Sur les traces de Vincenot 1/8

1. Le pourquoi du comment

Comme je l’avais fait l’année dernière avec l’écrivain provençal Jean Giono (voir, itinérance en Drôme provençale, sur ce blog dans les Carnets de route), je suis repartie sur les routes de France , cette fois-ci en quête d’autres paysages et d’un autre héritage : celui que nous a laissé Henri Vincenot – Écrivain, peintre et sculpteur, mais avant tout : Bourguignon. Ainsi est-il écrit sur sa sépulture, au fin fond d’une combe mystérieuse et secrète, loin des remous de notre civilisation affolée, dans un coin de paradis du Haut-Auxois, pays des montagnes, non loin des vignes parmi les mieux jalousement gardées au monde.

Amoureux de sa Bourgogne natale et l’exprimant sans équivoque dans toute son œuvre. L’occasion aussi, par cette itinérance aux arômes de fût de chêne et aux senteurs d’humus, de redécouvrir des chefs d’œuvre de l’art roman, avec en tête quelques clés et connaissances supplémentaires sur l’héritage que nous ont laissé les compagnons du Moyen-Âge (décidément loin d’être un âge aussi sombre et arriéré qu’on a bien voulu nous le laisser entendre dans nos écoles républicaines, comme dirait Vincenot !). Bâtisseurs de cathédrales, charpentiers, tailleurs de pierre et sculpteurs, mais aussi bourreliers, ferronniers, chaudronniers… ce sont eux dont Vincenot nous parle sans relâche et avec admiration. Et aussi, en poussant le voyage un peu plus au sud, de passer un peu de bon temps dans quelques-uns des vignobles les plus nobles de France, dans les côtes de Nuits-Saint-Georges, Gevrey-Chambertin et Vosne-Romanée – par là justement où il rencontra sa future épouse, fille des pays vignerons – pour célébrer à leur juste valeur le produit de leurs vignes, cépages implantés ici à la sueur de leur front par les moines de Cîteaux ou ses abbayes-filles, établies dans ces vallées, et entretenus avec soin par des générations de viticulteurs dévoués et passionnés.

Je pars donc, chargée de ses livres et d’une multitude de notes, pleine d’émotions et d’impressions captées au cours de mes lectures (le Pape des Escargots ; Les étoiles de Compostelle ; Le Maître des Abeilles ; la Billebaude ; Prélude à l’Aventure) et auxquelles je me suis décidée,carte de Bourgogne en main, à donner vie en parcourant ces lieux et ces paysages qui ont fait la joie de toute une génération d’amoureux de la France profonde – et qui continuent de faire rêver tous ceux qui croient encore que le cœur de notre pays n’est pas mort ; que les artisanats d’art ne sont pas morts ; que le mode de vie traditionnel – qui a laissé place au progrès technique et à l’industrialisation – n’avait pas que du mauvais, et que l’on peut y puiser des belles inspirations pour une vie plus simple, plus sobre, plus complète et plus heureuse ; que l’on peut redonner du sens au rapport que nous entretenons à nos voisins, à nos clients, à nos compagnons de route et de travail, à nos aînés, à la famille, à la société qui nous entoure en général, un rapport naturel et simple, exempt de rivalité, de pouvoir ou de domination, chacun endossant, selon ses fonctions, ses talents, son héritage, avec fierté et humilité le rôle qui lui est dévolu par une sorte d’ordre, de hiérarchie naturelle, où personne n’a rien à envier de l’autre car chacun est à sa place.

