Les cloches de Saint-Jacques

12–18 minutes

A mon père, à qui j’ai dédié ce chemin

La grosse cloche grave de la cathédrale sonne six heures. Je sais qu’il est six heures, mais je compte quand même, je ne peux pas m’en empêcher. Je suis tout entière là, présente dans le son de chaque coup, j’en ressens presque les échos en moi et j’en suis mentalement le déroulé, le cœur battant d’anticipation, jusqu’au moment inexorable du silence, où tout reste en suspens dans l’air cristallin du matin. La cathédrale prend son temps, elle ne sonne jamais pour rien. À chaque quart d’heure elle rappelle sa présence et sa supériorité sur le temps terrestre, elle qui est éternelle… Car elle en a traversé, des siècles, inébranlée, à peine modifiée par les âges et les modes, depuis sa construction au summum de l’ère romane, entre 1072 et 1211. Le son de cette grosse cloche qui sonne les heures, si grave et caverneux, me propulse instantanément au Moyen-Âge. J’imagine les mêmes ruelles pavées encore vides, les échoppes commençant tout juste à s’activer, peut-être quelque pèlerin ou colporteur arrivant en ville, après des lieues de voyage, par l’une des portes fortifiées. La cathédrale, elle, était déjà là, majestueuse, construite sur les lieux où ont été retrouvées les reliques de Saint Jacques, dominant de sa haute stature le petit bourg médiéval de Santiago de Compostelle.

Santiago est la ville de Saint Jacques, ou Sant-Yago, comme il s’écrit en gallego – la langue galicienne est une langue romane issue du latin, présentant des similarités avec le portugais. Pêcheur du lac de Tibériade, frère de l’apôtre et évangéliste Jean et l’un des premiers témoins du Christ à être parti sur les routes, son bâton de pèlerin à la main, il est aussi surnommé Jacques le Majeur. De Galilée, après la Pentecôte – où les apôtres avaient reçu le don de parler toutes les langues – il aurait pris la mer pour évangéliser l’Espagne et le Portugal, avant de retourner à Jérusalem où il aurait subi le martyre par l’épée, en l’an 44. Ses proches disciples, Théodomir et Athanase, parviennent à sauver ses reliques et les envoient par mer dans une barque en pierre qui, guidée par la main divine, échoue en Galice, à Iria Flavia (actuelle Padrón). Elles sont ensuite transportées en charrette à une vingtaine de kilomètre de là sur une colline, jusqu’au lieu de sépulture actuel où, au IXè siècle, l’évêque Theodomir identifie un temple romain comme étant la tombe de l’apôtre Jacques. Ainsi le raconte l’histoire, celle avec un petit h, qui parfois aussi fait la trame de l’Histoire avec un grand H ; et ainsi débute la construction de cette magnifique cathédrale.

Aujourd’hui comme à l’époque, les cloches sonnent et je suis transportée dans mon imaginaire. Après 240 km et quatorze jours de marche (une modeste moyenne mais qui pour moi représente un exploit), c’est moi la pèlerine qui, dix siècles plus tard, irrésistiblement attirée par l’aura de ce lieu magique, vins y puiser, les pieds en feu mais le corps et le cœur pleins de joie, un sentiment de libération, d’accomplissement et d’énergie, pour un nouveau départ dans la vie.

Compostelle, aurore : la grande place vide devant la cathédrale

Dans l’immédiat, il est six heures et l’aube teinte de rose le lointain du ciel. Les hirondelles tournoient avec vivacité, se chassent et se pourchassent avec cette soif de liberté qui les caractérise, pure énergie vitale – et l’air résonne de leur cri-cri joyeux. Je parcoure les ruelles pavées de granit et encore assoupies. L’immense place devant la cathédrale est vide, mais ne tardera pas à se remplir d’une poignée de pèlerins solitaires et matinaux. Puis ce sera le fourmillement croissant au cours de la journée, va-et-vient incessant de touristes, de galiciens affairés, et de pèlerins de toutes origines, adeptes de l’effort et du dépassement de soi. Qu’ils aient parcouru cent kilomètres, huit cents ou trois cents, tous convergent en ce lieu qui agit sur eux comme un aimant. Depuis des siècles, ce magnétisme qui irradie attire de tous les coins de l’Europe, et aujourd’hui, d’aussi loin que l’Australie, l’Amérique ou l’Asie, toujours davantage de monde, en quête de quelque chose : ce quelque chose qui sera pour chacun différent, mais que chacun semble trouver ici. C’est la magie, et le mystère de Compostelle.

