Indiens, des ballots de fourrure dans les entrepôts, de la marchandise de troc, des barils, des canots d’écorce, tout cela joliment reconstitué, avec dioramas, vitrines et sono à l’unisson. Un forgeron forgeait. Un trappeur façonnait des pièges. Des figurants jouaient des saynètes. Fort William était devenu « centre culturel, lieu de mémoire, musée de vie de l’Outaouais ». Des nuées de gamins d’origines variées s’y mêlaient à des bataillons de seniors québecois ou ontariens, à des Japonais, des Etats-Unisiens, des croisiéristes transportés en tapis volant depuis leurs paquebots sur le Saint-Laurent. Qu’est-ce qu’ils faisaient là, sur mon chemin ? Où était ma propre mémoire ? Comment la retrouver dans ce fatras humain ? J’étais pourtant venu à cet endroit. J’y avais rêvé. On avait court-circuité mon rêve. Tous ces gens effrayaient les ombres dont j’avais autrefois senti la présence, en un temps qui n’était ni le leur ni le mien…

Voilà ce qui m’a touchée, dans ce livre : cette angoisse que j’ai de même tant de fois ressentie devant l’inéluctable cours des choses, vers une lente dégradation du monde, de l’environnement, par les parasites humains, devant l’affreuse et perpétuelle tentation de l’homme, à corrompre, détruire, pourrir, désacraliser. Un cri d’amour désespéré, au monde des origines dont nous nous éloignons toujours plus, tels des cosmonautes sevrés de leur capsule, errant pour l’éternité en orbite autour du souvenir d’un monde inaccessible. Voilà ce que je ressens profondément et qui me hante, jour après jour, nuit après nuit, dans ma propre vie.

Ainsi ayant, grâce à ce récit de l’expédition Marquette, suivi quatre jeunes hurluberlus en canot, navigué entre le passé et le présent, ayant constaté l’inexorable cours du temps, s’étant avec eux exclamé ou lamenté, selon le cas, devant les marques admirables ou pitoyables laissées dans leurs sillages (d’eau claire ou de vase) par les explorateurs des siècles passés, ayant rêvé, avec Nicolet se lançant à l’assaut des rapides habillé en mandarin, de découvrir derrière un passage vers la Chine (les rapides conserveront le nom de Lachine !), nous débarquons au terme de cette aventure, essoufflés, époustouflés, un peu nostalgiques et saisis de l’esprit d’aventure. Avec du moins quelque chose de grandi en nous – car ce récit est également une belle et passionnante manière d’appréhender l’histoire et la géographie de l’Amérique du Nord coloniale : le Québec, les Grands Lacs, le bassin du Mississippi (qui, du temps des Français apprend-on, s’écrivait avec un seul p) et les contours des anciens territoires français … On ne peut que regretter, avec l’auteur, que Louis XV ait vendu en 1763 le Canada français à la Couronne britannique, et que Napoléon Bonaparte ait cédé, pour quelques millions de dollars, la Grande Louisiane aux États-Unis en 1803. Et espérer que d’autres mondes, intérieurs peut-être ? soient encore à découvrir – puisque la vaste terre ne semble plus receler de territoires inconnus…

En canot sur les chemins du Roi, de Jean Raspail
Albin Michel, 2005 (ici Livre de Poche)

Note de lecture

Le seigneur du fleuve, splendeurs et misères des mariniers

Nous sommes à Lyon, en 1840. Chez les bateliers du Rhône, qu’une longue période de sécheresse a contraints à l’immobilité, on ronge son frein. Pour ces gens du voyage, qui travaillent et vivent sur l’eau, rien n’est pire que l’immobilité. Rien ? Si, peut-être : l’ère du feu et du fer qui, après avoir apporté sur terre les chemins de fer, menace leur commerce avec de gros bateaux à vapeur, qui peuvent descendre et remonter le Rhône en quelques jours.

« Car ce temps-là était fait d’inquiétude. Depuis que la vapeur tirait des voitures sur un chemin de fer et poussait sur l’eau des bateaux de métal, il semblait que le pain cesserait un jour d’être à la portée de tous. Il ne suffisait plus de connaître son métier et d’avoir de l’ardeur pour être assuré de vivre. Il y avait une menace qui ne venait plus du ciel, mais des hommes. Et l’on s’apercevait avec étonnement que la folie des humains est plus dangereuse que celle qui secoue les éléments parce qu’elle dure davantage. »

Or, nos bateliers vivent du transport des marchandises, soie, vin, matériaux de construction. Ils sont organisés en grandes familles, patrons de rigues (propriétaires d’un convoi de barques plates) ou engagés comme mariniers, intendants, cuisiniers, charretiers et mariniers de terre pour mener les chevaux de halage. Ils voient d’un mauvais œil cette époque qui change et leur amène une concurrence déloyale, qui vient détruire toute une économie qui fonctionne autour des hommes du fleuve : les ports, les auberges, les fermes, les chevaux, les rameurs, les prouviers qui sondent le fleuve à la proue, surveillant les bas-fonds, les bancs de sable qui se meuvent avec les caprices du fleuve, les courants et les reflux. Les hommes du fleuve sont mariniers de père en fils et tirent fierté de leur métier; ce sont les hommes les plus forts, charpentés, à la fois navigateurs et transporteurs, capables de soulever une caisse de bois sur leur dos et de la porter à quai. Ce sont eux qui connaissent le mieux le fleuve et ses caprices, mais aussi savent interpréter le ciel et prévoir ses humeurs. Ils en tirent les conséquences pour la navigation, savent quand partir et quand s’arrêter. Ils ne rechignent pas à la peine, ne demandent rien à personne, gagnent leur vie honnêtement et embauchent lorsqu’ils sont patrons, ils se connaissent tous et se saluent respectueusement, ils ont en commun cet amour de leur métier : bref, ce sont de fiers et honnêtes travailleurs.

Le temps du fer

Ce roman de Bernard Clavel se situe à la charnière d’une époque où l’on commence à voir les innovations technologiques perturber un équilibre jusque là assez simple.

« C’était le temps du fer. Ceux des forges et des ateliers s’en réjouissaient. Ceux des hauts fourneaux aussi qui allumaient dans les nuits de toutes les saisons des lueurs d’incendie, et couchaient sur les campagnes et les villes des fumées qui salissaient tout. (…)
Le fer sur le fleuve, le fer sur les chemins, le fer sur les rails de fer, bientôt les maçons aussi seraient en chômage s’il prenait l’idée aux grosses têtes de faire construire des maisons de métal. »

Chaque patron de barque a peur pour son avenir et celui de sa famille, de toutes les familles qu’il fait vivre. De nombreux attelages ont déjà été vendus, barques et chevaux, tant que l’on pouvait encore en tirer un bon prix. Des mariniers se sont repliés chez eux, exilés ou ont, à contrecœur, changé de métier. Certains, mûs par le sens du progrès, ou par l’attrait du nouveau, partent travailler pour les Compagnies de bateaux à vapeur : on les considère comme des traîtres. Mais l’avancée du monde est forte comme le fleuve…

« Malgré tout, le courant allait. Ce courant de la vie qui est toujours pareille à un fleuve. Des remous se forment. Ils font remonter une partie de l’eau qui semble vouloir reprendre le chemin de sa source. Mais le fleuve continue tout de même de couler et finit par tout entraîner à la mer. Il y avait de plus en plus de vapeurs et de moins en moins d’équipages. Les voyageurs, au départ de Lyon pour la descente et de Beaucaire pour la remonte, prenaient tous des bateaux à feu. Il ne restait à la batellerie que les voyageurs s’embarquant dans les ports où les vapeurs n’accostaient pas. Pour les marchandises, on devait tirer les prix et, là encore, c’était la guerre. Une guerre qui opposait les patrons d’équipages aux responsables des grands compagnies.

Ces compagnies-là étaient des monstres. Plus du tout des hommes. Tant que l’on se bat contre des gens, on sait à peu près où on va. Mais ce n’était pas le cas. Ces gens-là disaient toujours : La Compagnie a dit. La Compagnie a fait. La Compagnie a décidé. Moi, je n’y suis pour rien.
Ils avaient plein la bouche de cette Compagnie qui semblait échapper aux lois humaines. C’était une espèce de monstre dont le ciel avait accouché sans que l’homme y fût pour rien. »

Philibert Merlin est patron de rigue, il possède un train de sept barques – dont la plus grande mesure quarante-cinq mètres. Vingt-huit chevaux de remonte, vingt-trois hommes à sa charge – tous, chefs de famille. Chaque barque a son capitaine, son prouvier, son mousse; certaines contiennent les écuries pour les chevaux, les charretiers… tout un microcosme qui avance sur l’eau et regarde le monde terrestre avec une joie distanciée, teintée parfois de dédain.

Son père Félix était marinier, son fils Claude est aussi embarqué dans sa rigue. Philibert a beau être l’un des meilleurs, le meilleur peut-être, il est inquiet pour l’avenir de toute cette tribu dont il est le chef. Il va tout faire pour faire ralentir l’inéluctable, faire reculer l’échéance. Il va chercher à prouver que rien ne remplacera la navigation artisanale, qui a ses lettres de noblesse, plus souple, silencieuse et qui ne pollue pas et génère, dans tous les ports qu’elle traverse, un évènement, des fêtes de village, de la joie.