Il ne s’agit pas, par ces écrits que je me propose de publier, en plusieurs épisodes, de ramper dans une nostalgie du monde passé – nostalgie qui apparaît bien vivante et joyeuse malgré tout dans les romans, autobiographiques ou non, de Vincenot – ni de réfuter entièrement et sans discrimination tout ce qu’on appelle le « progrès » – même s’il faut bien reconnaître que ce fameux progrès, malgré tout, nous emmène à grande vitesse vers un monde fou où plus rien n’est à sa place, où les valeurs sont si souvent inversées, et où les effets délétères des technologies sur la santé et le rapport humain, les excès de la finance et de la mondialisation ne cessent de nous forcer à nous questionner sur le bien-fondé de ces avancées sociales et économiques décrétées par un petit nombre qui en donnent l’impulsion et la direction, mais dont le sens parfois nous échappe. Mais plutôt, de proposer une réflexion et une fenêtre de rêverie sur un monde qui a disparu mais qui pulse encore dans nos veines, sur le monde d’où nous sommes tous descendus, celui de nos ancêtres, qui ont vécu, pour la plupart, ainsi que le décrit Vincenot dans les campagnes, avant le grand exode rural lié à l’industrialisation et l’automatisation des tâches paysannes – comme si nous pouvions encore, par notre seule volonté, en faire réapparaître quelques traits, quelques lueurs, quelques bribes de sagesse et de bon sens, et retrouver le franc-parler de nos aînés. De nous donner à voir ce que nous avons perdu, et permettre de le mettre en balance avec ce que nous avons gagné ; de proposer des ouvertures pleines d’espoir sur, non pas un retour en arrière, puisque l’Histoire ne fait jamais qu’avancer, mais une ré-invention du monde, de notre société, de nos modes de vie, de nos valeurs, une remise en perspective de nos admirations, de nos attachements, parfois maladifs et addictifs, de nos aspirations et de nos angoisses.

Vincenot, avec sa gouaille celte, donne envie de conter, de fouiller, de trouver dans les paysages et les gens rencontrés les racines d’une belle histoire et, inspirée par son art d’écrire et de rendre ses récits juteux comme un gigot sorti du four, d’y mettre du piquant, de l’ail, des épices, de l’onctueux, de l’acide, du tendre. J’aimerais essayer de vous rendre l’univers ancré, authentique et merveilleux que la lecture de ses livres a ouvert en moi. Mais comment conter, raconter un conteur aussi brillant, lumineux, joueur et amoureux ? Vincenot n’est pas à la mode ; il n’est pas au programme des lycées ni des collèges, tout comme Colette, Giono et d’autres grands qui sont laissés à l’abandon ; tout juste s’il est encore fait mention de Pagnol, au milieu de tous les Modernes censés être devenus indispensables.

La querelle s’arrêtera là. Je ne suis pas aux ministères ni chargée des programmes de littérature, mais autant vous dire que si j’y étais, il y aurait une place pour Henri Vincenot. Car tout ce que l’on cherche aujourd’hui à occulter de notre vérité historique, de notre sang indéniable est là, tangible, vivant, palpitant sous la peau névrosée d’une France qui s’abîme et se perd à trop vouloir embrasser, à ne plus rien étreindre. Même dans une France inclusive, démocrate, bariolée, tissée de son histoire récente et de ses métissages, on gagne à lire Vincenot, pour y retrouver et comprendre, et pourquoi pas remettre à l’honneur, cet esprit gaulois qui, malgré tout, continue d’habiter un bon nombre d’entre nous, et de forger le sel et la tourbe de ce qui fait notre pays.

Pour nous mettre en bouche, voici un premier extrait du Pape des Escargots :

« C’était un de ces petits oratoires construits à l’époque où naissait la croisée d’ogive. Tout petit et modeste qu’il fût, il contenait toute la vigoureuse ferveur, toute la maîtrise architecturale de ces moines blancs qui matèrent la forêt vierge en chantant psaumes.

Il se pencha sur la clé de voûte gisant, brisée, sur le sol. Il fut bouleversé par sa géométrie compliquée, sa perfection sculpturale. Pour avoir lui-même balancé des volumes et ahané ciseau en main il mesurait toute la science des constructeurs. En un instant il venait d’être saisi par la vertu de ces pierres savamment assemblées en berceau. Il était « envoûté ».

Alors il fut pris d’une belle fureur : il empoigna à pleine mains les ronces et les orties pour les arracher, il aurait voulu d’un seul coup déblayer les gravats et les rejeter dehors, mais sans outils que pouvait-il faire ? C’est ainsi que l’idée lui vint de réparer lui-même le petit édifice. Il avait bien réussi à sculpter le bois pour en faire des personnages, pourquoi ne taillerait-il pas la pierre pour en faire des claveaux d’arête ou des contre-clés. »

