Note de lecture

Le seigneur du fleuve, splendeurs et misères des mariniers

Nous sommes à Lyon, en 1840. Chez les bateliers du Rhône, qu’une longue période de sécheresse a contraints à l’immobilité, on ronge son frein. Pour ces gens du voyage, qui travaillent et vivent sur l’eau, rien n’est pire que l’immobilité. Rien ? Si, peut-être : l’ère du feu et du fer qui, après avoir apporté sur terre les chemins de fer, menace leur commerce avec de gros bateaux à vapeur, qui peuvent descendre et remonter le Rhône en quelques jours.

« Car ce temps-là était fait d’inquiétude. Depuis que la vapeur tirait des voitures sur un chemin de fer et poussait sur l’eau des bateaux de métal, il semblait que le pain cesserait un jour d’être à la portée de tous. Il ne suffisait plus de connaître son métier et d’avoir de l’ardeur pour être assuré de vivre. Il y avait une menace qui ne venait plus du ciel, mais des hommes. Et l’on s’apercevait avec étonnement que la folie des humains est plus dangereuse que celle qui secoue les éléments parce qu’elle dure davantage. »

Or, nos bateliers vivent du transport des marchandises, soie, vin, matériaux de construction. Ils sont organisés en grandes familles, patrons de rigues (propriétaires d’un convoi de barques plates) ou engagés comme mariniers, intendants, cuisiniers, charretiers et mariniers de terre pour mener les chevaux de halage. Ils voient d’un mauvais œil cette époque qui change et leur amène une concurrence déloyale, qui vient détruire toute une économie qui fonctionne autour des hommes du fleuve : les ports, les auberges, les fermes, les chevaux, les rameurs, les prouviers qui sondent le fleuve à la proue, surveillant les bas-fonds, les bancs de sable qui se meuvent avec les caprices du fleuve, les courants et les reflux. Les hommes du fleuve sont mariniers de père en fils et tirent fierté de leur métier; ce sont les hommes les plus forts, charpentés, à la fois navigateurs et transporteurs, capables de soulever une caisse de bois sur leur dos et de la porter à quai. Ce sont eux qui connaissent le mieux le fleuve et ses caprices, mais aussi savent interpréter le ciel et prévoir ses humeurs. Ils en tirent les conséquences pour la navigation, savent quand partir et quand s’arrêter. Ils ne rechignent pas à la peine, ne demandent rien à personne, gagnent leur vie honnêtement et embauchent lorsqu’ils sont patrons, ils se connaissent tous et se saluent respectueusement, ils ont en commun cet amour de leur métier : bref, ce sont de fiers et honnêtes travailleurs.

Le temps du fer

Ce roman de Bernard Clavel se situe à la charnière d’une époque où l’on commence à voir les innovations technologiques perturber un équilibre jusque là assez simple.

« C’était le temps du fer. Ceux des forges et des ateliers s’en réjouissaient. Ceux des hauts fourneaux aussi qui allumaient dans les nuits de toutes les saisons des lueurs d’incendie, et couchaient sur les campagnes et les villes des fumées qui salissaient tout. (…)
Le fer sur le fleuve, le fer sur les chemins, le fer sur les rails de fer, bientôt les maçons aussi seraient en chômage s’il prenait l’idée aux grosses têtes de faire construire des maisons de métal. »

Chaque patron de barque a peur pour son avenir et celui de sa famille, de toutes les familles qu’il fait vivre. De nombreux attelages ont déjà été vendus, barques et chevaux, tant que l’on pouvait encore en tirer un bon prix. Des mariniers se sont repliés chez eux, exilés ou ont, à contrecœur, changé de métier. Certains, mûs par le sens du progrès, ou par l’attrait du nouveau, partent travailler pour les Compagnies de bateaux à vapeur : on les considère comme des traîtres. Mais l’avancée du monde est forte comme le fleuve…

« Malgré tout, le courant allait. Ce courant de la vie qui est toujours pareille à un fleuve. Des remous se forment. Ils font remonter une partie de l’eau qui semble vouloir reprendre le chemin de sa source. Mais le fleuve continue tout de même de couler et finit par tout entraîner à la mer. Il y avait de plus en plus de vapeurs et de moins en moins d’équipages. Les voyageurs, au départ de Lyon pour la descente et de Beaucaire pour la remonte, prenaient tous des bateaux à feu. Il ne restait à la batellerie que les voyageurs s’embarquant dans les ports où les vapeurs n’accostaient pas. Pour les marchandises, on devait tirer les prix et, là encore, c’était la guerre. Une guerre qui opposait les patrons d’équipages aux responsables des grands compagnies.