« Depuis des siècles, les bateliers faisaient vibrer les rives. Chevaux, coups de gueule, coups de hache, ils n’épargnaient rien et ne respectaient que le fleuve. Mais tout ce qu’ils faisaient était dans l’ordre des choses. Tout s’inscrivait dans le grand mouvement du fleuve. Avec la vapeur, c’était autre chose. Les bateaux étaient si gros et si rapides que lorsqu’ils passaient, toute l’eau qu’envoyaient vers l’arrière leurs énormes roues (à aube) manquait soudain au fleuve qui se vidait de moitié. Brusquement découvertes, les grèves et les digues offraient à la vue de n’importe qui le secret de leur vie. Les millions de bêtes qui vivent dans les mousses, sous les graviers, sous les racines, entre les roches, s’affolaient. Les poissons restaient le ventre sur le sable. Et puis, le bateau passé, c’était la folie de l’eau durant un bon quart d’heure. Tout était bousculé, remué, trempé, brassé et saccagé. La vase des mouilles montait en surface et filait vers le large en longues traînées brunâtres. La graisse des bielles, la fumée, les cendres, tout contribuait à empoisonner bêtes et gens. Depuis deux ans, on ne voyait presque plus de castors dans les îles. Des peupliers étaient tombés, minés en dessous par ce flux et ce reflux qui n’étaient pas dans la nature du fleuve. »

Une lutte acharnée

Or voici qu’après la sécheresse, advient la première pluie qui va permettre à Philibert de prendre le départ – bien avant le vapeur qui a besoin de davantage de hauteur d’eau. Il peut descendre sur Avignon puis Beaucaire – le terme habituel de la décize (la descente) avant de tenter la remonte, chargé à bloc de marchandises, dans un sens comme dans l’autre. Mais voici qu’après les premières pluies tranquilles s’abattent des pluies diluviennes, soudaines et violentes, qui vont provoquer une crûe monumentale, la crûe du siècle en novembre 1840 (Clavel a dû s’inspirer de faits réels puisque cette crûe du siècle est documentée et a dû faire l’objet de chroniques et récits dans les journaux et archives de l’époque). Dans une tentative désespérée de parvenir à ses fins – prouver que la navigation fluviale a encore un avenir, tenter de tuer dans l’œuf la navigation à vapeur qui bouscule tout – tandis que tous les autres restent à quai, Patron Merlin va tout de même tenter la remonte. A contre-courant, sur un Rhône de plus en plus violent, charriant de plus en plus de débris, branches, poutres, meubles et pans de maisons noyés, bateaux lavoirs effondrés, arbres entiers ballottés au gré des courants et des contre-courants, sur les chemins de halage où les chevaux peinent avec de l’eau presque jusqu’au poitrail, il va s’acharner, entraînant derrière lui tous ceux qui lui sont fidèles et loyaux. S’acharner, bien sûr, jusqu’au drame.

Ce livre nous invite à une réflexion sur le progrès. De tout temps – c’est une ritournelle bien connue – on nous a promis que les machines, les innovations technologiques allaient soutenir et aider l’homme, augmenter l’amplitude et l’impact de ses actions, améliorer son quotidien, ses conditions de travail, le confort et la facilité… Mais à quel prix ? A-t-on jamais vraiment mesuré l’impact destructeur et le potentiel de malheur que chaque vague de progrès et d’innovations a apporté au monde ? Ce n’est le plus souvent qu’après coup (rarement avant), que l’on se rend compte que les choses ne sont peut-être pas aussi positivement tranchées. Et alors se repose, incessamment, la même question : à qui ce progrès profite-t-il réellement ?

Dans notre cas, certainement pas à ceux qui ont vu, avec tristesse, disparaître engloutie dans les remous du fleuve toute une belle économie de navigation à rames et à barques sur le Rhône, qui permettait de transporter, lentement mais avec bonheur, personnes et biens et donnait un travail honnête, digne et satisfaisant à tout un peuple de bateliers, de mariniers, et aux aubergistes et riverains des petits ports qui parsemaient les rives du Rhône sous Lyon.

« Quitter le pays, certains l’ont déjà fait. D’autres se préparent à le faire. D’autres encore qui ont voulu s’y accrocher ont dû changer de métier, mettre en vente une belle maison pour se loger dans trois fois rien. Se loger avec leur famille, et leur tristesse. Des gens fiers qui se cachent aujourd’hui comme s’ils avaient fait un mauvais coup ou contracté une sale maladie.

Ceux qui se souviennent du choléra disent que la vallée sent la même chose qu’avant l’épidémie. Ils disent « la même chose » parce qu’ils n’osent pas employer certains mots. Et quand ils disent « elle sent », ce n’est pas d’une odeur qu’ils parlent, c’est de ce que personne ne peut ni voir, ni toucher ni définir. Un malaise. Une sorte de mystère qui tue la joie. »

David et Goliath, les leçons de l’histoire

N’avons-nous pas de même, aujourd’hui, à endurer les vagues de ce « malaise qui tue la joie » causées par la quatrième révolution, la révolution numérique ? Ne sommes-nous pas rendus dingues par ces formalités incessantes, autorisations de prélèvements, doubles validations ? Par ces réseaux sociaux qui ont remplacé le café du coin et le dîner en famille ? Ne sommes-nous pas assommés par la bureaucratie et son besoin de tout fonctionnariser, enregistrer, contrôler, mettre en boîte, à la manière du film Brazil ? Ne sommes-nous pas abrutis dans notre potentiel de réflexion, dans notre potentiel créateur, par l’intelligence artificielle, notre cerveau n’est-il pas rendu à l’état de légume bouilli par ces ondes perverses et invisibles qui peuplent nos domiciles, nos transports, nos lieux de travail et même de villégiature et qui peut-être nous influencent ? Et ne sommes-nous pas avilis, réduits à l’état de robots, asservis par l’iétau qui se resserre, nous enjoignant de nous conformer à des procédures, des réglementations, jusque dans nos pensées, nos modes de vie, nos aspirations légitimes ? Et dans ce méli-mélo délétère, nous posons-nous la bonne question : à qui tout cela peut-il bien profiter ? Et quelle place ont encore la joie, le mystère, l’imprévu dans nos vies ?

Clavel dépeint avec lyrisme ce monde disparu.

« Ils étaient les plus enviés et les plus respectés de la vallée, parce qu’ils la faisaient vivre et aussi parce que chacun savait que, pour être encore là, ils avaient dû lutter sans cesse avec le fleuve, tout perdre et reconstruire à plusieurs reprises. Ruinés par le Rhône lorsqu’une crue détruisait tout un train de barques et noyait les chevaux, c’était au Rhône qu’ils demandaient secours pour recommencer. Ils étaient trop orgueilleux pour se plaindre. Ruinés, ils recommençaient avec une ou deux barques. Ils avaient pour eux un nom qui était connu de Lyon à Beaucaire. Ils avaient la confiance. Ils avaient le courage et une connaissance du fleuve qui tenait davantage de l’instinct de la race que de ce que les êtres humains peuvent se transmettre. »

Après avoir consacré les premières pages à la vaillance et la fierté de ces mariniers, reprenant la navigation après un mois d’immobilisation dans le cours du fleuve asséché, il nous embarque pour l’aventure. Car avec la reprise, plane l’ombre de l’échec face aux grosses Compagnies, le combat de David contre Goliath, et revient l’amertume de la concurrence déloyale des bateaux à vapeur, le progrès qui est venu leur prendre leurs meilleurs hommes, détruire les berges et toute la faune et la flore qui constituent le biotope (au grand dam des vrais écolos !) et remodeler le paysage autour de ports modernes et sans charme, et de vagues de fumées noires qui assiègent les vignobles. Sans compter les innombrables obstacles administratifs qui s’accumulent :

« Sur tous les ports on construisait ou on agrandissait les bâtiments d’administration. Les bureaux y tenaient chaque jour davantage de place. Tous ces gens assis, pâles et chétifs, amusaient les mariniers, mais c’étaient eux qui faisaient la loi, et ça, c’était plus agaçant qu’amusant. C’était encore une invention des gens de la vapeur pour compliquer la besogne des batteurs d’eau et les contraindre à payer des taxes supplémentaires.
Car les assis, même s’ils n’ont pas aussi fort appétit que ceux qui produisent, il faut tout de même les nourrir. Et ce sont les travailleurs qui les nourrissent.
Non seulement les mariniers devaient payer pour que ces fainéants puissent manger à leur faim et se vêtir de chemises empesées, mais encore ils étaient tenus de leur faire leur travail. Car les papiers, c’étaient les conducteurs de rigues qui devaient les remplir. Et les conducteurs avaient beau être savants, comme ils étaient presque tous très âgés, ils avaient bien du mal à saisir les subtilités de ces nouveaux règlements.

C’était ce qu’on appelait le progrès. On compliquait à plaisir la tâche de tout le monde après avoir clamé sur tous les toits que la vapeur allait permettre aux gens de vivre mieux en peinant moins. Beau résultat ! On ne pouvait plus transporter du café, du savon, du vin sans remplir des formulaires compliqués que devaient vérifier et enregistrer les gens du bureau de navigation et de jaugeage.
Même le préfet venait mettre son nez dans les affaires de la navigation ! Comme si ce rond-de-cuir pouvait avoir une idée de ce qu’était une barque ou un port ! »

Le héros tragique

« Les mariniers étaient de ceux qui lèvent les amarres dans les matins où tout départ est un défi. Leur foi était solide, ils croyaient en leur métier, et savaient se forcer à l’espérance. Quelque chose leur disait que la machine peut donner à l’homme un pouvoir immense, mais ils répondaient que ce pouvoir n’est rien, puisqu’il dépasse l’homme. Ils sentaient bien que la machine transforme ceux qu’elle a conquis, et ils tenaient à demeurer des hommes libres. Tandis que d’autres forgeaient les pièces des machines qui feraient d’eux des rouages, ils se levaient très tôt dans des aubes sans lumière, pour forger un espoir qu’ils poussaient devant eux sur le fleuve. »

Philibert, le héros, connaît les faiblesses de son ennemi. Il sait que s’il parvient à remonter – tandis que les gros bateaux à vapeur, qui certes vont plus vite et transportent davantage, mais restent coincés si le niveau d’eau est trop haut sous les ponts – il aura prouvé que la navigation artisanale a encore de beaux jours devant elle. Et il est prêt à tout, au péril de sa vie, pour cette cause qu’il estime la sienne, mais aussi celle de tout une clan qu’il défend avec âpreté.

Ce livre est aussi une réflexion sur l’orgueil, et les risques qu’il nous fait prendre.

