Sur les traces de Vincenot, 8/8

Le rat des villes et le rat des champs

Nous voilà donc quasiment au terme de nos pérégrinations dans la Bourgogne magique et fabuleuse d’Henri Vincenot. Avec lui, nous aurons exploré les routes, chemins et villages de cette belle région chargée d’art et d’histoire, véritable cœur battant de la France ; monté des collines et longé des canaux ; suivi des signes, des symboles et des mystères ; remonté le temps à la rencontre des bâtisseurs de cathédrales ; tracé des zigzags à travers le Beaujolais, l’Auxois et le Dijonnais…

Nous aurons fait une plongée au cœur de l’univers bourguignon, dans l’histoire de la Gaule celte et romaine, admiré l’art des compagnons – villages médiévaux, édifices sacrés, clés de voûtes, vitraux et chapiteaux – et tenté de percer les mystères de la géométrie sacrée; nous nous serons interrogés sur la persistance de cet héritage, à l’ère des sciences rationalistes hyper-spécialisées… Nous aurons, ensemble, cherché des clés dans diverses lectures sur le lien encore ténu entre l’art du moyen-âge et la franc-maçonnerie moderne…

Nous aurons joyeusement erré entre abbayes et vignobles, retrouvé des lieux chers au cœur de Vincenot et dont il parle si admirablement, goûté à pleins poumons l’air de la Bourgogne et à pleine ­bouche ses spécialités, imaginé la vie d’antan au fil du canal, au plus profond d’une combe ou dans un château fort.

Voici qu’à son terme, notre périple semble dire : et quid des villes qui, à leur manière aussi chargées d’histoire, constituent le tissu urbain de la Bourgogne ? Et nous voilà, cahin-caha, nous dirigeant vers Dijon, dont on nous a vanté les beautés, tant anciennes que modernes. Nous avons passé la nuit à l’entrée de la réserve naturelle de la combe Lavaux, au-dessus de Gevrey-Chambertin (combe et bois qui seront malheureusement victime d’un incendie en août 2023) et pris un petit déjeuner savoureux au Tue-Chien dans la ruelle du centre de ce bourg viticole : un bon pain d’épices et confiture d’abricots maison. Nous sommes donc encore tout empreints de l’atmosphère des vignes et de la campagne… Et, pour être franche, ce milieu de journée en ville est décevant : peut-être trop comblés par les charmes de la Bourgogne des vallons et des collines, sommes-nous peu réceptifs à des considérations plus urbanistiques ?

Selon un itinéraire culturel qu’on nous a recommandé, nous suivons les chouettes, petits symboles en laiton sur les trottoirs : le parcours est long et fastidieux, nous emmène loin du centre et ne nous émerveille pas. Où sont les beaux hôtels particuliers, les maisons à colombages, chapelles, les abbayes, les celliers ? Nous en attrapons quelques-uns au vol mais ne nous sentons pas « pris en main » ni orientés par ce parcours. Pourtant, Dijon regorge de bâtiments historiques – que je découvrirai plus tard sur internet. Sans doute fait-il gris et sommes-nous un peu fatigués… Sans doute, c’est dimanche, et le seul quartier animé est celui, un peu glauque, de la gare… Un parfum de désolation, d’abandon règne. Les aménagements place de la Gare et place de la Libération sont à nos yeux des chefs d’œuvre d’architecture urbaine ratée et, loin de mettre en valeur les monuments historiques, semblent vouloir les occulter.

La crypte de la cathédrale est fermée pour rénovation… Le repas chez un italien-marocain, l’un des rares ouverts, près de la gare, est décevant, tout juste honnête. Bref cette incursion urbaine n’est pas sans me laisser un arrière-goût d’amertume… Seuls auront grâce à nos yeux, un magnifique ginkgo et un platane bicentenaire qui trônent dans le parc botanique… la nature, toujours splendide, jamais décevante ! (Et l’épicerie arabe du coin chez qui je trouve des piles de moutarde de tous choix et toutes couleurs, en pleine « pénurie »).

Heureusement, j’avais l’imagination pour me consoler et me transporter dans une autre époque. En sortant de la ville par la rue Monge, on entrevoit encore le Dijon d’antan. C’est un vieux quartier aux immeubles authentiques, avec des maisons à colombages, où j’ai le plaisir de tomber, par hasard, sur le fameux Hôtel du Sauvage situé rue Darcy, encore dans son jus, où Vincenot relate que descendait Jean Lépée : le conducteur de charrette qui venait le chercher au pensionnat et le ramener dans sa campagne, au terme d’un périple de plusieurs heures… Là, le passé fait un instant irruption, fugitif, éternel, tel un film aux couleurs délavées et aux images vacillantes; en lieu et place du calme quelque peu bourgeois de la grande cour d’auberge que j’aperçois de la rue, celle-ci s’égaye de mille cris et personnages et je crois revoir le « caravansérail » décrit par Vincenot d’il y a tout juste un siècle : attelages, chevaux et chariots, et toute l’activité bruyante et frémissante des messagers de l’Auxois chargeant et déchargeant leurs colis.

Replongeons-nous quelques instants dans la prose savoureuse de La Billebaude !

« Aux vacances j’avais deux façons de regagner mes friches et mes bois. D’abord le train : la ligne Paris-Lyon Marseille traversait nos monts par le plein travers, obligée qu’elle avait été de grimper comme elle avait pu dans les combes jusqu’à la haute ligne de partage des eaux entre Seine et Rhône. Là, elle passait sous la crête, par le fameux tunnel de Blaisy-Bas : je pouvais donc prendre l’omnibus et descendre, après le tunnel, à la gare de Blaisy-Bas (…). Quoi qu’il en fût, le train était trop coûteux pour nous. Pensez : deux francs cinquante de Dijon à Blaisy ! (…)

Heureusement, il y avait le Jean Lépée. J’allais à l’Hôtel du Sauvage, je trouvais Jean Lépée en train de trier et de charger ses colis au milieu du va-et-vient des autres messagers dans la cour de l’auberge. Souvent il emmenait des cuirs et des croupons pour mon grand-père et cela remplissait la carriole d’un bon parfum de tanin. Quand le chargement était fini, je me pelotonnais sur un siège qu’il m’installait entre les caisses de sucre et de chicorée, tout près de sa banquette, pour pouvoir jaser sous la bâche ronde. On partait par le boulevard de Sévigné, le pont de l’Arquebuse, le pont des Chartreux; après quoi, c’était la campagne. (…)

Jean Lépée était un des plus grands philosophes que j’aie jamais connus. (…) S’il pleuvait, ça faisait pousser ses salades. S’il faisait sec, ça faisait mûrir ses nèfles. La vie était merveilleuse autour de lui. (…)

Pendant que roulait le chariot je l’observais en pensant : « Voilà ce que c’est que cette réussite dont tout le monde parle, voilà un homme qui a réussi ! » et je le lui disais :

– Monsieur Jean, vous, on peut dire que vous avez réussi ! Il répondait :

– Boh! Oui ! Oui ! peut-être, p’t’être ben ! J’ai pas à me plaindre. C’est la vie!