Ces compagnies-là étaient des monstres. Plus du tout des hommes. Tant que l’on se bat contre des gens, on sait à peu près où on va. Mais ce n’était pas le cas. Ces gens-là disaient toujours : La Compagnie a dit. La Compagnie a fait. La Compagnie a décidé. Moi, je n’y suis pour rien.
Ils avaient plein la bouche de cette Compagnie qui semblait échapper aux lois humaines. C’était une espèce de monstre dont le ciel avait accouché sans que l’homme y fût pour rien. »

Philibert Merlin est patron de rigue, il possède un train de sept barques – dont la plus grande mesure quarante-cinq mètres. Vingt-huit chevaux de remonte, vingt-trois hommes à sa charge – tous, chefs de famille. Chaque barque a son capitaine, son prouvier, son mousse; certaines contiennent les écuries pour les chevaux, les charretiers… tout un microcosme qui avance sur l’eau et regarde le monde terrestre avec une joie distanciée, teintée parfois de dédain.

Son père Félix était marinier, son fils Claude est aussi embarqué dans sa rigue. Philibert a beau être l’un des meilleurs, le meilleur peut-être, il est inquiet pour l’avenir de toute cette tribu dont il est le chef. Il va tout faire pour faire ralentir l’inéluctable, faire reculer l’échéance. Il va chercher à prouver que rien ne remplacera la navigation artisanale, qui a ses lettres de noblesse, plus souple, silencieuse et qui ne pollue pas et génère, dans tous les ports qu’elle traverse, un évènement, des fêtes de village, de la joie.

« Depuis des siècles, les bateliers faisaient vibrer les rives. Chevaux, coups de gueule, coups de hache, ils n’épargnaient rien et ne respectaient que le fleuve. Mais tout ce qu’ils faisaient était dans l’ordre des choses. Tout s’inscrivait dans le grand mouvement du fleuve. Avec la vapeur, c’était autre chose. Les bateaux étaient si gros et si rapides que lorsqu’ils passaient, toute l’eau qu’envoyaient vers l’arrière leurs énormes roues (à aube) manquait soudain au fleuve qui se vidait de moitié. Brusquement découvertes, les grèves et les digues offraient à la vue de n’importe qui le secret de leur vie. Les millions de bêtes qui vivent dans les mousses, sous les graviers, sous les racines, entre les roches, s’affolaient. Les poissons restaient le ventre sur le sable. Et puis, le bateau passé, c’était la folie de l’eau durant un bon quart d’heure. Tout était bousculé, remué, trempé, brassé et saccagé. La vase des mouilles montait en surface et filait vers le large en longues traînées brunâtres. La graisse des bielles, la fumée, les cendres, tout contribuait à empoisonner bêtes et gens. Depuis deux ans, on ne voyait presque plus de castors dans les îles. Des peupliers étaient tombés, minés en dessous par ce flux et ce reflux qui n’étaient pas dans la nature du fleuve. »