hommage à Vincenot dans son village familial, Commarin

photo d’en-tête : Châteauneuf, en Haut-Auxois

(c) DM 2022

Virevolte

Virevolte

Révolte qui sourd

grondement des vieux loups dans la forêt profonde

familière et féconde

qui nous ensemence et nous nourrit

Humus des années passées à comprendre, à grandir

Craquement sec dans la nuit épaisse

une branche enfin prête à céder sous nos pas

après des années de décomposition

la face de l’ombre

plonge son regard

en nous

fait volte-face

et libère la clarté qui dérange

Virevolte

Au goût amer des feuilles mortes

se mélangent les sucs des insectes qui grignotent

écorces, brindilles, pousses tout justes sorties

et les sables éphémères, en volutes émouvantes

se rappellent à notre conscience ensauvagée

en tempêtes

tourbillonnantes

de spirales enfumées

Lames de fond sur le gouffre de l’âme

qui cinglent tout sur leur passage

Virevolte

Tout revient tournoyer autour de nous

en longs lambeaux effilochés

à moitié digéré, à moitié consommé

tout revient nous obséder

demander son compte

travailler notre naïveté

en saccades obscures

cycles absurdes dont nous peinons à sortir

et tout tourne sans cesse

en vagues déferlantes

qui nous hypnotisent et nous hantent

Virevolte

Tout autour de nous n’est que pensées, émotions élaborées

émanant du monde subtil

Toute forme autour de nous s’estompe

des ombres se redressent et viennent réclamer leur dû

raclant le sol et rechignant à évoluer

avant de retourner en poussière

tout n’est que spirale du vivant

apparu, transformé, disparu

Virevolte

Tout autour de nous vibre et se dilue

comme des lucioles

dans l’air qui sature et étincelle

Tout n’est qu’Amour et confusion

Tout n’est que Paix et illusion

(c) DM

Poésie des cargos

Cargos, monstres marins qui flottez

sur un monde post-diluvien

qui vous ressemble et que vous animez

de votre présence hiératique

Portes ouvertes sur l’horizon,

sur des lointains chargés de fantasmes,

d’impressions fortes et d’odeurs écœurantes

Le cargo me touche,

le cargo roule et tangue et fait tanguer mes rêves

Le cargo évoque d’autre rivages, d’autres visages

posé là avec ses containers

sa tourelle et son ancrage

en attente d’un acconage

Morceaux choisis et résumés de vie

empilés, amassés, imbriqués tel un jeu pour enfant

conteneurs d’ananas, journaux, meubles et ferrailles

pièces de véhicules, machines à laver, papayes

cartes postales d’un autre temps, d’un autre univers

sous d’autres tropiques et d’autres latitudes

Edifices aux couleurs de rouille

vous voguez, impérieux

au sommet des crêtes et dans le creux des houles

indifférents aux hurlements du vent,

à la furie destructrice de l’océan,

sereins sur les mers d’airain

Parfois à l’abri d’une rade,

en l’attente d’une cargaison,

d’un accostage, d’une nouvelle balade,

vous affourchez, imposants et altiers,

et dans la flamme du jour qui s’estompe,

vous faites miroir aux milles facettes

reflétant les facéties du couchant

Véritables empires flottants

dont les coursives le soir s’illuminent

rappelant que vous êtes aussi une ville

où rient, chantent et boivent des humains

vibrante de leurs espoirs et de leurs tragédies

Quelles sont ces vies que vous portez ? 

Et celles que vous desservez ? 

Quels trafics, quels déménagements,

quel besoin pour les humains

depuis le début des temps

d’échanger et de commercer ? 

Vous êtes posés là, hauts comme des immeubles

énormes et immuables,

et pourtant dérisoires comme tout puissant

qui ignore encore sa déchéance certaine…

Vous évoquez des ports aux structures métalliques

où s’échangent des femmes et des coups de couteaux

des cités des pays aux consonances exotiques,

déserts, détroits, glaciers ou lagunes

des lignes de côte aux contours poétiques

sublimés par notre inconscient voyageur

Dignes d’une aquarelle, d’un trait de pinceau sombre

vous faites appel à nos mémoires communes,

vies antérieures ou gènes ancestraux

portés comme des plaies à l’intérieur de nous

qui n’attendent qu’un clin d’œil pour se libérer

Et une porte s’ouvre, un vent se lève et fait rêver

La poussière s’envole en tourbillons légers

Nous sommes dans un ailleurs de notre psyché

un espace où rien n’ose plus nous entraver

Intouchables, infaillibles,

nous touchons à ces terres lointaines

où tout peut encore être recommencé.

(c) D. Marie

Illustrations : (c) peintures de C. Marie « Vladivostok » et « Helsinki »