– Je voudrais bien vous imiter.

– Boh! p’t’être, p’t’être ben, c’est pas difficile : y’a qu’à faire comme moi.

– Mais c’est que voilà, Jean, on m’envoie aux écoles pour être ingénieur.

– Ah ! t’es pas obligé d’être reçu à tes examens ! répondait-il en clignant de l’œil, un œil bourguignon gros comme une groseille au fond de son orbite.

– Ce ne serait pas bien de ma part, répondais-je alors, ma famille fait des sacrifices pour moi, ce serait mal les payer que de tricher exprès.

– Boh, p’t’être ben, p’t’être ben ! On cause comme ça pour causer, hein ! Mais on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs ! Si tu es ingénieur un jour, c’est sûr tu ne pourras plus jamais être heureux comme moi, faut choisir ! Et puis, tu veux que je te dise, on ne pourra plus jamais être messager comme moi dans le temps qui vient, j’y vois gros comme La Cloche (La Cloche était le plus grand hôtel de Dijon. 250 chambres, je crois). Il hochait la tête et concluait :

– Le jour vient où tout sera bien emberlificoté. « 

Paroles prophétiques ? Il me semble que nous y sommes….

Je ne puis m’empêcher d’explorer ce filon, puisque Vincenot avait une gouaille sans égale pour descendre le « progrès » et ses inventions parfois utiles et souvent machiavéliques, d’après cette philosophie de vie simple et respectueuse de son environnement qu’il se forge dès son adolescence.

Quelques pages auparavant dans La Billebaude, où il relate son internat au collège Saint-Joseph : il a la nostalgie de sa famille, de la campagne et des longues errances en zigzag dans les collines à la poursuite de quelque menu gibier.

Il reçoit des lettres de ses grands-parents lui relatant par le menu, telle chasse, tel épisode de la vie au village, et il se sent comme en exil. « Et ces lettres cachées dans des colis de victuailles (que lui livre le fameux Jean Lépée chaque semaine) me mettaient l’imagination en chaleur: j’étais un prisonnier, j’étais Vercingétorix dans Mamertine, j’étais le Masque de fer à la Bastille, j’étais Monte-Cristo au château d’If, et c’était merveilleux. »

Il est, à cet âge, déjà très conscient – ou est-ce avec le recul, lorsqu’il écrit ces lignes – du tournant de vie qu’il est en train de prendre, et de tout ce que cela comporte. Il pense avec regret à ses petits camarades restés à la campagne (et qui l’envient, eux, d’être dans une grande école pour y préparer un bel avenir!) :

« Mon bel avenir ! Mais je lui tournais le dos ! Mon avenir était dans les pâturages, dans les bois où les derniers de la classe jouaient à la tarbote en gardant les vaches, en attendant d’aller à la charrue ou d’apprendre à raboter les planches. Leur école avait le ciel pour plafond, et que me restait-il à moi, condamné aux études à perpète ? Une journée de liberté par semaine, celle de la grande promenade, pour reprendre respiration, comme une carpe de dix livres qui vient happer une goulée d’air à la surface d’un plat à barbe, oui, voilà l’impression que je me faisais.

Devant moi, je le pressentais sans bien l’imaginer avec précision, s’étendait une vie où je ne vivrais vraiment qu’un jour sur sept, comme tous les gens des villes et des usines, le jour de la grande promenade des bons petits citadins châtrés. »

Cette nostalgie des choses simples, comme je la comprends et comme elle a, aussi, guidé ma vie !

Et pour bien aller au fond des choses, voyons maintenant comment Vincenot, en visionnaire, parle de ce progrès, dont il sent déjà fermenter le goût amer et émaner les vapeurs morbides, celle d’une société d’auto-destruction que nous sommes tous aujourd’hui obligés de nous « farcir »… Tous ces effets délétères des avancées technologiques et scientifiques trop souvent détournées de ce qui devrait être leur seul but : le bien de l’humanité et de la terre, pour des raisons commerciales, belliqueuses, ou d’intérêt personnel. Odeurs d’essence, ondes maléfiques, destruction de la nature, zones commerciales et armes chimiques, atomiques et biologiques – à côté de trop peu d’autres, un tant soit peu utiles… Puanteur infecte que ce progrès futile (entre utile et futile, il n’y a qu’un f…) aux conséquences graves ! On est en plein Nino Ferrer : La maison près de la fontaine, a fait place à l’usine et au supermarché, les arbres ont disparu, mais ça sent l’hydrogène sulfuré ! L’essence, la guerre, la société… C’n’est pas si mal (toudoudoubidoudou) Et c’est normal C’est le PROGRÈS…

Voici donc la philosophie de la vie que se forge le jeune Henri au collège où il se frotte à des jeunes gens de tous horizons, goûts et couleurs – à l’humanité pour ainsi dire.

Pour commencer – chose que je m’abstiendrai de discuter ici – il en attribue toute la faute, non sans humour, aux « mathématiques, les mathématiques étant des exercices proposés à ces pauvres gens qui n’ont pas d’imagination. »

« Les groupes de promenade se constituaient au gré des affinités, car on pouvait « choisir sa promenade ». Or, tous les poètes, tous les rêveurs, tous les « littéraires », comme on disait, choisissaientcomme moi le groupe qui devait gagner les espaces rupestres, sylvestres, champêtres, les zones imprécises et inutiles, sans clôture, sans chemin, sans ciment et sans bitume. Les forts en mathématiques, au contraire, se trouvaient tous dans le groupe qui se traînait en ville sur le macadam et cherchait à voir passer des automobiles pour lescompter, fourrer leur nez dans le capot si par bonheur l’une d’ellesvenait à tomber en panne.

A tort ou à raison, je vis dans ce clivage naturel, quoique manichéen, le partage spontané de l’humanité en deux, dès l’enfance : d’un côté, les gens inoffensifs, de bonne compagnie, un tantinet négligents, mais dotés d’imagination, donc capables de savourer les simples beautés et les nobles vicissitudes de la vie de nature, et, de l’autre, les gens dangereux, les futurs savants, ingénieurs, techniciens, bétonneurs, pollueurs et autres déménageurs, défigureurs de empoisonneurs de la planète.

Certes, ce n’est que quelques années plus tard que je devais découvrir ce paradoxe bien celte, énoncé par mon frère celte Bernard Shaw : « Les gens intelligents s’adaptent à la nature, les imbéciles cherchent à adapter à eux la nature, c’est pourquoi ce qu’on appelle le progrès est l’œuvre des imbéciles ».