« Leur métier, c’était la domination. Savoir être au-dessus des autres. Plus fort physiquement, plus intelligents, plus riches aussi puisque c’était le patron possédant le meilleur équipage qui accomplissait la meilleure besogne. Dominer les autres patrons, dominer leur propre équipage et, surtout, dominer le fleuve.
Pour un pareil métier il faut de la force, mais il faut aussi de l’orgueil. Un immense orgueil. »

Patron Merlin va prendre la remonte, en dépit des conseils avisés et même de quelques signes du destin qu’il aurait pu mieux interpréter. Il se sent mû par une force invincible, une idée fixe, investi d’une mission plus haute que lui : trop grande, sans doute. Il se veut le vainqueur de la vapeur, le résistant d’une époque, le héros d’une tribu en voie de disparition. Certes, il aurait pu vaincre : il ne s’en est tenu qu’à une maille de chanvre qu’il ne réussisse son exploit, et alors, il serait resté dans l’histoire comme le plus valeureux des patrons de rigue, celui qui a fait – un temps peut-être – reculer la vapeur. Mais ce faisant, il en oublie ceux qui dépendent de lui et dont il est responsable. Il est tout imbu de sa tâche glorieuse, et si les circonstances, les évènements ne le font plus reculer, il atteint un point de non-retour qui frise le sacrifice.

Plaisir de lire

Ce récit noble et libre nous vaut, dans un français à la fois poétique et précis, de belles pages sur le fleuve et la nature, de fines analyses sur la psychologie et les rapports humains : l’honneur, la peur, la joie, la rivalité, la rage, la haine, l’orgueil, l’entêtement, la responsabilité. De belles pages fleuries d’un vocabulaire typique de la navigation fluviale, totalement inattendu et dans lequel on se noie avec délectation, tant il rappelle un monde oublié, une citadelle engloutie : un agotiau (une écope), un arbouvier (mât très court et robuste au tiers avant du bateau, qui sert pour le halage), les mailles (cordes d’amarrage), les vorgines (végétations folle sur les rives des îles), les lônes (bras morts du fleuve), les meuilles (remous causés par un contre-courant), un pan de profondeur (une main ouverte)… Mais aussi les barques : les penelles aux extrémités relevées, les seysselandes fabriquées à Seyssel avec leur avant pointu et leur arrière carré; les savoyardes toutes plates, la penelle civardière qui porte les écuries des chevaux…

Terminons avec cette jolie évocation de la nuit, après un soir de fête à Beaucaire :

« C’était une nuit où la vie du ciel tenait plus de place que la vie de la terre. Tant que la fête avait mené son branle de lumière, de musique et de bruit, les hommes en groupe avaient continué de croire qu’ils étaient la seule vie de la vallée. Et puis, la musique et les lumières éteintes, partant chacun de son côté, tous avaient senti peser la présence du ciel.
Le fleuve, les arbres, les prés, les champs, les ponts, les bateaux, les maisons, rien ne dormait comme les autres nuits. Il y avait partout des rêves agités, de longues plaintes et des soupirs. C’était une de ces nuits où le ciel fou fait l’amour avec la terre. L’amour plein de violence, un peu sauvage, à goût de lutte. Pas une étoile qui demeure sans trembler, par un pouce carré d’eau morte qui continue de dormir.
C’était une nuit bien plus vive que les jours qui venaient de s’étirer sur la terre dans la grande chaleur immobile et lourde. La chaleur demeurait, mais elle s’était mise à courir avec le vent. Elle chassait le peu de fraîcheur que les arbres les moins dépouillés avaient su garder à l’intérieur de leurs grands corps tremblants.
Demain, il n’y aurait plus d’ombre fraîche. »

Le
Le seigneur du fleuve, de Bernard Clavel
Robert Laffont, 1972

PS (voyage en Inde) Considérations sur Dieu, l’univers, l’homme

4–6 minutes

Le monde est fait d’opposés : le bien et le mal, l’harmonie et la violence, l’oiseau qui chante et le vrombissement de l’autoroute qui assomme. Appréhender la dualité du monde phénoménal [voir l’article 2/3 sur la non-dualité] est une évidence : l’accepter tel qu’il est c’est comprendre qu’il n’y a d’unité et de perfection que dans la Source. Et que toutes ces manifestations émanent du même Amour.

La vision du monde cosmogonique hindoue, avec ses grands cycles d’expansion, de stagnation et de rétraction de l’univers (manvantara), rejoint au fond les théories d’astro-physique sur le Big Bang, l’expansion de l’univers et dit-on maintenant, sa possible rétraction… L’univers respire comme nous respirons à son image : inspir, force d’expansion, de création, de vie, enthousiasme, ouverture ; rétention poumons pleins, plénitude, stagnation, silence, zénith ; expir, lâcher-prise, acceptation de la mort, dissolution, abandon ; rétention poumons vides : attente, vide, éternité, germe.

Ainsi la source de l’univers correspondrait-elle à la Conscience ? Et l’éloignement de la Source (kali yuga) ou moment maximal de l’expansion correspondrait alors à l’éloignement de Dieu que nous vivons actuellement (avec des fréquences vibratoires ralenties et de plus en plus basses) : la banalisation de la matérialité au détriment de la Conscience et l’éloignement du sacré. La Source serait donc Conscience (à l’origine) et la matière serait Énergie. Dieu serait-il alors le trou noir à l’origine de la création ? Ou, en d’autres termes, serait-il la lumière hyper-compressée qui jaillit de ce trou noir ?

Notre travail, selon les traditions spirituelles, est de prendre conscience de cette lumière et de chercher à retourner à sa source (voir Yogananda dans l’article 2/3, la vie sur terre n’est qu’un film projeté sur un écran, il n’existe qu’un but : rejoindre la source lumineuse…) ; avoir la foi qu’ultimement on y retourne (peut-être les aurores boréales, entrevues un peu partout dans le monde récemment, sont-elles venues nous rappeler qu’à l’origine, tout est lumière… et qu’il y a une source de lumière, au-delà de nos ampoules électriques…) Et c’est enfin de rechercher activement le reflet de cette source en nous, et le sentiment d’union que cette lumière projette en nous : ce sentiment que nous avions à l’origine et dont il nous reste quelques réminiscences, dans les moments heureux où nous nous sentons ré-unis, tandis que dans les moments malheureux nous nous sentons morcelés, fragmentés, déconscientisés.

Finalement la théorie de la Conscience unifiée d’où émane tout le vivant rejoint celle du Big Bang : nous serions tous des parcelles de cette Conscience, disséminées dans un univers, par son expansion devenu spatial et qui, en instituant l’Espace, a aussi créé le Temps.

Aujourd’hui le dieu wifi, omniprésent, a remplacé le sens du sacré… il est essentiel de se souvenir de la source et se maintenir dans des énergies vibratoires élevées. C’est précisément ce que permet la dévotion, ou la prière (voir article 3/3).

« Créez une église en vous-même ! «  disait à ses élèves Yogananda, le premier gourou indien à avoir eu un impact profond sur la bonne société bien-pensante californienne. Par des techniques de respiration et de purification (kriyas), par la méditation et la reprogrammation du cerveau (neuroplasticité), il leur enseignait comment établir et entretenir, loin des temples et des églises, une relation personnelle avec Dieu.

Par la prière, ou la connection au sacré, au mystère (voir l’épilogue de l’article 2/3) Dieu au lieu d’être une figure extérieure, qui juge ou qui accorde ses grâces, est ancré en moi, dans la matière et dans l’immatériel, dans mon cœur, ma colonne vertébrale, ma tête. Dieu, ou le pressentiment de l’éternel, devient par la prière silencieuse, une manière d’être au monde, libre, aimante.

« Même si je me plains un peu, disait son cœur, c’est seulement que je suis un cœur d’homme, et les cœurs des hommes sont ainsi. Ils ont peur de réaliser leurs plus grands rêves, parce qu’ils croient ne pas mériter d’y arriver, ou ne pas pouvoir y parvenir. Nous, les cœurs, mourons de peur à la seule pensée d’amours enfuies à jamais, d’instants qui auraient pu être merveilleux et qui ne l’ont pas été, de trésors qui auraient pu être découverts et qui sont restés pour toujours enfouis dans le sable. Car, quand cela se produit, nous souffrons terriblement, pour finir. (…)

– Mon cœur craint de souffrir, dit le jeune homme à l’Alchimiste, une nuit qu’ils regardaient le ciel sans lune.

– Dis-lui que la crainte de la souffrance est pire que la souffrance elle-même. Et qu’aucun cœur n’a jamais souffert alors qu’il était à la poursuite de ses rêves, parce que chaque instant de quête est un instant de rencontre avec Dieu et avec l’Éternité.

Alors, son coeur demeura en paix tout un après-midi durant. Et cette nuit-là il dormit calmement. Lorsqu’il s’éveilla, son cœur commença à lui raconter des choses de l’Âme du Monde. Il dit que tout homme heureux était un homme qui portait Dieu en lui. Et que le bonheur pouvait être trouvé dans un simple grain de sable du désert, comme l’avait dit l’Alchimiste. Parce qu’un grain de sable est un instant de la Création, et que l’Univers a mis des millions et des millions d’années à le créer. (…)

Le jeune homme, de ce jour, entendit son cœur. Il lui demanda de ne jamais l’abandonner. Il lui demanda de se serrer dans sa poitrine lorsqu’il serait loin de ses rêves, et de lui donner le signal d’alarme. Et il jura que, chaque fois qu’il entendrait ce signal, il y prendrait garde. »

(Paulo Coelho, l’Alchimiste)

texte (sauf la citation) (c) D. Marie, 2024

photo DM

3/3 La dévotion, art de l’Inde

(La Voie du Silence, Yogin du Christ, Dom Jean Déchanet)

Déjà en 1956 apparaissait-il évident à ce moine bénédictin intéressé par les voies du yoga, à quel point l’homme occidental s’éloignait de l’expérience religieuse, de la vie mystique : « Dieu paraît devenu lointain. S’est-il éloigné des hommes, ou les hommes se prêtent-ils moins à ses approches et à ses visites? » Pour lui, qui s’interrogeait sur un éventuel yoga chrétien, l’Orient pouvait nous apprendre à retrouver le chemin de Dieu, par les techniques de maîtrise des pensées et du psychisme, et l’établissement dans une paix profonde et durable. Encore fallait-il que le hatha yoga soit connu sous sa véritable forme, c’est à dire non pas réduit à de simples exercices de gymnastique et « détourné de sa fin première, religieuse, spirituelle », mais bien « un yoga qui ouvre largement sur Dieu ».

