« Il ne faut pas regarder longtemps ni beaucoup autour de soi pour constater les répercussions désastreuses de l’âge du bruit sur la vie profonde de l’homme. Emporté par le tourbillon des affaires, captif de tout un univers de réalisations techniques, l’homme se voit coupé de Dieu et du monde spirituel. Non in commotione Dominus, Dieu n’est pas dans l’agitation. Pour Le trouver, pour Le rencontrer, il faut le calme, il faut, en nous, le silence de certains sens. S’il veut parler, sa voix, discrète et ténue, se perd dans le tapage de notre vie quotidienne ; ou bien le bruit, les rumeurs qui peuplent notre mental (de tout genre et de tout ordre) ne lui permettent pas d’atteindre au tréfonds de nous, ce lieu secret qu’on appelle « cœur », témoin de la plus auguste, de la plus vraie de nos vies : celle que l’on nomme ‘intérieure’, ou encore ‘spirituelle’.
(La Voie du Silence, Yogin du Christ, Dom Jean Déchanet)
Déjà en 1956 apparaissait-il évident à ce moine bénédictin intéressé par les voies du yoga, à quel point l’homme occidental s’éloignait de l’expérience religieuse, de la vie mystique : « Dieu paraît devenu lointain. S’est-il éloigné des hommes, ou les hommes se prêtent-ils moins à ses approches et à ses visites? » Pour lui, qui s’interrogeait sur un éventuel yoga chrétien, l’Orient pouvait nous apprendre à retrouver le chemin de Dieu, par les techniques de maîtrise des pensées et du psychisme, et l’établissement dans une paix profonde et durable. Encore fallait-il que le hatha yoga soit connu sous sa véritable forme, c’est à dire non pas réduit à de simples exercices de gymnastique et « détourné de sa fin première, religieuse, spirituelle », mais bien « un yoga qui ouvre largement sur Dieu ».
Il cite Hans Urs von Balthasar , du livre La Prière contemporaine qui rappelle le sens de la prière, ou de la dévotion, c’est à dire réaliser la pleine nature du sacré qui est hors du temps, hors de l’espace : « Beaucoup de chrétiens ne comprennent pas que la réalité du Royaume de Dieu est éternelle, qu’elle n’appartient pas au temps ou à l’avenir. Ce dont nous appelons la venue dans nos prières n’est pas quelque chose qui n’est pas encore et que nous devions faire entrer dans nos existences, comme nous le faisons pour d’autres valeurs temporelles et spirituelles, il s’agit du réel éternel. La réalité offerte à la contemplation, c’est l’éternelle réalité du Royaume de Dieu, et c’est par la contemplation qu’elle devient réalité dans le temps, pour les hommes et pour le monde. »
La tête ou le cœur ?
La complétude et l’infini du sacré ne peuvent pas être perçus par la pensée ; c’est l’expérience seule du cœur qui peut permettre d’appréhender, par petites bribes (ou en grosses bouchées !), cette réalité, pour qu’elle devienne de plus en plus prégnante et finisse pas prendre chair dans notre vie.
Chandra Swami, le grand sage Udasin, parle de la réflexion métaphysique (sur la nature de ce monde, la matière, la vie et le mental, l’âme et l’Esprit, Dieu, l’homme et le monde…) comme une pratique utile pour avancer sur la voie spirituelle. Néanmoins, elle est moins importante que l’expérience directe du sacré, dans le cœur : « il est évident que Dieu ne peut devenir la proie de l’intellect, aussi brillant et pénétrant soit-il. Toutes les Écritures révélées et tous les Maîtres spirituels déclarent d’une voix unanime que Dieu ne peut être vu ni par les sens ni par le mental… »
C’est bien ce que signifient les Upanishads lorsqu’elles stipulent que Brahman est Cela qui ne peut être exprimé par la parole, compris par le mental, ni vu par les yeux ou entendu par l’oreille, ni encore mû par le prana (force vitale).
Comme le véritable objectif n’est pas de connaître des concepts théologiques sur Dieu, mais bien de Le connaître par l’expérience directe, Chandra Swami ajoute que pour l’accomplissement spirituel, on doit pratiquer la dévotion, la contemplation et le service désintéressé : c’est à dire, faire un usage optimal de toutes ses énergies, à savoir l’énergie de la connaissance (jñana shakti), l’énergie des émotions et des sentiments (bhava shakti) et l’énergie de l’action (kriya shakti).