Je ne voudrais pas exagérer mes mérites d’adolescent mystique et imaginatif, mais, vrai, tout naïf que j’étais, je vis avec une grande netteté se dessiner le monde de l’avenir, celui que, tout compte fait, j’allais hélas être obligé de me farcir. Oui da ! dans ma petite tête de potache, petit-fils de pedzouille et pedzouille moi-même, j’ai pensé : « Si on continue à donner aux rigoureux minus, aux laborieux tripatouilleurs de formules, aux prétentieux négociateurs d’intégrales, le pas sur les humanistes, les artistes, les dilettantes, les zélateurs du bon vouloir et du cousu main, la vie des hommes va devenir impossible ! » (…)

Aujourd’hui, parce que l’on se désagrège dans leur bouillon de fausse culture, que l’on se tape la tête contre les murs de leurs ineffables ensembles-modèles, que l’on se tortille sur leur uranium enrichi comme des vers de terre sur une tartine d’acide sulfurique fumant, que l’on crève de peur en équilibre instable sur le couvercle de leur marmite atomique, dans leur univers planifié, les grands esprits viennent gravement nous expliquer en pleurnichant que la science et sa fille bâtarde, l’industrie, sont en train d’empoisonner la planète, ce qu’un enfant de quinze ans, à peine sorti de ses forêts natales, avait compris un demi-siècle plus tôt. Il n’y avait d’ailleurs pas grand mérite car, déjà à cette époque, ça sautait aux yeux comme le cancer sur les tripes des ilotes climatisés. (…) »

En vrai, un bilan qui sonne bien contemporain ! Mais Vincenot sait garder son humour :


« Les psychanalystes verront sans doute, dans cette attitude, une manifestation sénilede la rivalité qui opposa jadis le premier de sa classe en « Humanités », votre serviteur, et le premier en « Sciences » qui est devenu, comme on pouvait s’en douter, grand saboteur de la planète (…)

Il était là, devant le tableau, et vous torturait les X et les Y, vous les mélangeait, vous les pressurisait, vous les triturait, vous les superposait, vous les intervertissait, et selon qu’il leur donnait une valeur égale, supérieure ou inférieure à zéro, la courbe qu’il dessinait, je ne sais trop pourquoi, montait ou descendait sur l’échelle des abscisses. C’était effroyable !

Ce vide prétentieux, ce néant stérile et compliqué a duré vingt minutes et j’ai alors pensé : « Si on laisse ce gars-là en liberté dans la nature, eh bien, la nature est foutue, et nous avec! »

Vincenot le vieux raconte alors comment Vincenot le jeune, dans son esprit révolté par ce qu’il entrevoyait comme le grand malheur de l’humanité, élaborait des plans radicaux pour rétablir une sorte d’Inquisition, afin de protéger l’humanité contre « les gens trop malins, les sorciers et les apprentis sorciers*.«  Il faudrait « arrêter le massacre, endiguer le génocide généralisé, mettre un terme à la fouterie scientifique et effondrer le château de cartes des fausses valeurs.«  En somme, réduire à néant le même danger qui avait « toujours menacé l’humanité: la réussite des cuistres! »

* jouer à l’apprenti sorcier : entreprendre quelque chose à haut risque dans un domaine qu’on ne maîtrise pas. D’actualité ??

Cette Inquisition aurait pour rôle de stopper net toute invention diabolique et tuer dans l’œuf toute velléité de progrès scientifique qui pourrait s’avérer néfaste à l’homme ou à la planète :

« Un chevalier de l’extrapolation abusive, un Nicolas Flamel quelconque venait-il à découvrir un mécanisme de la cellule ou une structure de l’atome, un autre réussissait-il à imaginer tel merveilleux appareil à polluer le monde, on le prévenait d’avoir à arrêter ses mirifiques travaux: s’il persistait, c’était le bûcher en place de Grève. Terminé! Rien d’étonnant alors à ce que l’avion de bombardement, la mitrailleuse, les gaz asphyxiants, la dioxyne, les déchets radioactifs, les dérivés sulfonnés de l’azote non biodégradable, etc. aient mis si longtemps pour voir le jour. Que n’avait-on persévéré dans cette voie ! »

Constat désespérant et cruel, dont les conclusions horrifient Vincenot de son propre aveu…

« Vrai, on a fusillé et guillotiné des charretées de gens qui n’en avaient pas tant fait !

Je vous le demande, n’eût-il pas mieux valu raisonnablement neutraliser, en temps voulu, les futurs inventeurs de la mitrailleuse, comme le suggérait ma bonne grand-mère, et à plus forte raison les artisans de la fission de l’atome ou même du moteur à explosion ? Quelle économie d’atrocités aurait-on faite ! »

Il se dit « bouleversé en pensant qu’à quinze ans déjà, un bon petit élève des frères des écoles chrétiennes pût avoir d’aussi cruelles pensées, trois années seulement après cette « Première Communion » pour laquelle il avait juré de pratiquer l’amour total, le pardon total et le partage en Jésus-Christ, et de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres…« 

Mais sitôt dit, de repartir à la charge:

« … Mais les pompes et les œuvres de Satan, n’étaient-ce pas précisément les mathématiques ? La science ? Symbolisée par cet arbre de science, au cœur du paradis terrestre où Satan incite l’homme à cueillir le fruit « défendu » d’où vient tout le malheur des hommes ? Quel symbole !

Non, vraiment, l’on ne peut pas dire que nous n’étions pas prévenus ! « 

L’on ne peut pas le dire, en effet. La boucle est-elle ainsi bouclée, le serpent du progrès va-t-il enfin se mordre la queue ?

Ces constats sont cruels, mais non dénués de bon sens ni de réalisme : l’avenir (c’est à dire notre présent d’aujourd’hui), lui donne raison. Nous allons, toujours plus, vers la catastrophe écologique, faite de main d’homme. Tout est à l’envers : le haut est en bas et le bas est en haut. On fait semblant de protéger la vie des plus vulnérables (migrants, pays pauvres, personnes âgées, vaccins), mais au nom des droits de la femme, on encourage l’avortement jusqu’à terme (voir les directives de l’OMS de 2022*). On a détruit le génie français, découragé l’artisanat, déconsidéré les filières humanistes ou techniques au profit des études longues et scientifiques, mais on importe des gadgets de qualité nulle des quatre coins du monde et certaines de nos technologies de pointe (nucléaire et traitement des déchets, aéronautique, TGV) se noient dans le bouillon mondialiste. On nous assène des dogmes écologiques à tire-larigot mais on nous fait consommer des aliments venus en avion ou en cargo du bout du monde, dont les modes de production nous échappent. On produit des biens à obsolescence programmée et on nous encourage à sur-consommer, créant des déchets plastiques, métalliques et électroniques qui suffoquent la planète. On nous dit que la science et la technologie vont nous libérer, mais on nous enferme dans la peur, toutes les peurs : celle de manquer, celle d’être malade, la peur de ne pas se conformer au modèle sociétal… On nous enjoint de tout numériser, mais les serveurs internet sont les plus gros consommateurs d’énergie électrique de la planète et les antennes mobiles défigurent nos paysages. On pollue le corps humain et la nature de pesticides, métaux lourds, nano-particules et ondes électromagnétiques qui dérangent l’ADN et le tissu vivant, mais on nous explique que c’est pour le bien de l’humanité, au nom d’un développement toujours plus acharné qui en fait n’est qu’une course illusoire à vouloir exploiter, s’approprier et régimenter le vivant, tout en ne profitant qu’à une poignée de gras milliardaires boulimiques* qui dominent la planète. Notre vie est pleine à ras-bord de ces paradoxes, mais beaucoup d’entre nous ne les voient pas, endoctrinés par les médias, la publicité mensongère et les dogmes d’État.