Une lutte acharnée

Or voici qu’après la sécheresse, advient la première pluie qui va permettre à Philibert de prendre le départ – bien avant le vapeur qui a besoin de davantage de hauteur d’eau. Il peut descendre sur Avignon puis Beaucaire – le terme habituel de la décize (la descente) avant de tenter la remonte, chargé à bloc de marchandises, dans un sens comme dans l’autre. Mais voici qu’après les premières pluies tranquilles s’abattent des pluies diluviennes, soudaines et violentes, qui vont provoquer une crûe monumentale, la crûe du siècle en novembre 1840 (Clavel a dû s’inspirer de faits réels puisque cette crûe du siècle est documentée et a dû faire l’objet de chroniques et récits dans les journaux et archives de l’époque). Dans une tentative désespérée de parvenir à ses fins – prouver que la navigation fluviale a encore un avenir, tenter de tuer dans l’œuf la navigation à vapeur qui bouscule tout – tandis que tous les autres restent à quai, Patron Merlin va tout de même tenter la remonte. A contre-courant, sur un Rhône de plus en plus violent, charriant de plus en plus de débris, branches, poutres, meubles et pans de maisons noyés, bateaux lavoirs effondrés, arbres entiers ballottés au gré des courants et des contre-courants, sur les chemins de halage où les chevaux peinent avec de l’eau presque jusqu’au poitrail, il va s’acharner, entraînant derrière lui tous ceux qui lui sont fidèles et loyaux. S’acharner, bien sûr, jusqu’au drame.

Ce livre nous invite à une réflexion sur le progrès. De tout temps – c’est une ritournelle bien connue – on nous a promis que les machines, les innovations technologiques allaient soutenir et aider l’homme, augmenter l’amplitude et l’impact de ses actions, améliorer son quotidien, ses conditions de travail, le confort et la facilité… Mais à quel prix ? A-t-on jamais vraiment mesuré l’impact destructeur et le potentiel de malheur que chaque vague de progrès et d’innovations a apporté au monde ? Ce n’est le plus souvent qu’après coup (rarement avant), que l’on se rend compte que les choses ne sont peut-être pas aussi positivement tranchées. Et alors se repose, incessamment, la même question : à qui ce progrès profite-t-il réellement ?

Dans notre cas, certainement pas à ceux qui ont vu, avec tristesse, disparaître engloutie dans les remous du fleuve toute une belle économie de navigation à rames et à barques sur le Rhône, qui permettait de transporter, lentement mais avec bonheur, personnes et biens et donnait un travail honnête, digne et satisfaisant à tout un peuple de bateliers, de mariniers, et aux aubergistes et riverains des petits ports qui parsemaient les rives du Rhône sous Lyon.

« Quitter le pays, certains l’ont déjà fait. D’autres se préparent à le faire. D’autres encore qui ont voulu s’y accrocher ont dû changer de métier, mettre en vente une belle maison pour se loger dans trois fois rien. Se loger avec leur famille, et leur tristesse. Des gens fiers qui se cachent aujourd’hui comme s’ils avaient fait un mauvais coup ou contracté une sale maladie.

Ceux qui se souviennent du choléra disent que la vallée sent la même chose qu’avant l’épidémie. Ils disent « la même chose » parce qu’ils n’osent pas employer certains mots. Et quand ils disent « elle sent », ce n’est pas d’une odeur qu’ils parlent, c’est de ce que personne ne peut ni voir, ni toucher ni définir. Un malaise. Une sorte de mystère qui tue la joie. »

David et Goliath, les leçons de l’histoire

N’avons-nous pas de même, aujourd’hui, à endurer les vagues de ce « malaise qui tue la joie » causées par la quatrième révolution, la révolution numérique ? Ne sommes-nous pas rendus dingues par ces formalités incessantes, autorisations de prélèvements, doubles validations ? Par ces réseaux sociaux qui ont remplacé le café du coin et le dîner en famille ? Ne sommes-nous pas assommés par la bureaucratie et son besoin de tout fonctionnariser, enregistrer, contrôler, mettre en boîte, à la manière du film Brazil ? Ne sommes-nous pas abrutis dans notre potentiel de réflexion, dans notre potentiel créateur, par l’intelligence artificielle, notre cerveau n’est-il pas rendu à l’état de légume bouilli par ces ondes perverses et invisibles qui peuplent nos domiciles, nos transports, nos lieux de travail et même de villégiature et qui peut-être nous influencent ? Et ne sommes-nous pas avilis, réduits à l’état de robots, asservis par l’iétau qui se resserre, nous enjoignant de nous conformer à des procédures, des réglementations, jusque dans nos pensées, nos modes de vie, nos aspirations légitimes ? Et dans ce méli-mélo délétère, nous posons-nous la bonne question : à qui tout cela peut-il bien profiter ? Et quelle place ont encore la joie, le mystère, l’imprévu dans nos vies ?