La tête ou le cœur ?

La complétude et l’infini du sacré ne peuvent pas être perçus par la pensée ; c’est l’expérience seule du cœur qui peut permettre d’appréhender, par petites bribes (ou en grosses bouchées !), cette réalité, pour qu’elle devienne de plus en plus prégnante et finisse pas prendre chair dans notre vie.

Chandra Swami, le grand sage Udasin, parle de la réflexion métaphysique (sur la nature de ce monde, la matière, la vie et le mental, l’âme et l’Esprit, Dieu, l’homme et le monde…) comme une pratique utile pour avancer sur la voie spirituelle. Néanmoins, elle est moins importante que l’expérience directe du sacré, dans le cœur : « il est évident que Dieu ne peut devenir la proie de l’intellect, aussi brillant et pénétrant soit-il. Toutes les Écritures révélées et tous les Maîtres spirituels déclarent d’une voix unanime que Dieu ne peut être vu ni par les sens ni par le mental… »

C’est bien ce que signifient les Upanishads lorsqu’elles stipulent que Brahman est Cela qui ne peut être exprimé par la parole, compris par le mental, ni vu par les yeux ou entendu par l’oreille, ni encore mû par le prana (force vitale).

Comme le véritable objectif n’est pas de connaître des concepts théologiques sur Dieu, mais bien de Le connaître par l’expérience directe, Chandra Swami ajoute que pour l’accomplissement spirituel, on doit pratiquer la dévotion, la contemplation et le service désintéressé : c’est à dire, faire un usage optimal de toutes ses énergies, à savoir l’énergie de la connaissance (jñana shakti), l’énergie des émotions et des sentiments (bhava shakti) et l’énergie de l’action (kriya shakti).

Lien entre dévotion et service désintéressé

L’Inde est connue pour ses dévots; non seulement la dévotion des ermites, des grands chercheurs d’absolu et des moines est exemplaire, mais aussi celle de l’Indien moyen, qui vit et travaille et a une famille dans le monde ordinaire, et passe ses vacances en pèlerinage dans les lieux saints.

Dans nos sociétés occidentales, qui sont à l’origine du mondialisme matérialiste qui fait le malheur du monde, on a tendance à trouver cela un peu risible – à part quelques chrétiens justement appelés dévots, que l’on affuble de l’étiquette « traditionalistes » et qui sont souvent montrés du doigt comme réactionnaires.

Or, la même société bien-pensante qui se targue d’être l’icône du progrès, qui prône la tolérance, l’ouverture aux autres, l’égalitarisme et le partage, ne s’aperçoit pas que ses valeurs-là sont le mieux défendues, non pas dans les apparences par de beaux discours, des réglementations et des structures, mais au niveau de chaque être par l’aptitude du cœur, recueilli et humble, à donner le meilleur de soi-même au service désintéressé des autres ou de la société. C’est de là, et de là seulement, que peut partir le vrai changement.

La dévotion au quotidien

Les Indiens m’ont appris la dévotion. Je suis abasourdie de leur capacité à se mettre à genoux devant une figure, une statue, voire même la photo ou le simple souvenir de quelqu’un qu’ils révèrent. Leur capacité à se défaire de tout orgueil ou fierté, de toute haute image de soi que la société de consommation cultive et encourage tant (le culte du corps, la projection égotique sur les réseaux sociaux…), et à s’incliner devant plus grand que soi, devant le Mystère, leur confère sans doute une grande force et un grand avantage sur nous.

L’humilité est à la base de la dévotion : on reconnaît que l’on est tout petit devant les splendeurs du monde et l’on s’incline devant son Créateur. Encore faut-il croire en l’existence d’un Créateur.

Le Seigneur prend refuge dans notre cœur et par le cœur, nous sommes en Lui. Nous pouvons Lui demander de l’aide pour qu’il nous accorde sa grâce, Kripa, pour demeurer constamment en sa présence, par la présence du cœur. Ce n’est pas une image ou un concept. Habiter son cœur apporte une plénitude, c’est remplir le vide d’une vibration particulière que le mental ne sait pas provoquer. Cela libère de tous les soucis et ramène dans le fameux ici et maintenant.

Baser toutes nos pensées, nos actions, nos réflexions dans le cœur est un réflexe que nous avons peu. C’est très difficile de s’y maintenir car tout nous appelle dans la tête : l’agitation du monde, le besoin de survie et d’accomplissement, les tentations matérielles et l’illusion d’un bonheur fugace, les principes, les règles, la cérébralisation, la mentalisation des choses, les toujours faire, les toujours plus

Cela demande d’être vigilant et prendre constamment du recul, se repositionner en conscience dans le cœur. Pourtant, c’est une discipline non seulement payante – car elle apporte le seul refuge absolument sûr – mais impérative pour survivre dans notre monde de fous : sinon le désespoir ou le stress, le burn-out nous guettent. Dans le cœur il n’y pas de risque, tout est préservé.

Le cœur est le seul refuge et le juge impartial et équanime. C’est par le modèle des Indiens, à force de les côtoyer, d’étudier le yoga et la philosophie védantique, et de m’intéresser à la vie des grands sages et saints de l’Inde et d’Occident, et aussi par le modèle de quelques êtres proches, que je me suis rendue compte que c’est la seule manière de vivre. Ces figures saintes et sages, même si elles ne sont plus là, nous montrent le chemin, sont nos repères.

Prendre ancrage fermement dans le cœur offre un feu d’artifice de chaque instant; la vie devient joyeuse et légère. Certes, cela peut, sans doute, réduire nos élans vers le champ des possibles et les multiples potentialités de notre vie (qui de toutes façons nous donneraient le tournis) – car l’élan vers quelque chose d’autre provient souvent de l’insatisfaction, et un cœur satisfait ne cherche plus ailleurs. En revanche cela ouvre un vaste espace intérieur de reliance au sacré qui nourrit, qui rassure, qui est à la fois père et mère et ange gardien, et crée une aura de protection autour de nous.

D’autres perspectives de vie se profilent, d’une autre nature, et en suivant ces pistes, nous nous sentons des ailes, tout devient facile, tout semble se faire de soi-même. Cela nous permet d’être vraiment incarné et vibrer d’une qualité de présence qui va rayonner autour de nous et nous protéger de tout ce qui est toxique ou nocif, car c’est une vibration d’amour qui ne laisse entrer que ce qui est Amour.

C’est en cela sans doute que la voie du Nidrâ yoga dans la tradition shivaïte du Cachemire est surnommée parfois voie du ressenti, car ce qui se transmet dans l’enseignement ce ne sont pas tant des connaissances que l’approche et l’accueil de cette vibration d’amour inconditionnel.

Par les images des grands saints, par la visualisation de scènes sacrées, par la réflexion sur les textes de sagesse et la dévotion au Seigneur, et surtout avec l’affermissement de la confiance et de la foi, on peut ressentir cet amour dans le cœur, qui vibrillonne. Les saints, les maîtres, les guides spirituels, les anges gardiens, peuvent aussi faire une apparition dans notre tête et nous guider sous forme d’une inspiration, d’une décision intuitive, d’une clarté. Cela va automatiquement nous mettre au service de cet Amour et guider notre vie différemment.

texte et photos (c) D. Marie, 2024

photo de couverture : Bretagne, feu d’artifice

photo du milieu : Saddhu, Rishikesh

L’Approche du Divin, Chandra Swami : https://www.sadhanakendra.org/L’Approche%20du%20Divin.pdf

Profonde gratitude à André Riehl et aux lignées des grands maîtres qui me guident à travers lui: Chandra Swamiji, Baba Buhman Shah, Udasinacharya pour les Udasin et aussi la lignée des Naths, pour leurs enseignements lumineux, transformateurs, libérateurs.

Je surfe encore sur les impressions indélébiles que ce voyage Aux Sources du Yoga a laissées en moi…. un grand merci à tous les participants du groupe et à l’univers pour cette expérience initiatique, un approfondissement bienvenu pour moi de l’aspect dévotionnel du chemin spirituel, inscrit dans le cœur, s’exprimant à partir du cœur.

2/3 La non-dualité, secret des sages

Au cours de ce voyage, nous avons approfondi divers aspects de l’enseignement de la non-dualité (Advaïta Vedanta), en partant sur les traces de ces grands mystiques hindous, soufis, chrétiens ou d’autres origines qui l’ont pleinement réalisée. Je ne prétends pas ici refléter avec justesse l’ensemble de l’enseignement de la non-dualité, mais plutôt juste livrer les bribes de ma compréhension de cette antique philosophie qui induit une nouvelle approche de la vie, avec laquelle je vis depuis dix ans, en parallèle de trente années de pratique de hatha yoga et de méditation.

La non-dualité est une tradition issue des Vedanta (école de métaphysique indienne s’appuyant sur les grands textes sacrés : Upanishads, Veda, Bhagavad Gita…) qui tente de faire percevoir à l’individu que le moi n’est pas différent ou séparé du monde. Le moi sur lequel nous mettons tant l’accent pour nous définir, est en tout point semblable aux autres : c’est un agrégat de formes, de pensées, de mémoires, de sentiments et d’actions qui sont semblables dans leur nature à ceux des autres. Ce sont des manifestations transitoires de notre état d’être vivant, durant notre passage sur terre. Voir cela libère de notre orgueil d’être « différent ».

Cette doctrine enseigne aussi que le « Je » de « Je suis », le Je qui est Conscience, est semblable à Cela qui est immuable, qui est inchangé, et qui demeure au-delà du temps et de l’espace, avant la naissance et après la mort du corps. Le « Je » est une trace, un reflet de l’Absolu en nous.

La non-dualité repose sur l’équation entre atman (l’âme individuelle) qui est identique par sa nature au brahman, l’âme universelle ou la source. En d’autres termes, le Soi (le grand Soi ou la Conscience, pas le petit moi) n’est pas différent de l’Absolu, il est l’Absolu.

Ce nouveau regard permet de diminuer ou résorber le sentiment de séparation, donc les causes de souffrance ; tandis qu’entretenir voire renforcer l’illusion de la dualité font perdurer la séparation et la souffrance.

Quand l’être humain entretient-il ou fabrique-t-il de la dualité ?