* comme le monstre dans Le voyage de Shihiro

Comme des lémuriens au bord de la falaise, (une certaine partie de l’humanité) n’a plus le choix que de sauter. (Une autre se réveille et recommence à rêver d’un autre monde, à vivre simplement, avec sobriété et des valeurs authentiques…)

Serait-ce la destinée de l’homme, que d’aller jusqu’au bout de l’horreur, de la déshumanisation, jusqu’aux racines du mal (exhibé comme dieu en place publique), voire même, de s’auto-détruire, pour qu’enfin puisse se re-présenter à nous le choix originel : une autre chance de choisir une autre voie – celle du respect de la vie, celle d’un émerveillement devant le mystère du vivant qui nous dépasse et échappe à nos manipulations, celle de notre petitesse et notre humilité, celle de vivre une entente profonde avec toute la création ?

Le moment est venu de choisir son camp

Pour conclure ce chapitre sur la vie moderne, le modèle cristallisé dans les villes et l’avenir de l’humanité, faisons une dernière petite incursion dans un roman d’Henri Vincenot que je n’ai pas mentionné jusque là – bien qu’il en vaille vraiment la peine. Il s’agit du Maître des abeilles, son tout dernier roman signé du 26 octobre 1985, soit un mois avant sa mort. Le Maître des abeilles devait être le premier d’une trilogie sur des chroniques de la vie d’un village bourguignon, trilogie qui n’a donc jamais vu le jour.

Dans ce merveilleux petit fascicule, Vincenot y présente à la fois une vie à la campagne romantisée et idéalisée – les poules, les abeilles, les cloches du bedeau, les balais de genêt, les treuffes (patates) et une communauté qui s’entraide et qui partage le repas de Pâques dans l’église…. et aussi une critique acerbe et drôle de la vie parisienne, à travers une famille, dont le père redécouvre les trésors oubliés de leur maison ancestrale en Bourgogne. Pendant ce court séjour à la campagne, le fils, Loulou le drogué, vient y cuver ses overdoses et retrouve goût à la vie en s’initiant à la culture des abeilles avec le Mage, personnage haut en couleur comme il y en a dans chaque roman de Vincenot.

L’écrivain exploite le contraste ville /champs pour tirer à vue sur la société post-soixante-huitarde, les étudiants en sociologie, le MLF, les transports routiers et les bouchons, la drogue, les couples qui s’ignorent et s’éloignent impitoyablement l’un de l’autre… les mères « libérées » qui se targuent de réussir leur carrière et délaissent leurs familles pour aller se casser la jambe au ski aux vacances de printemps… les adolescents en quête de sens et en manque d’affection … C’est une satire délectable et sans compromis du mode de vie « moderne » qui émerge déjà comme normalité dans les années 80.

Je ne puis m’empêcher de vous en donner un avant-goût.

C’est le lundi de Pâques, le soir. Comme un bon petit soldat, Louis Châgniot (de châgne, le chêne) rentre de son week-end de Pâques en Bourgogne, pour « reprendre son service » comme il dit gravement.

« – Peuvent pourtant bien se passer de toi à Paris ? répliqua le Mage, qui n’avait jamais connu d’obligation de ce genre, ni compté le temps ou l’argent.

– Et qui me paierait au bout du mois ?

Le Mage hocha tristement la tête en disant :

– C’est vrai qu’ils te tiennent comme esclave, là-bas. « 

Louis Châgniot donc, après avoir cherché en vain son fils – qui s’est planqué dans les fourrés pour ne pas retourner à Paris – arrive sur le périphérique.

« Quelques minutes avant vingt-trois heures, Louis Châgniot débouchait sur les boulevards extérieurs au droit de la porte d’Italie parmi un peu moins de cinq cent mille chevaux fiscaux, rongeant leur frein de devoir marcher au pas sur cinq files. Il sifflotait car il avait réussi à éviter ainsi le bouchon intégral du lendemain de fête.

Aspirant à pleins poumons les gaz d’échappement de ce troupeau piétinant, le pied jouant alternativement du frein et du débrayage et tout en réussissant quand même à faire du quatre à l’heure, il supputait qu’il arriverait rue Sauvage avant les minuit, ce qui était, tout compte fait, une heure très raisonnable pour un enfant du peuple devenu cadre supérieur à la force du poignet. »

Là, je retrouve l’humour affûté du Mon oncle de Jacques Tati : la ménagère et sa cuisine automatisée, son jet d’eau qui démarre (ou pas) à chaque fois que quelqu’un sonne à la grille du jardin… ses escarpins qui font clic clic sur les dalles savamment agencées pour traverser le jardin sans enfoncer ses talons aiguille dans la terre… un mari complet-veston-cravate qui ne la regarde plus et part à l’usine toujours à la même heure, répétant les mêmes gestes chaque matin pour sortir la voiture du garage (sauf lorsque la porte de celui-ci se coince) … les invités « de marque » qui parlent tous en même temps et ne s’écoutent pas… Dans cet univers aseptisé, sans vie, un petit garçon ne se trouve à l’aise que lorsque débarque son oncle, qu’il adore – fantaisiste, imprévisible, au vieil imperméable râpé, qui vit dans un boui-boui tout de guinguois sur la terrasse d’un immeuble montmartrois et qui l’emmène faire des balades dans la carriole à âne du chiffonnier… Tout le bonheur enchanteur d’un monde encore magique et poétique, comme dans un film de Charlot, qui s’affronte au modernisme matérialiste lorsque l’oncle doit prendre un job dans l’usine de plastique… où il ne fera que des bêtises, tout mal adapté qu’il est à ce monde moderne !