Lien entre dévotion et service désintéressé
L’Inde est connue pour ses dévots; non seulement la dévotion des ermites, des grands chercheurs d’absolu et des moines est exemplaire, mais aussi celle de l’Indien moyen, qui vit et travaille et a une famille dans le monde ordinaire, et passe ses vacances en pèlerinage dans les lieux saints.
Dans nos sociétés occidentales, qui sont à l’origine du mondialisme matérialiste qui fait le malheur du monde, on a tendance à trouver cela un peu risible – à part quelques chrétiens justement appelés dévots, que l’on affuble de l’étiquette « traditionalistes » et qui sont souvent montrés du doigt comme réactionnaires.
Or, la même société bien-pensante qui se targue d’être l’icône du progrès, qui prône la tolérance, l’ouverture aux autres, l’égalitarisme et le partage, ne s’aperçoit pas que ses valeurs-là sont le mieux défendues, non pas dans les apparences par de beaux discours, des réglementations et des structures, mais au niveau de chaque être par l’aptitude du cœur, recueilli et humble, à donner le meilleur de soi-même au service désintéressé des autres ou de la société. C’est de là, et de là seulement, que peut partir le vrai changement.
Citons encore Chandra Swami : « La forme extérieure et le résultat visible d’une action sont sans importance. Le service désintéressé nourrit la vie de l’Esprit tout autant que la méditation, la concentration spirituelle ou l’adoration de Dieu. » Le service désintéressé prend appui sur la contemplation : « grâce à la contemplation, nous nous ouvrons à ce qui est éternel et intemporel ; et, par le service désintéressé, nous accomplissons ce qui est considéré comme vertueux d’un point de vue temporel. (…) Sans une profonde méditation spirituelle, le service ne peut devenir totalement désintéressé, parce que, l’ego restant tapi à l’arrière-plan, nous finissons toujours par attendre une récompense. »
La dévotion au quotidien
Les Indiens m’ont appris la dévotion. Je suis abasourdie de leur capacité à se mettre à genoux devant une figure, une statue, voire même la photo ou le simple souvenir de quelqu’un qu’ils révèrent. Leur capacité à se défaire de tout orgueil ou fierté, de toute haute image de soi que la société de consommation cultive et encourage tant (le culte du corps, la projection égotique sur les réseaux sociaux…), et à s’incliner devant plus grand que soi, devant le Mystère, leur confère sans doute une grande force et un grand avantage sur nous.
L’humilité est à la base de la dévotion : on reconnaît que l’on est tout petit devant les splendeurs du monde et l’on s’incline devant son Créateur. Encore faut-il croire en l’existence d’un Créateur.
Chandra Swami nous en parle aussi dans son ouvrage L’Approche du Divin : pour lui, la preuve de l’existence de Dieu est indiscutable, car elle réside dans la Conscience : « Dieu demeure en nous : Il est notre véritable Soi. L’existence du Soi est évidente ; a-t-elle besoin d’être prouvée ? Le sentiment le plus immédiat de chacun, « Je suis », n’est pas une illusion mais une expérience réelle et intuitive.«
« Il est impossible d’expérimenter « Je ne suis pas »… »
« Ceux qui considèrent la Conscience comme un produit de la matière, issu d’un composé carbonique, ou un simple équilibrage mécanique d’éléments chimiques et d’énergie physique ne font, pour ainsi dire, que jouer avec des niveaux superficiels de l’existence. Ils sont non seulement privés des intuitions profondes de l’Être intérieur, mais également des plus hauts élans de la pensée rationnelle. Nos amis rationalistes devraient être un peu plus rationnels. Comment la matière peut-elle ressentir plaisir et douleur ? Est-il possible que la matière puisse, par une quelconque transformation, se percevoir, se connaître et s’auto-contrôler ? »
« Située au cœur de l’intuition spirituelle, la Conscience est absolue. Elle est Purna, c’est à dire Plénitude. De plus, étant parfaite, la Conscience doit être essentiellement de même nature que la Béatitude infinie ou être infiniment emplie de Béatitude, parce que c’est le sentiment d’une limitation de la Conscience qui engendre l’absence de félicité. La Conscience libre de ce sentiment de limitation n’est rien d’autre que la Béatitude. Par conséquent, le Seigneur est synonyme d’Existence Absolue, de Conscience Absolue et de Félicité Absolue. »
Le Seigneur prend refuge dans notre cœur et par le cœur, nous sommes en Lui. Nous pouvons Lui demander de l’aide pour qu’il nous accorde sa grâce, Kripa, pour demeurer constamment en sa présence, par la présence du cœur. Ce n’est pas une image ou un concept. Habiter son cœur apporte une plénitude, c’est remplir le vide d’une vibration particulière que le mental ne sait pas provoquer. Cela libère de tous les soucis et ramène dans le fameux ici et maintenant.