Compostelle : campus stellae serait donc le champs des étoiles… et ferait référence à la vision de l’ermite Pelagius, en 813, à qui une étoile filante indique le lieu où se trouve le tombeau de Jacques. Peut-être aussi à cette vision du roi Charlemagne, à qui la Voie lactée piquée d’étoiles aurait montré le chemin du sud-ouest, afin qu’il aille aider la Chrétienté mise à mal par les Maures. En effet le sanctuaire ne sera que très brièvement pris par les Sarrasins, en 997, puis reconquis par les Chrétiens ; il devient alors le symbole de la Reconquista des rois espagnols.

Il y a d’autres explications étymologiques au nom de Compostelle… mais les plus poétiques gagnent toujours. Perchée sur les confins sud-ouest de l’Europe, la citadelle spirituelle flotte comme un gros vaisseau sur un champs d’étoiles qui grésillent dans la nuit, et soufflent aux oreilles des pèlerins le chant de réconfort qu’ils appellent de leurs vœux. De sa haute stature inamovible, elle annonce la plongée du plateau européen dans le gouffre atlantique, à quelques encâblures de là à Fisterra, le Finistère galicien. Au moment où l’Europe semble sombrer, Titanic affolé au bord du crépuscule, ses cloches semblent annoncer que même englouties, comme celles de la ville d’Ys, elles continueront de sonner, à ceux qui ont des oreilles pour entendre….

Il paraît qu’en Corée, on met le pèlerinage sur son curriculum vitae : c’est le gage des qualités du pèlerin, persévérance et solidité – parfois aussi, capacité à affronter les épreuves en équipe. A cheval, en vélo, à pied ou en bateau, ils arrivent de tous les horizons, de tous les chemins qui mènent à Santiago, solitaires ou co-équipiers, sportifs aux couleurs vives, bandes de jeunes en petites tenues, routards en sandales éculées, anonymes devenus quelqu’un le temps d’un pèlerinage. Des groupes, des comités d’entreprise, des croyants et des non-croyants, comme à la Pentecôte toutes les langues se parlent sur le parvis de Compostelle. Chacun est venu avec sa vie, son histoire, ses douleurs, et avec un but particulier, personnel ou collectif, intime ou dédié à quelqu’un, tous avec un point commun : ils ont vaincu l’appréhension, la fatigue, les blessures, le découragement, les insectes, les nuits froides ou chaudes, ou bruyantes et sans sommeil… Ils ont abandonné le confort du quotidien, les habitudes, le prévisible, la routine, pour se confronter à l’épreuve de l’imprévu, au rempart de l’inconfort, à la falaise de la sobriété et de la frugalité, et se retrouver là, sur ce parvis, dans l’euphorie du défi relevé. Pour chacun, le pèlerinage accompli sera un repère dans sa vie, un tournant décisif – parfois même, une saine drogue, qu’il lui manque de retrouver !

Diaporama Portugal / Espagne (cliquez sur les flèches pour faire défiler)

Il y a un avant, et un après Compostelle

Pour ma part, il nous faut remonter deux semaines en arrière pour me trouver, fraîche et dispose, pleine d’entrain et de motivation, sous une petite pluie fine de début mai, dans la ville de Porto. Au milieu du flot des touristes encapuchonnés, je visite la cathédrale et, prise malgré moi par la solennité du moment (moi qui avais eu l’intention de marcher sans entraves ni système), je me convaincs finalement d’acquérir la compostella – ce petit carnet où l’on collectionne les tampons des lieux visités ou traversés pendant le pèlerinage : ainsi hostelleries, églises et chapelles, bars et restaurants trouveront place dans ma mémoire en inscrivant de leur encre colorée de vert, rouge ou en noir, leur oriflamme souvent couronné de la fameuse coquille saint-jacques, symbole du pèlerinage.

le pont gustave eiffel à porto

Située au nord du Portugal, à quelques kilomètres de la côte atlantique, Porto et sa cathédrale furent donc mon point de départ. Le premier soir, effrayée par l’afflux des touristes et assoiffée d’air du large, je prends déjà la tangente et je longe le Douro pour rejoindre, au plus vite, l’océan. Premier test de marche, premiers sept kilomètres, dans le vent du soir qui a calmé la pluie et lâché ses oiseaux. Première quête d’un petit hôtel, à Foz do Douro, l’embouchure. Première nuit sous le chant des étoiles et les cris impétueux des goélands.