Clavel dépeint avec lyrisme ce monde disparu.

« Ils étaient les plus enviés et les plus respectés de la vallée, parce qu’ils la faisaient vivre et aussi parce que chacun savait que, pour être encore là, ils avaient dû lutter sans cesse avec le fleuve, tout perdre et reconstruire à plusieurs reprises. Ruinés par le Rhône lorsqu’une crue détruisait tout un train de barques et noyait les chevaux, c’était au Rhône qu’ils demandaient secours pour recommencer. Ils étaient trop orgueilleux pour se plaindre. Ruinés, ils recommençaient avec une ou deux barques. Ils avaient pour eux un nom qui était connu de Lyon à Beaucaire. Ils avaient la confiance. Ils avaient le courage et une connaissance du fleuve qui tenait davantage de l’instinct de la race que de ce que les êtres humains peuvent se transmettre. »

Après avoir consacré les premières pages à la vaillance et la fierté de ces mariniers, reprenant la navigation après un mois d’immobilisation dans le cours du fleuve asséché, il nous embarque pour l’aventure. Car avec la reprise, plane l’ombre de l’échec face aux grosses Compagnies, le combat de David contre Goliath, et revient l’amertume de la concurrence déloyale des bateaux à vapeur, le progrès qui est venu leur prendre leurs meilleurs hommes, détruire les berges et toute la faune et la flore qui constituent le biotope (au grand dam des vrais écolos !) et remodeler le paysage autour de ports modernes et sans charme, et de vagues de fumées noires qui assiègent les vignobles. Sans compter les innombrables obstacles administratifs qui s’accumulent :

« Sur tous les ports on construisait ou on agrandissait les bâtiments d’administration. Les bureaux y tenaient chaque jour davantage de place. Tous ces gens assis, pâles et chétifs, amusaient les mariniers, mais c’étaient eux qui faisaient la loi, et ça, c’était plus agaçant qu’amusant. C’était encore une invention des gens de la vapeur pour compliquer la besogne des batteurs d’eau et les contraindre à payer des taxes supplémentaires.
Car les assis, même s’ils n’ont pas aussi fort appétit que ceux qui produisent, il faut tout de même les nourrir. Et ce sont les travailleurs qui les nourrissent.
Non seulement les mariniers devaient payer pour que ces fainéants puissent manger à leur faim et se vêtir de chemises empesées, mais encore ils étaient tenus de leur faire leur travail. Car les papiers, c’étaient les conducteurs de rigues qui devaient les remplir. Et les conducteurs avaient beau être savants, comme ils étaient presque tous très âgés, ils avaient bien du mal à saisir les subtilités de ces nouveaux règlements.

C’était ce qu’on appelait le progrès. On compliquait à plaisir la tâche de tout le monde après avoir clamé sur tous les toits que la vapeur allait permettre aux gens de vivre mieux en peinant moins. Beau résultat ! On ne pouvait plus transporter du café, du savon, du vin sans remplir des formulaires compliqués que devaient vérifier et enregistrer les gens du bureau de navigation et de jaugeage.
Même le préfet venait mettre son nez dans les affaires de la navigation ! Comme si ce rond-de-cuir pouvait avoir une idée de ce qu’était une barque ou un port ! »

Le héros tragique

« Les mariniers étaient de ceux qui lèvent les amarres dans les matins où tout départ est un défi. Leur foi était solide, ils croyaient en leur métier, et savaient se forcer à l’espérance. Quelque chose leur disait que la machine peut donner à l’homme un pouvoir immense, mais ils répondaient que ce pouvoir n’est rien, puisqu’il dépasse l’homme. Ils sentaient bien que la machine transforme ceux qu’elle a conquis, et ils tenaient à demeurer des hommes libres. Tandis que d’autres forgeaient les pièces des machines qui feraient d’eux des rouages, ils se levaient très tôt dans des aubes sans lumière, pour forger un espoir qu’ils poussaient devant eux sur le fleuve. »