Alors, comment en est-on arrivé là ? Est-ce la science des lumières et l’esprit rationaliste qui ont voulu tout orchestrer et faire taire la magie du monde ? Modernisme semble en effet rimer avec urbanisation, progrès, électrification, numérisation, automatisation, modélisation… tout ce à quoi s’oppose farouchement la vie dans son imprévisibilité, dans sa sauvagerie, dans ses manifestations erratiques ou joyeuses, la vie telle qu’on la retrouve – encore – un peu plus facilement à la campagne.

Cette fracture se retrouve-t-elle, aussi, en chacun de nous ? Sommes-nous chaque jour tentés d’adhérer à ce monde du progrès et de la croissance, à cette croisade technologique et scientifique dont on peut constater qu’elle ne résout pas les problèmes de l’humanité ? Attirés (comme des mouches sur un leurre aux phéromones), hypnotisés, aveuglés, neutralisés par les distractions, les jeux du stade, les gratifications distribuées avec suffisance par des autorités auto-proclamées qui alternent brimades et mortifications et ne veulent pas forcément que notre bien ? Ce modèle mortifère ne perdure-t-il pas par nos propres reniements et nos compromissions qui nous éloignent de notre vraie nature, celle qui est lumière, amour, celle qui n’exclut pas, qui ne catégorise pas, qui ne juge pas ? Vendons-nous, un peu plus chaque jour, notre âme au diable ? Combien de concessions aurons-nous faites à la modernité, avant de nous rendre compte de ses limites, de ses insuffisances à créer le bonheur, et de ses maléfices, avant de faire marche arrière ? Il ne s’agit pas d’être passéiste, mais bien au contraire, de se tourner vers l’avenir, le sourire aux lèvres et confiant dans un avenir qui peut être radieux; de tourner le dos à tout ce qui va à l’encontre de notre bien-être et de nos convictions profondes et réveiller, en nous, le goût des vraies valeurs, la pulsation d’une vie qui vibre à l’unisson avec le monde, le sang rouge de nos racines spirituelles, qui sonne juste et beau.

Je ne puis m’empêcher d’être un brin optimiste en voyant, dans les jeunes générations, certains qui aspirent à un avenir plus équilibré, plus respectueux de la vie, plus heureux… mais le combat est rude car une autre jeunesse ne vit que le visage plongé dans les écrans, la paresse de penser pour soi-même et les préceptes d’une nouvelle religion médicale et étatique, les automatismes d’un nouveau culte : celui de l’algorithme et de la répétition à l’identique – sauf que la Vie avec un grand V ne peut être ni contrainte, ni manipulée. Alors, peut-être serons-nous là pour voir le visage d’un nouveau monde meilleur, peut-être pas. Je ne fais que le constat, et ne me fais que la porte-parole des aspirations de nombre de nos contemporains, qui n’ont pas perdu le sens et le désir de la vraie vie : celle qui fait rire, être joyeux, généreux, s’épanouir et s’accomplir, être en phase avec son destin, en accord avec le monde et les autres, émerveillé de la magie des énergies créatives qui se manifestent à chaque instant… Et alors les faiseurs de misère, les esclavagistes, les égoïstes et les dominateurs (et la part de nous qui adhère à cela), ceux qui voudraient que l’on ne pense qu’à payer des taxes, baisser la tête et rentrer dans le moule en silicone tout chaud qu’ils ont prévu pour nous, encaisser les coups, ne plus réfléchir et dire amen à toutes leurs injonctions, peut-être ceux-là n’auront-ils plus de prise sur nous… car leur rêve à eux sera parti en fumée, effondré sous ses propres paradoxes, devenu obsolète. Il faut confronter cette réalité, cette noirceur – à l’extérieur comme à l’intérieur de nous – l’intégrer et la transformer.

Quelques lignes sur cette prise de conscience intérieure :

« Un combat quotidien. Dans un texte de 1939, Mahātmā, A.K.Coomaraswamy précise que dans une époque très ancienne, on trouvait dans un sutta Bouddhique la distinction entre le « Grand Soi » (mahātmā) et le « petit soi » (alpātmā) de l’homme. Ce qui pour A.K.Coomaraswamy correspond à la distinction effectuée entre esse et proprium (à l’être et à la propriété comme qualités psychophysiques) de Saint Bernard. A travers l’exemple mythologique rencontré aussi bien dans les textes védiques, que dans la mythologie grecque, de la lutte entre les Dieux (deva) et les Titans (asura), il démontre le combat continu de l’être humain. Où tout être est toujours en guerre avec lui-même. Il faut alors parvenir à comprendre et à expérimenter ce combat entre les deux « soi ». Entre le « soi » de la petite personne et le « Soi » divin. Entre le composé corps-esprit et l’Esprit (Souffle. pneuma). Il demande au lecteur d’effectuer l’expérience d’un tel combat, comme il le faisait lui-même.

« Comment la victoire peut être gagnée en ce Jihad ? Notre soi, dans son ignorance et son opposition au Soi immortel, est l’ennemi qui doit être vaincu. La voie est celle d’une séparation intellectuelle, sacrifice, et contemplation, supposant toujours en même temps les conseils des précurseurs. » (A.K.Coomaraswamy. Sur la psychologie, ou plutôt pneumatologie, dans l’Inde et dans la Tradition.) » **

Le shivaïsme du Cachemire lui, avance qu’il n’y a même pas à proprement parler de « combat » à mener. Simplement être là, présent à cette réalité, être attentif à toutes les ramifications de nos postures intérieures et extérieures, à la structure de la société qui reflète nos tergiversations et, de l’attention fine, de la présence aimante, découleront des modifications naturelles de notre comportement.

Avec l’éveil des consciences, le monde moderne qu’ils (les petits « soi ») ont voulu monter de toutes pièces est déjà mort et c’est à nous (les « Soi » divins) de dessiner les contours de celui qui, petit à petit, sortira de la brume pour émerger en une nouvelle aube.

(c) D. M. automne 2023

photo de couverture (c) DM: poudres de perlimpinpin aux hospices de Beaune : un clin d’oeil à la pharmacopée médiévale, peut-être pas si stupide que cela ?

* OMS / avortement

Les directives de l’Organisation mondiale de la santé, publiées en 2022, préconisent la « dépénalisation de l’avortement jusqu’au terme de la grossesse » dans tous les pays du monde et vont même jusqu’à indiquer des préconisations médicamenteuses et chirurgicales pour accomplir un avortement après 19 semaines.