Le but que je me suis donné ? Longer la côte en flairant l’air de l’océan tout du long, au Portugal puis en Espagne, pour rejoindre Compostelle. L’autre objectif ? Remise en forme et test de mes facultés de marche, endurance, renforcement musculaire, ligamentaire, la résistance des pieds, des genoux, des jambes, du dos. Un autre ? Me confronter, me lancer un défi, me surpasser. Encore un autre ? Me vider la tête et envisager la vie comme un nouveau départ. Et enfin, faire ce voyage en hommage à mon père, qui vit ses derniers instants. Il suivra, jour après jour, ma progression, étape par étape il partagera mes joies et mes difficultés, et je ferai de mon mieux pour le faire voyager, lui aussi : air du large humé par téléphone et coloris de la mer partagés par photos.

Entre le départ et l’arrivée, il y a un gouffre. Il y a aussi un gouffre entre l’idée que l’on se fait, avant le départ, de son voyage à pied – les projections, l’anticipation, les fantasmes – et le souvenir, souvent idéalisé mais d’une autre manière, qu’on en a après le retour…

Et encore un autre, avec la réalité telle qu’elle est vécue au quotidien…

Souviens-toi : les premiers jours, lorsque tes pieds te font souffrir, ou tes genoux, ton dos, ou tes muscles, que ton sac te paraît si lourd et tes épaules aspirent à lâcher ce fardeau, que tu doutes, que ta ténacité est déjà mise à mal, parfois tu veux rentrer, tu avances comme une tortue, tes chaussettes sont mouillées, il te tombe des trombes d’eau sur le dos, la tête, le sac ? (j’ai eu le bonheur de ne pas vivre cela, avec un temps parfait pendant deux semaines…) Tu es dépassé par les voitures (quand il y en a), les vélos ou les autres marcheurs qui te doublent d’un air distrait – certains semblent marcher en dilettantes et vont tout de même plus vite que toi – et tu mesures la distance qu’il te reste encore à parcourir… si tu es bien honnête, rappelle-toi, n’y a-t-il pas au moins une fois où tu t’es demandé ce que tu faisais là ?

Galice, un air de gaita (cornemuse), une odeur de miel….

Pourquoi ai-je voulu faire ça ? la question qui tourne en boucle dans ta tête. Au début, tout semble si difficile, si inhabituel : la lenteur de la progression, les préoccupations toutes matérielles qui obsèdent (trouver de l’eau, des pansements, où vais-je dormir, etc.). Pendant ce temps, la peau de l’ours du quotidien s’épluche lentement et tombe en lambeaux autour de toi, à chaque pas, comme une mue. Et puis, petit à petit, le rythme est pris, le corps s’adapte, le matin il réclame à partir, à sentir l’odeur des pins, de la forêt, de la liberté. Le fardeau s’allège – c’est comme si le sac ne pesait plus rien ! Tu es guidé(e) dans les moments sombres, tu sens une force intérieure qui croît. Les doutes s’estompent, la foi prend le dessus : j’y arriverai ! Tu rencontres des personnes qui te remplissent de force, qui t’encouragent. D’autres, qui te pompent ton énergie: étonnant comme tout cela devient clair !

En fait, le chemin est une allégorie de la vie quotidienne : ses routines, ses mini-objectifs, ses problèmes, ses solutions, ses petits miracles, ses envies, ses aspirations, ses doutes, ses peurs, ses moments d’exaltation et ceux de découragement. Ici tout est plus dense, évident : une grande leçon de vie. Les questions que l’on se posait, parfois se résolvent d’elles-mêmes. Celles que l’on ne se posait pas (et qui avaient besoin de l’être) émergent plus clairement. Les stratégies inadaptées se corrigent d’elles-mêmes. Les faux-fuyants que l’on s’était construits se retournent, on fait face à la vie, à la réalité brute, à ses émotions ; ce que l’on a vécu et porté à la force de nos bras nous apparaît dans sa simplicité, tout est auréolé de beauté et nous remplit de gratitude ; le difficile s’adoucit, les aspérités de la vie (comme disait mon père) se polissent. On prend le temps de prendre soin de soi, des autres, on apprend la patience. Le chemin se fait, à l’intérieur comme à l’extérieur. Si l’on est attentif – si l’on ne prend pas ce cheminement comme une performance, une compétition (un combat ? oui, mais contre soi-même…) ou une distraction de plus – on voit tout avec une grande clarté, lucidité. Et la vie s’en trouve éclairée, purifiée, comme le beurre chauffé et clarifié devient du ghee : toute la vie devient beaucoup plus fluide et digeste !