Philibert, le héros, connaît les faiblesses de son ennemi. Il sait que s’il parvient à remonter – tandis que les gros bateaux à vapeur, qui certes vont plus vite et transportent davantage, mais restent coincés si le niveau d’eau est trop haut sous les ponts – il aura prouvé que la navigation artisanale a encore de beaux jours devant elle. Et il est prêt à tout, au péril de sa vie, pour cette cause qu’il estime la sienne, mais aussi celle de tout une clan qu’il défend avec âpreté.

Ce livre est aussi une réflexion sur l’orgueil, et les risques qu’il nous fait prendre.

« Leur métier, c’était la domination. Savoir être au-dessus des autres. Plus fort physiquement, plus intelligents, plus riches aussi puisque c’était le patron possédant le meilleur équipage qui accomplissait la meilleure besogne. Dominer les autres patrons, dominer leur propre équipage et, surtout, dominer le fleuve.
Pour un pareil métier il faut de la force, mais il faut aussi de l’orgueil. Un immense orgueil. »

Patron Merlin va prendre la remonte, en dépit des conseils avisés et même de quelques signes du destin qu’il aurait pu mieux interpréter. Il se sent mû par une force invincible, une idée fixe, investi d’une mission plus haute que lui : trop grande, sans doute. Il se veut le vainqueur de la vapeur, le résistant d’une époque, le héros d’une tribu en voie de disparition. Certes, il aurait pu vaincre : il ne s’en est tenu qu’à une maille de chanvre qu’il ne réussisse son exploit, et alors, il serait resté dans l’histoire comme le plus valeureux des patrons de rigue, celui qui a fait – un temps peut-être – reculer la vapeur. Mais ce faisant, il en oublie ceux qui dépendent de lui et dont il est responsable. Il est tout imbu de sa tâche glorieuse, et si les circonstances, les évènements ne le font plus reculer, il atteint un point de non-retour qui frise le sacrifice.

Plaisir de lire

Ce récit noble et libre nous vaut, dans un français à la fois poétique et précis, de belles pages sur le fleuve et la nature, de fines analyses sur la psychologie et les rapports humains : l’honneur, la peur, la joie, la rivalité, la rage, la haine, l’orgueil, l’entêtement, la responsabilité. De belles pages fleuries d’un vocabulaire typique de la navigation fluviale, totalement inattendu et dans lequel on se noie avec délectation, tant il rappelle un monde oublié, une citadelle engloutie : un agotiau (une écope), un arbouvier (mât très court et robuste au tiers avant du bateau, qui sert pour le halage), les mailles (cordes d’amarrage), les vorgines (végétations folle sur les rives des îles), les lônes (bras morts du fleuve), les meuilles (remous causés par un contre-courant), un pan de profondeur (une main ouverte)… Mais aussi les barques : les penelles aux extrémités relevées, les seysselandes fabriquées à Seyssel avec leur avant pointu et leur arrière carré; les savoyardes toutes plates, la penelle civardière qui porte les écuries des chevaux…

Terminons avec cette jolie évocation de la nuit, après un soir de fête à Beaucaire :

« C’était une nuit où la vie du ciel tenait plus de place que la vie de la terre. Tant que la fête avait mené son branle de lumière, de musique et de bruit, les hommes en groupe avaient continué de croire qu’ils étaient la seule vie de la vallée. Et puis, la musique et les lumières éteintes, partant chacun de son côté, tous avaient senti peser la présence du ciel.
Le fleuve, les arbres, les prés, les champs, les ponts, les bateaux, les maisons, rien ne dormait comme les autres nuits. Il y avait partout des rêves agités, de longues plaintes et des soupirs. C’était une de ces nuits où le ciel fou fait l’amour avec la terre. L’amour plein de violence, un peu sauvage, à goût de lutte. Pas une étoile qui demeure sans trembler, par un pouce carré d’eau morte qui continue de dormir.
C’était une nuit bien plus vive que les jours qui venaient de s’étirer sur la terre dans la grande chaleur immobile et lourde. La chaleur demeurait, mais elle s’était mise à courir avec le vent. Elle chassait le peu de fraîcheur que les arbres les moins dépouillés avaient su garder à l’intérieur de leurs grands corps tremblants.
Demain, il n’y aurait plus d’ombre fraîche. »