Voir les directives complètes en français ici : https://www.who.int/fr/publications/i/item/9789240039483

et le résumé en français ici :

https://www.who.int/fr/publications/i/item/9789240045163

–> Une analyse critique de ce document « plus idéologique que scientifique », ici :

https://www.genethique.org/loms-recommande-lavortement-a-la-demande-jusquau-terme/

** la guerre du « soi » et du « Soi »

dans https://axecosmique.wordpress.com/2022/12/25/a-k-coomaraswamy-il-y-a-deux-soi-en-nous-2/

et

Se détourner du Ciel sous prétexte de conquérir la terre

Voir aussi cet article sur le Moyen-Âge et la décadence du monde moderne, commentaire sur un extrait de René Guénon dans « La crise du monde moderne » (sur le même blog Axe cosmique)

Nocturnes

Lisez en écoutant :

« For Your Love » (Jacob Gurevitsch Arturo Sandoval)

Balbutiements de la lune

aigre cri de la mouette

flux et reflux du temps perdu

temps présent sur la corde raide

le monde s’effondre et se déglingue

reflets nacrés sur le mazout

à coeur vaillant rien d’impossible

(c) DM 2023

Berlin, 1989

C’était il y a 33 ans. En novembre, les premières brèches déchiraient le mur honni, le mur de la honte, le mur de Berlin. L’émoi était dans les rues… le rideau tombait sur un essai de régime totalitaire en Europe… avec le rideau s’écroulait un mur, l’une des plus ignobles inventions de l’homme pour le séparer de ses congénères… un mois plus tard, j’y étais, souvenirs !

Pour une lecture en ambiance rock cliquez ici !

Le mur qui attisait toutes les curiosités…

Extraits de mes carnets : 

« Samedi 16 décembre 1989 : nous arrivons à Berlin, en bus depuis Amsterdam, vers 8h du soir… On se décide à prendre le métro, direction Kreuzberg… nom chargé de signes, lourd de fantasmes : un quartier qui jouxte le mur, un quartier des bars underground, des restaus turcs et des galeries d’art alternatif… fête dans un squat où des gens aux cheveux roses dansent comme des morts vivants sur du rock allemand … on dirait presque qu’à force de craindre la guerre atomique ils y sont tous passés… Religion apocalyptique et anarchiste, reconstruction d’un monde parallèle, contestation et défense des causes révoltées : les Kurdes, les Palestiniens, l’Afrique du Sud… Aider les autres à se construire un monde plus juste, nous qui avons vécu le suicide et survivons maintenant par des extravagances agressives… ? »

Un essai de régime totalitaire en Europe… mais, en sommes-nous si loin aujourd’hui ? Sous nos simulacres de démocratie, la toute puissante Union européenne et nos dirigeants bien-pensants n’ont-ils pas réussi à nous dicter à quelle heure nous pouvions sortir, comment nous chauffer, quoi manger, combien d’essence consommer, comment prendre soin de notre santé, comment penser, comment nous comporter avec les autres ? … Les rayons des supermarchés sont pleins, mais ironiquement, on vit dans l’angoisse permanente d’une pénurie quelconque…

Étrange image que cette ville divisée par un mur bariolé…

« Lundi soir, 19 décembre : nous avons longé le mur… Lieu de recueillement, de visite pour tous les Allemands intrigués des changements mais cependant patients et attentifs de ce qui se passe et va se passer. Des panneaux, des affiches se dressent, symboles d’une lutte pour la liberté sur terre et d’un désir de réunifier les esprits et les pensées d’un peuple déchiré. Étrange image que cette ville divisée par un mur bariolé, lieu à la fois d’inepties mais aussi de tous les slogans et toutes les aspirations librement exprimées. De l’autre côté, une blancheur totale et neutre, le refus de laisser libre cours aux individualités, le signe d’un socialisme exacerbé par la rigueur allemande. »

La Trabant, emblématique de l’industrie
et de la société est-allemandes…

« Le mur est le signe visible d’une exclusion, non pas réciproque mais voulue par l’Est pour éviter une « contagion » et endiguer plus sûrement son peuple ; en même temps, cette vision Ouest d’un mur où se cognent tous les appels, les supplications, résonnant et bourdonnant dans les oreilles de ceux-mêmes qui les envoient, mais hermétiquement stoppés par le béton. A l’Est, les frères, non pas ennemis mais amis refusés, confisqués, qui viennent maintenant parfois en visite et viennent recevoir leur begrüßgeld sur l’Europa Center, après quoi ils se précipitent dans les boutiques dépenser chichement leurs 100 Marks. »

Exorcisation de la décadence occidentale ? 

« Symboles d’un art renaissant, les motifs graffitesques du mur sont sans aucun doute une prière au passé autant qu’une crainte et une exorcisation de la décadence occidentale… Visages tristes et serrés des Allemands de l’Est, non pas surpris, peu étonnés de ce qu’ils voient, plutôt lassitude face à cette vie qu’ils viennent partager pour 1 jour mais qui n’est pas la leur. Lassitude, enfermement des désirs et étouffement des ambitions, des aspirations. Pas de frénésie ni d’excitation (lorsqu’ils parviennent) à l’Ouest, simplement une grande humilité, discrétion, une visite amicale et silencieuse, une découverte naïve comme celles que font en cachette les enfants frustrés, à peine joyeux car ils savent que leur découverte est subversive et que pour continuer à vivre dans les rapports humains, les mouvements qui sont les leurs, il leur faudra occulter cette partie d’eux-mêmes qui se révèle le temps d’une journée… sans quoi, la folie, le désespoir, la colère illimitée les guettent… »

La rage au cœur, l’espoir au ventre…

« Plus d’un mois après les événements qui ont bouleversé les cases de la conscience allemande en même temps que les institutions, cette ambiance de religion, cette atmosphère d’attente non pas tendue mais pleine d’espoir, à l’Ouest, calme et résignée à l’Est, me laisse espérer beaucoup de notre prochaine visite à Berlin Est. »

(Les brèches sont dans le mur, les visites se font plus fréquentes et faciles, les Vopos sont conciliants, mais le mur administratif n’est pas encore officiellement tombé…)

L’usine Van Houten répand une odeur persistante de cacao sucré
à des kilomètres à la ronde…

Je longe le mur à partir du canal, dans le quartier de Neukölln. « Une brèche dans le mur est devenue point de passage, au bout de la Obumant (?) Strasse. J’y parviens pile à l’heure de l’exode (le retour à l’Est à la fin de la journée) : quelques centaines d’Allemands de l’Est se suivent en flot continu, familles, entre amis, jeunes et vieux, tous des cabas à la main, avec des bananes, des jeans ou je ne sais quoi ; avec aussi une sorte de petite étincelle dans leurs yeux éteints, un timide sourire, une lueur de renouveau, une brèche entr’ouverte dans leur cœur…. A cette heure-là c’est impressionnant de les voir, les uns derrière les autres, comme faisant la queue une fois de plus, arrivant d’un pas pressé, s’extirpant de la pénombre pour s’exhiber sous les réverbères qui éclairent crûment cette scène à la fois douloureuse et créatrice d’espérance… Puis soudain un sentiment bizarre m’étreint : j’ai l’impression de photographier un troupeau inhumain de formes se rendant sans espoir à leur destin, je me sens presque intruse devant ce spectacle qui me semble indécent pour la naturelle pudeur humaine… Sous les arcades où la foule s’engouffre, l’ombre de l’inconnu et du mystère, l’attente du changement, une sorte de couloir où soudain corps et esprits se métamorphosent pour vivre une vie d’un autre genre… »

L’inconnu, le gouffre….