L’être humain (qui aux origines était relié à brahman et conscient de sa nature illimitée) se prend au piège du mental et, dans la confusion ainsi crée, s’identifie (identifie le « je ») au corps physique et au mental.

Le mental est un outil qui permet d’appréhender le monde ; en réponse aux stimuli des organes sensoriels, il produit des modifications de l’esprit que l’on appelle vrittis (littéralement, vagues). Ces « vagues » apparaissent sous des formes diverses : pensées, raisonnement, concepts, imagination, décisions, émotions, sentiments, questions, comparaisons, souvenirs…

Pour apaiser son trouble, le mental va rechercher la paix dans la mauvaise direction, dans les objets du monde phénoménal : il recherche l’illimité dans le limité…

La dualité naît de l’identification du « petit moi » intérieur nourri par la pensée divisante et les conflits (autrement dit l’ego, celui qui voit tout par rapport à lui-même) à ces « vagues » ; le « moi-je » (ahamkara) qui s’identifie à l’expérience intérieure ainsi qu’à certaines manifestations extérieures qu’il croit constituer son « identité » : la matière corporelle, les pensées, le statut social, la position dans la famille ou dans la société, la profession, la nationalité, la religion…

Toutes ces classifications sociales, économiques, religieuses, nous divisent en tant qu’êtres humains, au lieu de nous relier.

Le « religere » de religion était censé nous relier : mais en fait, comme le montre le grand philosophe hindou Jiddu Krishnamurti, les religions figées en dogmes et érigées en Vérité absolue divisent et séparent en voulant s’imposer chacune comme la seule Voie possible…

En outre, l’être humain continue à créer de la dualité (donc, une hiérarchie, donc, du conflit) lorsqu’il observe les faits du monde (actions, pensées, ses paroles et celles des autres) et qu’il les juge ou les discrimine, les désire ou les rejette : celle-là, bonne, celle-là pas bonne, ça j’accepte, ça je rejette…

Également, lorsqu’il se sent différent, meilleur ou supérieur, ou inférieur, et se compare aux autres êtres humains, ou qu’il cherche à affirmer sa différence, son unicité, sa particularité, imprimer sa marque, son pouvoir, sa domination.

Les humains agissent tous selon les mêmes schémas, réagissent aux mêmes affects; insister sur le « je suis moi, différent de l’autre » a produit des croyances qui ont donné le monde conflictuel tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Le mouvement de la création, qui aurait commencé il y a 13,8 milliards d’années, implique de minuscules particules qui composent l’univers et composent aussi la matière corporelle (à 4%), flottant dans un vide sidéral. Ces particules sont les mêmes depuis la création de l’univers, et toute la matière du Vivant en est constituée.

Nous avons aussi des mémoires communes, patrimoine génétique commun à toute l’humanité, et des mémoires différenciées mais qui dans leur nature se rejoignent : mémoires familiales, mémoires personnelles… mais là encore si nous les prenons pour constitutives de notre identité, elles ne peuvent que causer des conflits, car chacun sur la base de ses mémoires particulières cherchera à imposer son point de vue, sa manière de faire, etc.

Tout ce qui bouge, tout ce qui est changeant est jagrat : le monde extérieur et intérieur. Tout le mouvement du monde c’est maya : la valse illusoire, transitoire, qui peut produire la croyance que « je suis différent des autres ».

A l’inverse, l’être humain efface, ou réduit la dualité, lorsqu’il contemple et englobe tout sans discriminer, lorsqu’il aime inconditionnellement, est joyeux sans raison, se réjouit de la beauté et du bien, pour soi et pour les autres, respecte ses amis comme ses ennemis – tout ceci étant à la fois cause et conséquence d’un état de paix profonde.

Lorsqu’il contemple la réalité de notre même nature, il n’a plus rien à faire pour se relier aux autres, car il voit que nous sommes tous en réalité le lien. La nature du lien, c’est le témoin en nous qui observe.

Le yoga (de yug, union en sanskrit) rappelle et célébre cette reliance de tout le vivant, le liant qui donne sa saveur à la vie : la vérité se manifeste à la fois dans ses formes multiples et changeantes, éphémères, et à la fois dans le mouvement atemporel et permanent qui les sous-tend. L’observation silencieuse de ces processus crée une profondeur, une nouvelle dimension qui permet de se détacher de l’objet de l’expérience et dégage un espace de liberté intérieure.

Par la réflexion, les pratiques spirituelles et la méditation, nous devenons la conscience-témoin qui voit ceci : tout ce qui est, est Conscience.

Comment échapper à la dualité ?

La dualité naît de la fabrication du mental d’une identité illusoire à partir de tous les éléments extérieurs que nous venons de discuter. Par conséquent, à partir du moment où l’on constate ce processus et où l’on commence à purifier le mental de toutes ces fabrications, on enlève les « pelures d’oignon » qui recouvrent le véritable trésor, le cœur fondant de l’humain, la conscience que je suis une facette du Vivant : et donc, l’autre aussi l’est.

Et là je commence à me reconnaître en l’autre, et l’autre, peut-être, se reconnaît en moi…

La solution proposée par les voies non-duelles consiste à voir clairement cette réalité, à s’élever au-dessus de toute identification à des étiquettes ou des classifications ; se dégager du réflexe d’appropriation des expériences, des choses, des gens et des ressentis ; nettoyer les mémoires, individuelles et collectives – ce qui ne veut pas dire perdre les souvenirs de sa vie, mais se défaire de l’emprise qu’ils ont sur nous, sous forme d’automatismes, de schémas de pensée, de réaction, d’idées préconçues, bref tout ce qui nous détermine au lieu de nous libérer ; ne plus participer à la folie du monde créée par les conflits d’ego.

C’est donner moins de place au petit moi égotique et étriqué et faire place au Soi, celui en nous qui est illimité ; c’est devenir Un avec la Paix, la Joie, l’Amour.

C’est le but du Yoga véritable et comme le dit mon maître et ami André Riehl, pratiquant et enseignant de la non-dualité dans le tantrisme shivaïte du Cachemire (Nidrâ Yoga), « toute activité qui n’a pas pour but de réduire la séparation ne mérite pas de s’appeler Yoga ».

Contrairement au Yoga classique issu des écrits védiques (les Yogas sutras de Patanjali) il ne s’agit pas dans le shivaïsme du Cachemire d’éliminer le moi (aussi appelé ego) – tâche bien impossible d’ailleurs – mais simplement de lui donner la place qu’il mérite, et pas davantage : le moi permet de fonctionner dans le monde, d’avoir une famille, un métier, une occupation, des relations, des intérêts, et de gagner sa vie et d’établir un sain rapport au pouvoir, à l’argent et à la sexualité (vastes sujets d’enquête personnelle) mais il doit rester à sa place, il ne doit pas prendre le dessus.

La pensée logique décortique, analyse, éclaire, comprend. Le petit moi doit être guidé par le Soi unifié qui tient les rênes de la charrette (le cocher) et qui rappelle sans cesse les vraies questions à se poser : quelles sont les motivations profondes de mes actions, de mes paroles et de mes pensées ? Ce travail de purification est essentiel pour avancer sereinement sur la voie non-duelle, celle qui perçoit le monde relié à sa source comme unité et aussi à travers le prisme de ses fragmentations : aucune des manifestations de l’Énergie dans toutes ses formes de création n’est rejetée, on l’observe simplement comme l’une des diverses expressions de la Conscience divine. C’est simplement la Conscience unifiée en soi qui observe la diversité des formes extérieures (ainsi que les fragmentations de l’être intime), et tente de les voir comme émanant d’une même source.

Fréquenter les grands saints et les lieux où ils ont vécu aide à aborder ce processus et à se laisser pénétrer de ce ressenti. Au bord du Gange, la grotte du sage Vashishta (voir épisode précédent) rayonne de béatitude, ouvrant une brèche par laquelle peut se faufiler la lumière… et l’on peut avoir un éclair de sa propre nature immuable, et discriminer entre ce qui est immuable et ce qui est changeant ou transitoire (actions, affects, pensées, position sociale, énergie…)

André le transcrit à peu près ainsi : « Il n’y a rien qui ne vous appartienne : ni votre corps (amas de particules) ni vos pensées (communes à toute l’humanité). Arrêtez de vous « prendre pour quelqu’un » de spécial et regardez plutôt comment tout cela fonctionne… » Vivre ici et maintenant cette réalité produit une disparition de l’existence personnelle (telle qu’on la définit habituellement) et permet l’avènement d’une autre certitude : celle d’être, de contenir en soi TOUT le mouvement même de la Vie : c’est l’avènement de moksha, la libération intérieure.

Nous sommes semblable au Vivant, nous SOMMES l’ensemble du Vivant. Ainsi, advient la compassion pour les autres êtres humains, pour les bêtes, pour les végétaux, pour le minéral, la nature, les grands espaces, les océans, les forêts, tout cela respire, bouge, évolue, à des rythmes et selon des cycles différents, mais tout cela est vivant et nous sommes aussi tout cela.

Le but de la vie est de se souvenir de notre vraie nature, de réaliser cette Vérité. Je suis ce qui demeure lorsque le brouhaha du monde s’éteint.

Nous sommes donc invités à nous éloigner de tout ce qui est illusoire (le détachement), et chercher à l’intérieur ce qui est immobile, éternel, immortel, complet, paisible et silencieux.

Faut-il être un ascète pour vivre cela ?

Les démarches du Yoga ont toutes pour point commun de viser la libération en portant l’attention sur les sentiments, la pensée, l’action, les affects, l’énergie, bref tout ce qui constitue le fonctionnement et l’activité de l’être humain. Elles nous donnent les clés pour agir, pour changer les codes qui nous font fonctionner, et vivre enfin ce qui est, profondément, notre état naturel.

Le Yoga classique, à l’origine réservé à la caste des brahmanes, propose des voies d’ascétisme, c’est à dire de renoncement et de retrait du monde, similaires à ce que nous appelons en occident la vie monastique ou la vie d’ermite. Les voies du yoga classique ont pour bible les Yoga Sutras (aphorismes) codifiés par Patanjali. Ces voies sont au nombre de quatre : le bhakti yoga (dévotion), le jñana yoga (connaissance transcendantale par l’intellect), le karma yoga (service et action désintéressée) ou le raja yoga (voie royale qui associe les trois autres et la méditation); ce sont des voies « hors du monde » et elles impliquaient traditionnellement un détachement de la famille et des biens de ce monde.