Baser toutes nos pensées, nos actions, nos réflexions dans le cœur est un réflexe que nous avons peu. C’est très difficile de s’y maintenir car tout nous appelle dans la tête : l’agitation du monde, le besoin de survie et d’accomplissement, les tentations matérielles et l’illusion d’un bonheur fugace, les principes, les règles, la cérébralisation, la mentalisation des choses, les toujours faire, les toujours plus …
Cela demande d’être vigilant et prendre constamment du recul, se repositionner en conscience dans le cœur. Pourtant, c’est une discipline non seulement payante – car elle apporte le seul refuge absolument sûr – mais impérative pour survivre dans notre monde de fous : sinon le désespoir ou le stress, le burn-out nous guettent. Dans le cœur il n’y pas de risque, tout est préservé.
Le cœur est le seul refuge et le juge impartial et équanime. C’est par le modèle des Indiens, à force de les côtoyer, d’étudier le yoga et la philosophie védantique, et de m’intéresser à la vie des grands sages et saints de l’Inde et d’Occident, et aussi par le modèle de quelques êtres proches, que je me suis rendue compte que c’est la seule manière de vivre. Ces figures saintes et sages, même si elles ne sont plus là, nous montrent le chemin, sont nos repères.
Prendre ancrage fermement dans le cœur offre un feu d’artifice de chaque instant; la vie devient joyeuse et légère. Certes, cela peut, sans doute, réduire nos élans vers le champ des possibles et les multiples potentialités de notre vie (qui de toutes façons nous donneraient le tournis) – car l’élan vers quelque chose d’autre provient souvent de l’insatisfaction, et un cœur satisfait ne cherche plus ailleurs. En revanche cela ouvre un vaste espace intérieur de reliance au sacré qui nourrit, qui rassure, qui est à la fois père et mère et ange gardien, et crée une aura de protection autour de nous.
D’autres perspectives de vie se profilent, d’une autre nature, et en suivant ces pistes, nous nous sentons des ailes, tout devient facile, tout semble se faire de soi-même. Cela nous permet d’être vraiment incarné et vibrer d’une qualité de présence qui va rayonner autour de nous et nous protéger de tout ce qui est toxique ou nocif, car c’est une vibration d’amour qui ne laisse entrer que ce qui est Amour.
C’est en cela sans doute que la voie du Nidrâ yoga dans la tradition shivaïte du Cachemire est surnommée parfois voie du ressenti, car ce qui se transmet dans l’enseignement ce ne sont pas tant des connaissances que l’approche et l’accueil de cette vibration d’amour inconditionnel.
Par les images des grands saints, par la visualisation de scènes sacrées, par la réflexion sur les textes de sagesse et la dévotion au Seigneur, et surtout avec l’affermissement de la confiance et de la foi, on peut ressentir cet amour dans le cœur, qui vibrillonne. Les saints, les maîtres, les guides spirituels, les anges gardiens, peuvent aussi faire une apparition dans notre tête et nous guider sous forme d’une inspiration, d’une décision intuitive, d’une clarté. Cela va automatiquement nous mettre au service de cet Amour et guider notre vie différemment.
« Le monde ne peut être transformé ni par de simples discours ni par de vains sermons. Seuls, des Êtres réalisés dotés de la Connaissance, éveillés et maîtres d’eux-mêmes, peuvent amener une transformation du monde lorsqu’ils entrent dans le champ de l’action. »
(Chandra Swami)
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texte et photos (c) D. Marie, 2024
photo de couverture : Bretagne, feu d’artifice
photo du milieu : Saddhu, Rishikesh
L’Approche du Divin, Chandra Swami : https://www.sadhanakendra.org/L’Approche%20du%20Divin.pdf
Profonde gratitude à André Riehl et aux lignées des grands maîtres qui me guident à travers lui: Chandra Swamiji, Baba Buhman Shah, Udasinacharya pour les Udasin et aussi la lignée des Naths, pour leurs enseignements lumineux, transformateurs, libérateurs.
Je surfe encore sur les impressions indélébiles que ce voyage Aux Sources du Yoga a laissées en moi…. un grand merci à tous les participants du groupe et à l’univers pour cette expérience initiatique, un approfondissement bienvenu pour moi de l’aspect dévotionnel du chemin spirituel, inscrit dans le cœur, s’exprimant à partir du cœur.