Le
Le seigneur du fleuve, de Bernard Clavel
Robert Laffont, 1972

Trois scénarios pour l’espèce humaine

Le monde qui est en train de se construire n’est pas « durable » (au sens où l’entendent les brillants concepteurs de l’industrie « écologique » moderne, le fameux sustainable – il n’est pas soutenable, en effet)

Déjà, par l’épuisement des ressources, le mode et vie du « toujours plus » et les pollutions évidentes ou insidieuses qu’il entraîne, sur la nature et sur le corps humain – ça, on le sait depuis longtemps ;

et, parce que ce monde est caractérisé par la révolution numérique et transgénique, qui vont toutes deux faire des humains une espèce dégénérée qui aura du mal à s’adapter à la Nature telle qu’elle a toujours existé, et aux Lois du Vivant.

Donc, je vois 3 scénarii possibles :

  1. soit à un moment tout s’effondre sous son propre poids et absurdités, car trop en désaccord avec les Lois de la Nature et de l’Univers (= le chaos) (scénario « catastrophe »)
  2. soit les « nouveaux humains » (gens de raison ayant déjà pris du recul par rapport à la civilisation du « progrès » et adopté un mode de vie plus sobre et surtout, surtout, fait un chemin d’auto-guérison des encodages et traumatismes de l’enfance, inter-générationnels et archétypaux, des mémoires individuelles et collectives de souffrance et de violence, et éliminé ou du moins commencé à prendre conscience et à nettoyer les conflits qui en résultent, intérieurs et extérieurs, et qui sont à l’origine de tous les malheurs du monde : guerres et maladies – ces gens de raison donc, ainsi que les jeunes générations « conscientes ») se détournent de la société matérialiste, des écrans et des ondes mortifères, percent le voile des mensonges et des manipulations du politique et des autres pouvoirs (financier, industriel…) et s’en démarquent en ne leur donnant plus leur pouvoir, en changeant leur mode de penser et de consommer pour un mode de vie plus sain mais qui implique aussi des « concessions » par rapport au luxe et au confort auquel nous avons été habitués: voyages, tourisme, chauffage, clim, pouvoir d’achat, divertissements….) (= la Voie de la Conscience ou de la Sobriété, ou prise à l’extrême, la Voie du Survivalisme si on en arrive à un réel chaos prélablement) (scénario « idéal »), ou
  3. les Humains disparaissent d’eux-mêmes comme une espèce devenue nuisible à l’équilibre de la Nature, par un de ces phénomènes dont la Nature miraculeuse a le secret, par lequel elle impose, lorsqu’une espèce est en situation de domination numérique et met en danger l’équilibre du Tout, une régulation automatique et naturelle: épidémies, maladies incontrôlables qui se répandent dans la population, dégénérescences, débilitations, baisse de fertilité, naissance d’individus « débiles » dont la faiblesse ou les aptitudes insuffisamment développées ne leur permettront pas de survivre – non pas dans un monde illusoire, à l’image des projections fantasmatiques des dirigeants actuels – mais dans le monde inévitablement plus brutal et plus cruel dans lequel Dame Nature ne saurait éviter de nous plonger dans le cadre d’un rééquilibrage pour « faire baisser » l’espèce, soit avec des cataclysmes, soit comme dit précédemment avec des déformations génétiques ou déficiences mentales ou intellectuelles, la prolifération d’un prédateur (qui peut être d’ailleurs un virus ou une bactérie dévastateurs) (= la disparition par l’affaiblissement de l’espèce) (scénario « plausible »).

On voit bien que certaines de ces manifestations sont déjà à l’œuvre. Il va de soi pour ma part que je souhaiterais plus simplement que la seconde possibilité se mette en place pour assurer une « transition douce », mais je ne me hasarderai pas à prédire la probabilité de telle ou telle de ces possibilités, ou de l’une et d’une autre, soit concommittante, soit successivement….