Le yoga tantrique approche la connaissance de l’illimité par le monde limité des formes et des sens. Il propose donc de s’immerger dans le monde : c’est la « voie du monde » des Tantras (textes très anciens traitant de la libération d’énergie et expansion de la conscience). L’adepte du Tantrisme (shivaïsme du Cachemire ou kundalini) participe donc au monde, peut avoir une famille, un métier, des activités ordinaires, et il en fait un objet d’étude et de curiosité constantes : étude du monde extérieur et du monde intérieur. Il observe sans rien désirer ni rejeter, de manière à la fois détachée et englobante, comprenant qu’il est à la fois tout cela aussi.

Tout en étant dans le monde, le yogi tantrique, conscient des limites du monde matériel, célèbre toutes ses formes mais demeure détaché des aspirations habituelles : succès, famille, accomplissements, réussite, argent, bonheur. C’est le prix de sa libération intérieure, une qui procure, au-delà des fluctuations de ces manifestations mondaines, une vraie Joie, profonde et durable. Il peut donc réaliser sa vraie nature, tout en participant aux choses de ce monde.

Cela ne signifie pas qu’il n’agisse pas dans le monde, mais ses actions sont motivées non par les aspirations habituelles du moi (qui émanent de l’avidité, de l’ignorance et tendent à causer de la souffrance par leur propension à la violence et la domination) mais par la clarté limpide de sa vision lumineuse des choses et de leur réalité.

Le tantrika reconnaît et voit le divin en toute choses, sous toutes ses manifestations, que ce soient les pensées, la nature, les autres humains, la sexualité (d’où le grand malentendu en Occident sur la voie tantrique réduite à ce seul aspect). Il n’y a pas de tabou par rapport au plaisir sensuel ou à l’argent.

Épilogue

Finalement, au lieu d’un Dieu, figure extérieure qui juge ou qui accorde ses grâces, le pressentiment de l’éternel peut être perçu et cultivé de l’intérieur de soi.

Au lieu de me dire que je ne suis rien, que je suis pétrie de péché et que je dois sans cesse faire contrition, les philosophies indiennes me disent que je suis une parcelle de l’Absolu, et que je peux faire vivre et grandir ce sentiment en moi.

Au lieu de m’imposer l’humilité, on la laisse grandir en moi par le fait naturel de ma réalisation.

Plutôt qu’un rituel un peu dogmatique, perpétué par des prêtres en ma faveur, on me dit que je peux prendre ma vie spirituelle en main et rejoindre cet éternel dont j’ai l’intuition profonde.

Plutôt qu’un Dieu inaccessible, pour lequel j’ai besoin de l’intercession de l’Église et des prêtres, on me donne une méthode et des pratiques, pour atteindre par moi-même le sacré.

Ne doit-on pas chercher par là les raisons du désintérêt pour les églises de chez nous, et l’engouement pour les voies mystiques orientales ?

L’Église a-t-elle été mal comprise, ou s’est-elle imposée en institution, pour garder le contrôle sur les masses de fidèles ? Au fond, où ce pouvoir semble-t-il encore le plus établi : en Inde, où les voies du Yoga permettent à chacun d’établir une relation directe au divin, ou en Occident, où le pouvoir de parler à Dieu semble réservé aux élites religieuses ?

Il y a un chemin personnel vers Dieu… Vivre Dieu, vivre le sacré, c’est sans doute, par quelques moments magiques aux pieds de figures rayonnantes, ce qu’il nous a été donné de vivre durant ce voyage : dans la grotte de Vashishta sur un coude du Gange entouré de montagnes ; à l’ermitage de Masteram Dev, saupoudré d’or par le soir qui tombe ; au samadhi (tombeau) de Lahiri Mahasaya à Haridwar, dans les divers lieux où vécut Ma Anandamayi ; lors des pujas – cérémonies de recueillement et de gratitude pour l’abondance, offrandes au feu, des aratis – célébrations et offrandes à la déesse du Gange, garante de la vie, des satsangs – enseignements et moments de partage par la discussion ou par le chant de mantras… toutes ces opportunités qui nous ont été données d’entrer en contact avec le chant du cœur, resteront gravées dans ma mémoire comme des moments ayant imprimé – encore plus fort – dans mes cellules la ferveur et la soif d’absolu.

L’Inde terre de contrastes nous a pris à la gorge et secoués comme dans un lave-linge à essorage 1.000 tours. Au milieu de toutes ces impressions sensorielles, odeurs, bruits, sons, saleté, douceur de la soie et du cashmere, goûts épicés ou hyper-sucrés, couleurs vives et contrastes violents, chatoiement des pierres et des bijoux, silhouette hiératique des temples et des statues – tout est manifestation du sacré, qui parfois se révèle, dans un instant miraculeux de paix, suspendu dans un temps arrêté. L’Inde y ajoute cet aspect dévotionnel, tout acte émanant du cœur par amour du sacré.

texte et photo (c) D. Marie 2024

photos de couverture et du milieu : Afrique du Sud, Cape of Good Hope

Merci à André Riehl pour ses enseignements lumineux et son accompagnement bienveillant dans ce magnifique voyage vers la connaissance de soi.

Merci à toute la lignée des sages et saints maîtres Udasin transmetteurs de la tradition : Chandra Swami, Baba Buhman Shah, Udasinacharya…

Également sources d’inspiration pour cet article :

L’Approche du Divin, livre de Chandra Swami :

Documentaire sur Yogananda :

et blog sur la non-dualité : https://www.yay-yoga.com/yoga-et-savoirs/advaita-vedanta-2/

Article précédent

1/3 L’Inde des swamis, des saddhus et des yogis

À suivre …

3/3 La dévotion, art de l’Inde

1/3 L’Inde des swamis, des saddhus et des yogis

Voyage au cœur d’une Inde (de plus en plus) secrète qui perdure vaillamment parmi les soubresauts de la modernité. Hors des sentiers battus, nous avons mis nos pas dans ceux des grands sages et des grands saints qui ont donné à ce pays son aura toute particulière, de quête d’absolu et de réalisation intérieure. Un cheminement serein, parfois troublé par les agitations et les trépidations du monde moderne, souvent tranquille et lumineux. Une oraison silencieuse dans l’Inde magique et éternelle.

Nous avons remonté le cours du Gange, visitant les villes saintes qui le parsèment : Bénarès, Haridwar, Rishikesh, et l’ashram de Sadhana Kendra (sur la rivière Yamuna, un affluent du Gange) où a longtemps résidé le maître éveillé Chandra Swami (avant de quitter son corps, comme il est dit ici, le 9 mars 2024).

Dans ce parcours de lumière et de dévotion, nous avons cheminé dans les traces et la présence intemporelle bienveillante de Jiddu Krishnamurti, Ma Anandamayi, Lahiri Mahasaya et Paramahansa Yogananda, Hazrat Sultan-Ul-Mashaikh, Henri Le Saux (Swami Abhishiktananda) et Marc Chaduc (Swami Ajatananda), Swami Atmananda, Ramana Maharshi, Vashishta, Baba Buhman Shah et la lignée des Udasin jusqu’à Chandra Swami et André Riehl notre instructeur et accompagnateur – yogis, moines, sages, saints, philosophes, êtres illuminés qui ont forgé et transmis l’antique sagesse indienne et posé les jalons du chemin intérieur du Yoga, voie spirituelle vers la béatitude, l’union avec le divin.

Une approche du voyage unique qu’aucun tour operator classique n’aurait pu nous offrir….

Delhi – le tombeau du saint soufi Hazrat Sultan-Ul-Mashaikh (1238-1325)

Après l’agitation de la grande ville et nos premières bouffées d’air indien et de circulation intense, nous pénétrons dans l’étroit dédale de ruelles du bazar puis, sans presque le savoir tellement les ruelles sont serrées, dans l’enceinte du tombeau où la ferveur est palpable, malgré le ramadan – ou renforcée par cette période spéciale des musulmans ? C’est l’heure de la rupture du jeûne et nous sommes reçus par Syed Faiz Nizami, descendant direct du grand saint, pour une collation, puis les musiciens soufis, accompagnés à l’harmonium et aux tambours, entament leurs mélopées rythmées et leurs harangues adressés au public qui se presse, et qui semblent des appels insistants que je traduis dans mon for intérieur comme : « L’Éternel est là, il vous attend, qu’attendez-vous pour le connaître ? »

La foule assemblée au tombeau du saint soufi

Le message des soufis est d’amour et de paix : « faire de l’homme un être vivant parfait ! » selon ce grand saint dont le mausolée accueille une vibrante communauté de toutes origines, castes ou religions. De son temps il a voulu rétablir l’harmonie entre les peuples de descendance afghane, iranienne, turque et autres qui co-habitaient sur ce vaste territoire : il ordonna à l’un de ses disciples d’inventer un langage commun pour les peuples de l’Inde : c’est ainsi que serait né l’Urdu – mélange de perse et du langage local ‘Brij Bhasha’.

Les premiers soufis étaient des Musulmans orthodoxes qui pratiquaient l’abandon, la mortification, la piété et le quiétisme (contemplation et silence intérieur).

Les soufis pratiquent aussi la tolérance, la compassion, la patience, la persévérance; le jeûne et la prière étant considérés comme les moyens de préparer le cœur à recevoir les messages du Divin.

Les liens entre le soufisme et le tantrisme sont profonds, même si certains sont réticents à le reconnaître.

Bénarès – cérémonie d’arati (adoration de la déesse du fleuve Ma Ganga)

C’est sur un point particulièrement ouvert des ghats (vastes escaliers parfois abrupts descendant vers le fleuve), au ghat Dashashwamedh, que se déroule chaque matin et chaque soir depuis la nuit des temps sans doute la célébration d’arati. Aujourd’hui devenue un peu foire commerciale, avec des animateurs arqués sur leurs micros, des vendeurs de ballons et de barbe-à-papa… malgré tout la foule est là, dense, recueillie. Et alors que lentement la nuit enveloppe les lieux, l’atmosphère de grand stade de foot se dilue et la magie et la ferveur opèrent. Le sacré reprend ses droits qu’il n’a jamais vraiment perdus. Les brahmans invoquent les éléments, allument 108 feux, sonnent les clochettes et à chaque fois se tournent vers les quatre directions. De puissantes fumées d’encens s’enroulent autour de nous et nous entraînent dans ce rituel ancestral.