Mercredi 21/12, a ride inside the long long far east (à l’Est) : « Arrivés par un morne matin gris à Checkpoint Charlie, déboussolés par le nouveau monde qui s’offre à nous, les longues avenues envahies de Trabant et de Wartburg et quelques Lada et Skoda russes ou tchèques… bordées de très vieux immeubles en déconfiture et de quelques autres immeubles tout neufs ou en construction. Berlin Est apparaît petit à petit comme un vaste chantier… le paysage n’est que grues, pare-pains, structures métalliques et l’air résonne de bruits d’activités en tous genres. Nous déambulons dans le centre… jouxtés par les monuments très anciens de la Humboldt Universität ou des musées Boden et Pergamon, des monstres ostensibles de la culture socialiste se donnent un air frimeur de moderne, de splendeur érigée en orgueil populaire, d’expressionnisme exagéré du pouvoir socialiste : la Volkskammer, le palais du socialisme, élévations destinées aux élites du peuple… quelques immeubles marqués d’impacts de balles…»

« Les problèmes commencent en fait lorsque nous cherchons à bouffer… La guerre là-bas semble être une véritable institution, conséquence directe de la profusion limitée des biens de consommation et en même temps, résultat logique de l’esprit de discipline poussé à l’extrême… Il y a tout un art de la queue : on se place patiemment derrière son voisin, on avance d’un pas lorsqu’il fait un pas, on saisit le panier du clampin sortant pour pénétrer dans le magasin ; le nombre de paniers détermine en fait le nombre de personnes présentes à la fois dans le magasin. Conséquence logique il est interdit de rentrer dans un magasin ou un supermarché sans panier. Nous nous faisons engueuler au mini Markt de la gare, parce que nous n’avons pas de caddie, et nous avons beau expliquer que nous rejoignons le troisième larron qui en a déjà un, rien n’y fait.»

« Il apparaît frappant qu’il y a énormément de librairies à L’Est, où les gens peuvent venir lorsqu’ils sont en quête de menu fretin culturel : dans chaque domaine, un ou deux livres sont proposés et c’est la même chose dans les magasins de consommation: il y a une sorte de jeu d’échecs, trois sortes de casquettes, un peu plus de choix dans les chapeaux de mode mais dont les prix sont carrément prohibitifs. Des fixations de ski datant de nos ancêtres nordiques… la qualité apparaît médiocre dans tous les domaines. Même la bouffe est fade et inhumaine, comme stérilisée et sortie à la chaîne d’une usine du « meilleur des mondes »… la viande a une couleur brune de sang coagulé, pour rien au monde je ne goûterais au maigre choix de steaks. »

La Brandenburger Tor s’est ouverte des deux côtés….

« Vendredi 22 : aujourd’hui nous avons fait « les sauteurs de mur »! La Brandenburger Tor s’est ouverte des deux côtés, flux d’Allemands. Des gens partout sur le mur, sur les cars de flics, passage à l’Est gratos : décidément ça bouge ! … les Allemands ont reçu je crois le plus beau cadeau de Noël qu’ils pouvaient espérer : des Vopos souriants qui leur bordent le passage, dans les 2 sens, et discutent avec les flics de l’Ouest dans les brèches du mur.»

Les parapluies de la Brandenburger Tor…

J’ai senti, à ce moment-là, que je vivais un moment historique, comme il m’arrivera encore au moins une autre fois dans ma vie (Afrique du Sud, 1994, élection de Nelson Mandela). Grand moment d’émotion. L’espace intérieur s’ouvre, explose en feux d’artifice extérieurs, la vie est immense, ses possibilités indéfinies n’attendent que notre volonté pour manifester le meilleur de l’humanité. L’espoir vibre, palpable, au-dessus des têtes. Sous un ciel qui se déverse la foule est en liesse. Intensité électrique, contagieuse. Les Allemands manifestent, rient, hurlent, crient, boivent, grimpent, chantent et jouent de la trompette, sur le mur en lambeaux qui n’a plus lieu d’être. Le symbole est détruit, reste à tout reconstruire…

« L’événement : 15 H : les chanceliers Kohl et Modrow se serrent la pince, ainsi que les maires respectifs de Berlin et décrètent l’ouverture libre de la Brandenburg : foule, pressée contre les barrières, hurlements et sifflements, on boit du Sekt à volonté dans la foule et sous les parapluies car l’humidité monte. »

Il me restera, à tout jamais gravée dans ma mémoire, cette image, photo de mes premiers débuts de reportage (ainsi que les autres, que j’ai retrouvées et présentées ici) : celle d’un joueur de trompette qui, dressé sur le mur, sous la pluie, sonne la liberté, la réunification des peuples, l’avenir glorieux … comme les trompettes de Jéricho qui font s’écrouler le mur de la ville, ou celles de l’Aïda de Verdi qui annoncent le retour des troupes glorieuses.

……

Aurions-nous tant célébré si nous avions su ce que l’avenir nous réservait ? D’abord, les guerres du Golfe, Yougoslavie, Tchétchénie, Congo, Rwanda… puis 2001 le 11 septembre, Afghanistan, Irak, Gaza, Darfour… et tout le reste…. l’étau de la mondialisation qui se resserre… la dictature technocratique qui rôde… l’expérience Est-allemande aura-t-elle été un galop d’essai parmi tant d’autres pour un régime totalitaire en Europe ?

L’angoisse de ces questionnements n’a d’égal que le souvenir de la sensation de liberté qui a pu m’étreindre en de tels moments de passage, où l’Histoire flambe de tous ses feux, et nos cœurs vibrent à l’unisson. Où se sont déversées toutes nos aspirations, toute cette joie électrique, cette sensation immense d’ouverture? Comment recueillir cela en soi et l’accueillir comme l’état naturel de l’être, celui qui devrait être le moteur de notre monde et le sens de notre passage sur terre ?  Est-ce encore possible … ? 

Textes et photos (c) D. M.

« Sortir du capitalisme » (… du consumérisme, et de l’État providence)

C’est la seule bonne nouvelle que Macron pourrait offrir à la France.

Oui, mais comment ? 

Saura-t-il renier sa caste (les banquiers) , et affirmer la prééminence du collectif sur le dogme du « profit » et de la « croissance » (qui profitent toujours aux mêmes) ? 