avancer toujours avancer et ressentir chaque pas intensément

Avancer et ressentir par tous les pores de sa peau, comme dans la vie

Il y a cette nécessité qui devient une évidence, un plaisir : abattre des kilomètres. Mais il y a cette autre nécessité, plus exigeante, qui nous apprend encore davantage sur la vie et nous fortifie : être simplement là, pleinement présent à ce qui traverse notre quotidien, et tenir bon, comme un roc incessamment assailli par les houles et les ressacs ; accueillir et apprécier, bien sûr, les beaux moments, voire les moments de grâce, car il y en a beaucoup… s’arrêter pour admirer l’écume des vagues qui perle à la limite de leur déferlement… sentir l’odeur emmiellée des ajoncs en fleurs… écouter le silence de la forêt enchanteresse, percé seulement par une écorce d’eucalyptus qui cède et se détache, juste au moment où l’on passe devant… trouver des parallèles entre les difficultés de la vie et les assauts du vent… sentir la ferme assise de ses pieds et la mobilité de ses jambes, la solidité de ses reins, la souplesse de son dos… C’est saluer la fourmi qui traverse son chemin, apercevoir le nid d’oiseau déserté dans la roselière, deviner la présence de l’arum blanc, (censé résoudre les dilemmes), qui enroule sa corolle ensorcelante loin des regards… C’est avoir les sens aux aguets, goûter intensément la saveur de tout ce qui fourmille, toute la vie cachée qui grouille autour de nous et en capter l’essence, le lien qui la relie, la transparence qui la traverse …

C’est aussi faire preuve de patience lorsque le sort s’acharne et que le temps est gros. S’affermir lorsque le cœur est lourd de souvenirs et qu’il tremble de s’épancher devant le spectacle grandiose de la nature. Se redresser quand le découragement pointe son aiguillon cruel. C’est aussi réfléchir, discerner, arbitrer , renoncer ; choisir des possibles et en écarter d’autres, selon quels critères discutables ? La logique, le raisonnement, ou l’instinct ? Accepter de vivre, cela peut aussi vouloir dire se résigner, embrasser avec ivresse la pleine force de son destin, illustré à chaque seconde par l’empreinte précise du pas qui semble inéluctable et qui mène au suivant.

Ainsi, je suis partie, j’ai persévéré, et je suis arrivée, transformée, à Compostelle. Je ne raconterai pas davantage ici les péripéties et les rencontres – peut-être dans un autre volet, un autre épisode…

Les cloches de Saint-Jacques ont sonné pour moi, comme pour tant d’autres, et j’ai vu, muette et foudroyée, enracinée sur place par ce puissant symbole qui pénétrait profondément dans ma chair, le gigantesque encensoir faire éclater sa voix de fumée puissante au-dessus des travées de la cathédrale. Je suis aussi allée jusqu’au bout du monde, à Fisterra, et j’ai descaladé des pentes abruptes au-dessus du chaos océanique pour aller jeter à l’eau, dans un geste théâtral et définitif, quantité de petits cailloux qui représentaient mes fardeaux et ceux de quelques proches, pour que la vie dans sa grande générosité nous en déleste. En chemin, j’ai prié le ciel et l’univers, j’ai gardé beaucoup le silence, j’ai tenu un dialogue intérieur avec Saint Jacques, avec les anges et la nature, avec les éléments. J’ai appelé mon père tous les jours et lui ai fait parvenir des photos des villages de pêcheurs portugais, gais et colorés, du remous des vagues, je lui parlais de l’odeur du vent, du sel sur mes joues, de ce risotto mémorable, de la Galice qui ressemble tant à notre Bretagne, de ses chapelles en granit, ajoncs et bruyères… J’ai pleuré, j’ai vibré, j’ai rêvé, j’ai remis tout à plat et considéré ma vie comme une carte au 1/400 000è…

Je suis rentrée et mon père est parti rejoindre ce ciel immense qu’il avait lui aussi tant aimé.

Blasons et calvaires de Galice

(c) D. M. mai / octobre 2025, texte et photos

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