Arati, les offrandes du feu
Ma Ganga sur son crocodile

La déesse du Gange, en statue géante assise sur un crocodile préside, impassible, à ces offrandes et ces adorations qui font perdurer son mythe de fleuve sacré, où se baigner lave de tous les péchés, tandis que mourir sur ses berges stoppe le cycle des réincarnations et permet d’atteindre directement l’ordre divin. Elle est la déesse de la purification et du pardon. A la fin de la cérémonie, nous remettons nos petites bougies et fleurs offertes aux flots qui emportent nos vœux les plus secrets… La soirée se termine sur la terrasse d’un délicieux restaurant non loin, rythmée par des musiciens classiques.

Bénarès – centre Krishnamurti

Havre de paix non loin du cœur battant de la ville sainte, tiraillée entre tradition et modernité. Un grand jardin silencieux, planté de dahlias, de bougainvillées… et débordant d’oiseaux. Des bâtiments clairsemés dans la nature, de grandes salles de réunion, de conférence, de méditation… on aimerait y rester pour toujours. Une vidéo sur le vrai sens de la méditation nous fait entendre les paroles du grand homme, qui prêchait le questionnement intérieur, le doute, l’indépendance de la pensée et l’observation distanciée de tout ce qui nous est « connu », comme méthode de libération. S’ensuit une discussion de groupe, où nous tentons de mettre au clair notre compréhension de ce vaste monde de silence et de connaissance de soi qui nous submerge, puis un repas pris à la salle commune. Retour par bateau sur le fleuve, vers le centre de Bénarès.

Les Aghori sont une secte un peu particulière dont les adeptes vivent en ascètes sur l’autre rive du Gange et, dit-on, sont des mangeurs de cadavres. Ici c’est fort heureusement une version plus civilisée de ce groupement que nous visitons, dans un ashram qui fait œuvre de charité dans le voisinage. L’endroit respire la tranquilité (en dépit des travaux qui concernent la réfection du portique et l’ajout de plusieurs salles à l’étage)

De honte, Kali tire la langue….

Une belle sculpture de Kali (la déesse qui détruit le mal et l’ignorance) derrière le temple représente la déesse, bleue de colère, dominant le tigre : lorsqu’elle s’aperçoit que c’est Shiva qu’elle piétine, elle se repent et sa colère se calme.

Une belle salle de méditation donnant sur la vue calme du Gange; partout où il coule, le fleuve invite à l’introspection et au recueillement. L’ashram vit de donations et recueille des jeunes garçons des rues, dont un qui est là, devenu professeur de yoga. Ils ont aussi un hôpital qui offre gratuitement des chirurgies pour les yeux, une école et un centre de formation professionnelle pour les femmes.

L’Inde regorge de ces œuvres charitables de proximité qui ont un impact direct et visible sur le voisinage (comme à l’ashram de Chandra Swami que nous rejoindrons à la fin du voyage).

Un troupeau de buffles se baigne dans la rivière : ils sont à l’aise et se laissent porter comme des ballons flottant à la surface, seules dépassent leurs têtes et l’arête de leur dos.

L’un des grands traducteurs du sanskrit et fin érudit des Tantras et du shivaïsme du Cachemire, musicien et joueur de sitar, disciple de Swami Lakshmanju (connu comme celui qui a revitalisé la tradition du shivaïsme du Cachemire), il vit en Inde depuis quarante ans et vient de terminer une traduction en anglais du Tantraloka (« La Lumière sur les Tantras ») : l’un des textes de référence du tantrisme shivaïte du Cachemire. C’est un recueil de méthodes initiatiques tantriques en 12 volumes, où sont décrites les voies de la libération, rédigé au 11è siècle par le mystique Abhinavagupta sur la base des traités (tantras) ancestraux du shivaïsme .

Mark Dyczkowski a aussi traduit le Vijñana Bhairava Tantra (« Le Livre de la Reconnaissance de Soi ou du Discernement »), un recueil de la même tradition , qui remonterait, au moins, au 7è ou 8è siècle (ou au 1er siècle selon d’autres) et présente, sous forme de dialogue, 112 méditations pour réaliser la véritable nature du Réel.

Les rives du Gange, vues d’une terrasse

Ce jour-là j’avais la nausée et je crains de n’avoir pas pleinement profité des éclairages de ce grand lettré amoureux de la culture et philosophie indiennes ; néanmoins j’en retire quelques traits saillants : la passion ou la ferveur de l’enquête intérieure, et des travaux auxquels on s’applique ; la sincérité ; persévérance ; l’humilité.

Interrogé sur ses lectures favorites, il révèle qu’à part le Tantraloka ou le Vijñana Bhairava Tantra, figurent les poésies du poète soufi Rumi.

Haridwar – cérémonie d’arati sur Har Ki Pauri

Un soir comme un autre à Haridwar, ville sainte du Gange, la foule se presse sur les bords du fleuve sacré, pour des célébrations en honneur à la déesse du fleuve et à Shiva, dont une statue géante trône au milieu des eaux. Des milliers de pèlerins sont là, dans cette ville où se tient en alternance la kumbh mela (le plus grand pèlerinage au monde, qui regroupe sur des périodes de douze années des millions de fervents hindouistes, philosophes, sages et saints)

Haridwar cérémonie sur le Gange

C’est une cacophonie de bus, d’autocars et de voitures privées, les bords du Gange sont déjà remplis, on cherche un petit coin d’où apercevoir les cérémonies, on ressent l’ardeur au milieu de cette foule recueillie, à peine parsemée de quelques touristes. La soirée se poursuit dans les ruelles gorgées de boutiques, de clochettes, de statuettes et de souvenirs, ponctuée d’un bon repas et d’un délicieux lassi (boisson au lait fermenté ;))

Haridwar – tombeau de Mahiri Lahasaya

En ce lieu si calme où des saddhus font la sieste sur le gazon synthétique (!) nous avons l’opportunité de nous relier à la grande tradition du Kriya Yoga, à travers l’ermite himalayen Babaji, son élève Lahiri Mahasaya (1828-1895), fondateur de l’école de Kriya Yoga (une lignée de yoga pour personnes vivant « dans le monde »), puis Sri Yukteswar et son disciple Paramahansa Yogananda qui a atteint une sorte de célébrité. Ce dernier, auteur de l’Autobiographie d’un Yogi, sera le premier yogi, au tout début du 20è siècle, envoyé « en mission » en Occident par son maître, qui pressent l’importance du message du Yoga pour le monde en chute libre, dont les contours se dessinent déjà sans équivoque. Yogananda atterrit en Californie en 1920, y fondera la Self-realization fellowship et déclenchera l’engouement pour le yoga et ses traditions, et la vague spirituelle que l’on sait… puis les dévoiements que l’on connaît aussi, puisque la « modernité » semble tout corrompre : gurus abusifs, sectes corrompues, et aussi yoga devenu technique de gymnastique au détriment de sa véritable nature, qui est la quête intérieure.

La grande sainte indienne Ma Anandamayi disait : « si Dieu vient vous rendre visite dans la posture… alors c’est une vraie pratique ».

Haridwar – Kankhal – samadhi et ashram de Ma Anandamayi

C’est un lieu saint et hautement chargé vibratoirement ; ici repose Ma Anandamayi (1896-1982) la grande sainte indienne – à l’inverse du commun des mortels dont les corps sont portés à la crémation, les saints sont enterrés, afin que les fidèles et dévots puissent venir continuer à se recueillir sur leur tombeau appelé samadhi. Elle est à la fois enfant, fille, femme, épouse (son mari sera son premier disciple) et Mère de toute l’humanité, de toute la création.

Dès l’âge de deux ans elle entre en samadhi (extase) lors d’un kirtan (chants dévotionnels de groupe) sur les genoux de sa mère. Puis, toute sa vie sera errance, service des pauvres, amour inconditionnel, enseignement et modèle de ferveur religieuse, mais aussi rencontres avec des personnalités : Gandhi, Nehru, des présidents, des ministres et des ambassadeurs, des dignitaires religieux, indiens et occidentaux …

De l’autre côté de la rue, sa « maison » ou en tous cas l’un des lieux où elle résida souvent. On ressent sa présence, surtout dans sa chambre : un lit modeste, un harmonium – et dans la véranda et le jardin qui descend en pente douce vers le Gange. Là, je reste un moment debout, laissant mon regard flotter au loin vers la rivière, imaginant qu’elle s’est tenue là, souvent, et je ressens une émotion profonde, une élévation de l’âme qui aspire aux beautés éternelles de l’Un.

Haridwar – puja et fête de Holi au campus de Guru Ramdev

Un moment fabuleux où nous participons à une cérémonie d’offrande et de gratitude devant le feu (puja) pour remercier pour l’abondance et les moissons à venir, à l’approche du printemps. Invités par Guru Ramdev, un disciple de Chandra Swami qui gère une énorme fondation, l’Université Patanjali, dédiée à l’éducation des jeunes dans la tradition du yoga. Guru Ramdev est également associé avec l’homme d’affaire indien Balkrishna dans la création de Patanjali Ayurved, un empire agro-alimentaire et de naturopathie, qui fait de lui un businessman moderne et de large envergure.