Est-ce que la France – patrie des droits de l’Homme, terre de migrations, de la Révolution française et des Lumières – saura une fois de plus être l’inspiratrice, le guide, celle qui prend le taureau par les cornes, et qui dans un sursaut ose enfin remettre en question, de manière très concrète, ce système qui de par le monde est en faillite et ne crée que de plus en plus d’inégalités sociales ? Sans retomber dans un autre « isme » ? Et inspirer d’autres nations à tendre vers un nouvel ordre, une nouvelle pensée, un mode de fonctionnement alternatif ? Voilà une option qui nous remettrait dans le cours de l’Histoire et redonnerait à notre pays toute sa justesse et sa grandeur. 

Peut-on prendre le parti de ce qui se passe aujourd’hui en France pour opérer un changement de direction et initier une nouvelle société où chacun peut vivre de ses talents et vivre dans l’abondance – matérielle, affective, spirituelle – tout en restant dans la sobriété ? Où chacun modère ses désirs et sa consommation, pour faire émerger le « vivre ensemble » ? 

Mais aussi est-ce que chacun, individuellement, est prêt à faire le pas, à changer ses modes de vie, c’est à dire à consommer moins, mieux, vivre modestement, arrêter la course aux dernières technologies, arrêter de changer de voiture tous les 2 ans, arrêter d’acheter des choses emballées dans du plastique et des nourritures industrielles, de prendre des crédits conso, arrêter d’acheter le poulet le moins cher (celui qui a été élevé en batterie), de se précipiter chez le médecin et à la pharmacie consommer des médocs dès qu’on a un petit bobo (et plutôt prendre en main sa santé), s’approcher du zéro déchets, arrêter d’acheter des broutilles en ligne, arrêter de se précipiter dans la foire à la consommation de noël (et plutôt offrir des choses signifiantes et gratuites, comme : du temps, de l’attention, un sourire, une réconciliation, ou des petites choses dont nous avons perdu le sens de la valeur – comme au tan lontan comme on dit à la Réunion ! – une mandarine, une branche de sapin enneigée, une merveille dont la nature qui nous entoure abonde…), vider nos boîtes e-mails, sms et nos conversations whatsapp (le stockage de données web ou cloud utilise des quantités astronomiques d’énergie, des immenses serveurs installés dans les zones arides et désertiques, aux Etats-Unis et ailleurs), arrêter de regarder la télé – toutes choses qui font vivre cette société capitaliste que l’on décrie tant ?

La « sobriété heureuse »

Est-ce que nous serions prêts, nous les plus aisés, à sacrifier un tout petit peu de notre bien-être, nos voyages en avion, nos agitations incessantes en voiture, nos dépenses excessives, (je dis « nos » mais personnellement je m’y attelle depuis plusieurs années déjà), nos fringues et nos chaussures, nos économies et nos comptes en banque que nous emporterons dans la tombe… pour revenir à un mode de vie plus simple et commencer à rééquilibrer un peu la société, en faveur de ceux qui n’ont rien ?

Est-ce que nous accepterions de vivre avec les effets d’une réduction des dépenses publiques inutiles, telles que des ronds-points de plus en plus mégalo, des panneaux, des réfections de chaussées alors qu’elles sont encore en état correct, des subventions pour un oui pour un non, des trottoirs, des ralentisseurs (est-ce que nous accepterions de rouler un peu moins vite, afin que les communes n’aient pas à construire de ralentisseurs…) , des parkings (que l’on nous fait payer à construire, puis payer à utiliser ensuite) , bref appliquer la sobriété aussi aux dépenses publiques ? 

Exiger de nos députés qu’ils demandent et obtiennent qu’un réel pouvoir soit donné aux rapports de la Cour des Comptes – qui chaque année fait un travail réellement indépendant et met en lumière des dépenses inutiles ou mal gérées et d’innombrables dysfonctionnements de l’Etat ? Arrêter de (se) mentir sur la santé publique et mettre en pratique, pour de vrai, le principe de précaution (en ce qui concerne la pollution, de l’eau, de l’air, par les pesticides, les antibiotiques, les ondes électro-magnétiques, les pénuries à venir) et reprendre notre pouvoir de PENSER PAR NOUS-MÊMES, individuellement et collectivement ?

Est-ce que nous pourrions arrêter de râler pour tout ce qui ne va pas, accusant le ciel et la terre, nos parents, nos enfants, nos ex-, nos voisins, la commune, l’Etat, les étrangers, etc. de tous nos maux, et nous souvenir que la vie n’est pas un lit de pétales de roses et que chacun traverse son lot de galères, et recevoir ces galères comme les bons moments avec le sourire ou tout au moins avec grâce, accepter son destin et se prendre en mains c’est aussi accepter sa part de galères – nos aïeux ont eu des destins autrement plus difficiles avec les guerres et les privations – sans que ce soit toujours « la faute à quelqu’un », et parce qu’il est juste d’exprimer sa colère mais cela doit se faire dans le respect ! Recevoir gracieusement, les galères comme les réussites, car les deux sont les deux faces d’une même histoire… et les deux ont des messages cachés dont nous pouvons tirer bénéfice pour faire grandir nos vies.

Se retrouver, être ensemble, se respecter, s’écouter ? Est-ce que nous accepterions de ralentir, au lieu de chercher à aller de plus en plus vite, utilisant des autoroutes qui coûtent des fortunes et enrichissent les mêmes en péages, prenant les badges ceci, les abonnements cela, de plus en plus, toujours de plus en plus… STOP ! Vous êtes complices. Nous sommes tous complices, à un certain degré… Le consommateur détient un pouvoir unique – celui de consommer ou de ne pas consommer – utilisez-le !

Ecoutons les voix comme celle de Pierre Rabhi, Susan George, Ivan Illitch, Boris Cyrulnik, que sais-je encore (ajouter les vôtres dans les commentaires !) et discutons ensemble de la transition vers un nouveau mode de fonctionnement, économique, social, individuel, collectif.

Et pour commencer, engranger un vrai débat démocratique sur ce qui est vraiment important à l’humanité – si tant est que nous voulions la maintenir… Enfin, est-ce que nous sommes prêts à remettre en question le travail salarié – véritable esclavage moderne dans certains cas – et créer et vivre de nos activités d’entrepreneurs (pourvu que les taxes, la TVA, les impôts baissent) plutôt que de vivre au crochet de la société par le chômage, les allocations, lorsque l’on est dans la fleur de l’âge et que l’on devrait offrir sa contribution à la société par son travail, plutôt que l’alourdir et la rendre exsangue ? En maintenant ces bénéfices pour ceux qui en ont vraiment besoin : les malades, les plus pauvres, les plus âgés ?

Et tout cela, dans le respect de nos histoires respectives, sans couper de têtes mais en offrant à chacun le défi d’un monde meilleur, à relever et à construire. Avec un peu de positivisme s’il vous plaît. 

Utopie ? Je crois qu’on y est, cependant. On est devant la porte, elle s’ouvre. C’est un choix devant lequel on ne peut plus reculer.