Une pluie de pétales de rose…

Nous sommes reçus gracieusement et un peu à la dernière minute, à cette fête monumentale en plein air à laquelle participent des centaines d’étudiants, sur le campus entouré de larges bâtiments (écoles de sciences appliquées, de psychologie, de sanskrit, sport, musique, philosophie, ayurvéda, naturopathie et yoga…) et qui culmine, ô surprise, en une grande explosion de joie sous des lancers de pétales de roses fraîchement coupées et d’autres fleurs qui embaument : ainsi la traditionnelle fête de Holi (fête du printemps, célébrée le 25 mars) nous apportera son lot de gaieté (nous échapperons le lendemain aux lancers de poudres de couleurs dans les rues qui, sous l’influence de la modernité, sont souvent accompagnés aujourd’hui de musique forte et d’alcool …)

Rishikesh – ermitage de Masteram Baba au bord du Gange

Arrivée à Rishikesh un peu déroutante : musique bruyante, rave party dans la ville, jeunes gens éméchés recouverts de couleurs (les poudres de la fête de Holi), hôtel à Tapovan en mauvais état ; publicités pour le saut à l’élastique, le rafting… on semble avoir quitté l’Inde sacrée pour se retrouver au cœur de la société du commerce mondial (il ne manque que l’apple pie…)

Et puis, une fois installés, bon an, mal an, nous sommes partis à pied traverser la passerelle qui enjambe le Gange (l’autre pont est en réfection depuis longtemps)

De l’autre côté, nous retrouvons Dieu merci les vaches sacrées, les saddhus et le calme des temples et des ashrams, en particulier dans l’ermitage de Masteram Baba, un saddhu qui y a vécu longtemps et dont la mémoire perdure, à travers ses photos, sa grotte sur le Gange, petite caverne exiguë seulement dotée d’un modeste tapis. Un jeune swami dévoué entretient l’ashram, verse des fleurs fraîches chaque jour sur les photos du maître qu’il n’a pas connu, mais dont il affirme ressentir la présence à travers ses yeux vivants, et accomplit les rites et les prières au lever et au coucher du soleil : c’est en effet le moment où une énergie spéciale se distille dans l’air, et tout Rishikesh retentit des clochettes cérémonielles et embaume d’une odeur d’encens.

Soir doré sur le Gange,
image de l’Inde éternelle…

A ce moment précis, le Gange s’est revêtu d’une parure d’or ; quelques prêtres sont descendus perpétuer les rites ancestraux au bord de l’eau ; et nous, quelque peu rassérénés, nous sommes laissé porter par la douceur de cet instant béni où tout se pose, la chaleur du jour et les pensées, les bavardages, aspirations et déceptions, pour ne laisser plus flotter qu’un instant qui s’étire, à la frontière de l’éternité …

Rishikesh – bain matinal dans le Gange

Un pèlerin en quête de l’ultime vérité (de Soi ou d’Absolu) se doit de sacrifier au rite du bain dans le Gange. Vénéré comme déesse purificatrice, Ma Ganga (Mère Gange) est aussi source de vie (le Gange et ses affluents irriguent 30% du territoire indien…) et de sagesse : il suffit de s’en approcher pour percevoir, dans sa lente fluidité, à la fois les crêtes et les creux de nos expériences transitoires, et le flot continu et immuable qui les sous-tend.

A Bénarès, il est exclu sans doute pour tout occidental raisonnable de se baigner dans le Gange, qui collecte et charrie autant les eaux usées que les déchets solides et industriels…

A Haridwar, lors de la cérémonie d’arati, j’ai pu m’y laver les mains et m’asperger par trois fois la tête de quelques gouttelettes, l’eau semblant à peu près propre, puisque la rivière y coule à 250 km seulement de sa source dans les glaciers de l’Himalaya.

Avant le bain, copain copain avec les chiens

A Rishikesh, une vingtaine de kilomètres encore en amont, le Gange ressemble à un torrent fougueux tout juste libéré de l’emprise des montagnes et prenant déjà une sorte de noble ampleur et de puissance. L’eau est claire et un peu verte, avec beaucoup de remous que l’on peut éviter en restant près de la berge, les pieds dans un sable gris clair et si fin qu’il glisse entre les orteils… Les bains du petit matin y ont été un bonheur. L’eau est fraîche mais pas glaciale (environ 14° d’après mon expérience bretonne). Il existe quelques-unes de ces petites plages bordées de gros rochers où les Indiens aiment flâner le soir ou commencer leur journée en s’imprégnant de l’atmosphère de félicité que procure le fleuve, tandis que la ville, plus haut, s’agite déjà dans le tumulte des klaxons et des activités du jour.

L’ultime satisfaction étant alors de ponctuer le tout d’un petit chaï consommé sur la plage et confectionné, bien sûr… avec l’eau du Gange (thé longuement bouilli donc sans mauvaises conséquences pour nos intestins fragiles).

Rishikesh – visite au temple de Neelkhant

Ici, en un lieu perché sur les collines, à deux heures de route (32 km) au-dessus de Rishikesh, l’on dit que Shiva a bu le poison du monde pour le libérer de ses souffrances, et que celui-ci lui a enflammé la gorge qui est devenue toute bleu foncé. Lord Shiva aurait médité ensuite pendant 60.000 ans au pied d’un bamyan pour adoucir l’effet du poison, avant de rejoindre le mont Kailash.

La route est longue et éprouvante, pleine de lacets (peut-être 60.000…) et ce jour-là il fait très chaud ; les véhicules tout terrain, bus, autocars, se succèdent et s’entassent au parking. Puis nous faisons la queue pendant un temps indéterminé pour accéder au temple. La visite elle-même se passe vite et presque décevante, on aperçoit le shiva lingam, on murmure un souhait à l’oreille du taureau qui représente Shiva. On apprend ensuite que, plutôt que de voir quelque chose, une telle visite pour les Indiens est une manière de se montrer aux dieux, de se laisser voir. Tout comme une balade dans la forêt, où au lieu de regarder les arbres, on peut se laisser regarder…

La journée se conclut par un concert de musique classique indienne sous la houlette de Shivananda Sharma, violoniste et directeur d’une école de musique pour enfants déshérités.

Rishikesh – la grotte de Vashishta

A 23 kilomètres de Rishikesh en remontant le Gange, on arrive à ce petit trésor de lieu d’où coule éternellement une énergie sacrée. On dit qu’ici, il y a 9.000ans (?) a vécu le sage Vashishta, l’un des sept rishis (grands sages, « ceux qui ont vu » auxquels a été révélée la sagesse des Védas) de l’Inde, auteur de grands textes fondateurs du Yoga Classique Vedanta. Le Yoga Vashishta par exemple, méconnu mais très riche, décrit, sous forme de dialogues et de fables, la nature de la vie, de la souffrance, des choix, du libre arbitre, du pouvoir créateur et de la libération, avec une base philosophique similaire à celle de l’advaita vedanta (la non-dualité).

A peine troublée par les rafters qui descendent le cours du Gange en criant leur excitation avant les rapides, l’ambiance de l’ashram et de la grotte est restée empreinte d’une délicieuse béatitude, de l’un de ces nectars qui marquent une étape dans le chemin de réalisation. Un autre célèbre sage, swami Purshottananda, vécut ici pendant trente ans. Je pense à la grotte de la Sainte Baume en Provence, loin tout là-bas, chez nous, d’où émane une similaire fréquence vibratoire fine et précieuse, qui amène immédiatement le visiteur à des plans supérieurs.

Un peu plus bas, surplombant le lit du Gange, se trouve une autre grotte, appelée Arundhati Guha (grotte), du nom de l’épouse de Vashishta qui dit-on vivait également ici ; à cet endroit un peu perché dans la falaise, elle présente une vue superbe sur les méandres du Gange et porte aussi, dans les circuits touristiques, le nom de « Jesus Cave », car certains l’affirment, le Christ aurait séjourné là lors de ses années en Inde. Sans le savoir, plusieurs swamis auraient eu ici une vision de Jésus.

Voir plus de détails, et des vidéos, ici :

Rishikesh – Ajatananda ashram

Visite de cet ashram consacré par Chandra Swami et entretien avec son fondateur Swami Atmananda, ancien moine de la tradition chrétienne d’Orient ayant embrassé la philosophie de l’advaita vedanta (enseignement de la non-dualité).

S’inspirant de la vision d’un de ses prédécesseurs, Swami Abhishiktananda*, de l’unicité de la Vérité ultime au-delà du particularisme des approches religieuses, Swami Atmananda fonde en 2003 l’Ajatananda Ashram, qui porte le nom de celui qui fut le disciple réalisé d’Henri Le Saux : Swami Ajatananda Saraswati (Marc Chaduc), « disparu » ou « éveillé » dans le haut Himalaya en 1977.

L’ashram est dédié aux contemplatifs de toutes religions ou traditions, qui peuvent venir y accomplir une recherche spirituelle et réaliser la connaissance du Soi par la contemplation silencieuse :

Interrogé sur son passage de la chrétienté à la mystique indienne, Swami Atmananda, qui enseigne la non-dualité en Inde et en Europe, a cette réponse éclairante : « les prêtres sont formés pour enseigner Dieu mais pas pour le réaliser. »

Puis soirée-puja à Sri Krishna Kripa, un ashram familial – offrande des lumières aux divinités – et kirtan avec un musicien français, Mahadev OK, adepte de bhakti yoga (le yoga de la dévotion) et animateur de kirtans (chants dévotionnels de groupe) .

Dumet (Vikasnagar) – Dehradun district, Uttarakhand – Sadhana Kendra Ashram

Comment décrire, autrement que par quelques mots simples, mon expérience là-bas ?

Calme – Silence – Présence vibratoire de Swamiji (Chandra Swami le maître éveillé de l’ashram qui a « quitté son corps » il y a 3 semaines…) – Méditation – Seva (service à la communauté) – Discipline – Respect – Simplicité – Dévotion – Amour inconditionnel – Perception palpable de la Joie – Incommensurable – Temps suspendu – Réflexion – Patience – Questionnements – Quête intérieure – Purification – Partage – Amitié – Mots du cœur – Mots de Soi…

texte et photos (c) D. Marie 2024

photo de couverture : soir doré sur le Gange à Rishikesh

Gratitude à André Riehl qui nous a permis d’aborder l’Inde avec le regard du cœur, fait bénéficier de ses connaissances sur ce pays et partagé ses lieux secrets, personnalités originales et anecdotes, et pour son accompagnement affectueux.

https://www.youtube.com/@andreriehl-nidrayoga2990

Merci à Infinitude pour l’organisation de ce voyage très spécial « Aux Sources du Yoga ».

À suivre …

2/3 La non-dualité, secret des sages

3/3 La dévotion, art de l’Inde