(c) DM mars 2024

Note de lecture

La Vie devant Soi : évidence et ironie

Une histoire d’amitié et de loyauté : deux êtres liés par le sort, indépendamment de leur volonté. Pour Momo, Madame Rosa est une mère par procuration, celle qu’il n’a jamais eue, ni de père d’ailleurs. Pour Madame Rosa, Momo est sa bouée de sauvetage, son repère, et celui qui en retour prendra soin d’elle dans ses vieux jours et aura, malgré son tout jeune âge, la charité de l’accompagner comme elle l’entend, vers le grand départ.

Momo n’est pas dupe, c’est loin d’être une belle femme, cette grosse mama juive devenue impotente avec l’âge, qui se farde et se parfume et ressasse sans cesse les mêmes souvenirs dans son kimono japonais. Mais elle a le coeur sur la main et c’est pour cela, sans doute, que parfois Momo la trouve belle, même au pire de sa dégénerescence.

Prix Goncourt 1975 : sous le pseudonyme Émile Ajar, se cachait Romain Gary – auteur de confession juive né en 1914 à Vilnius dans l’Empire russe, élevé par sa mère et arrivé en France à Menton en 1928 – qui avait déjà décroché un premier Prix Goncourt en 1956 pour Les Racines du Ciel

Le plus grand canular de l’histoire de la Littérature ? A l’âge de soixante ans (âge où est morte sa mère, celle qui aura institué toute sa vie ainsi qu’il le raconte dans La Promesse de l’Aube), Romain Gary, quelque peu entré en disgrâce littéraire depuis l’époque de ses premiers succès, et peut-être libéré de l’emprise maternelle, s’invente enfin un Autre, un Alter Ego, un écrivain nouveau qui lui permet de se renouveler, se recréer, et sous la plume duquel il signera quatre romans.

« À partir d’un certain degré de notoriété les types deviennent prisonniers de leur image » dira Romain Gary sur les antennes. C’est sans doute pour y échapper qu’il inventa cette faribole. Pris au dépourvu dans la course au Goncourt, il demande à son petit cousin Paul Pavlowitch d’endosser la personnalité d’Émile Ajar…

Ainsi dans sa vie Romain Gary aura été le seul écrivain à recevoir deux fois le Goncourt !

Malgré des signes avant-coureurs qui auraient pu le faire démasquer, ce n’est qu’après sa mort que la supercherie sera révélée, grâce à un court récit écrit de sa main et envoyé à Gallimard le jour où il se donna la mort, Vie et mort d’Émile Ajar.


La Vie devant Soi est un roman sur la vie à Belleville dans un immeuble plein de noirs et d’arabes et de juifs dans les années 70. Un roman qui chiale qui pue et qui respire comme la vie grouillante de ces quartiers. Écrit en style quasi-télégraphique et enfantin avec le minimum de ponctuation car c’est pour mieux représenter le désarroi d’un gosse qui grandit sans rien comprendre et qui apprend la vie par à coups. La vie en bigoudis qui se traîne et s’insinue même quand on veut pas la regarder en face. La vie en seringues d’héroïne et en femmes sans rescousse qui se défendent en vendant leurs atours sur les trottoirs de Belleville des Halles ou de Barbes.

Momo est un enfant de prostituée mis en pension « clandé » (clandestine) chez une vieille femme juive rescapée du Vel d’Hiv qui aimerait bien mourir parce qu’elle perd la tête mais qui ne peut pas. Après tous les gamins qu’elle a élevés (elle-même ancienne prostituée avec les honneurs) il ne lui reste que Momo son préféré, celui qui n’a jamais eu père ni mère (en fait, on aura le fin mot de l’histoire…). Momo le gamin raconte l’histoire avec sa gouaille sa pudeur son désespoir ses fautes de français et sa naïveté de gosse qui est en train de devenir adulte. Au cours du livre il a d’abord dix ans puis quatorze d’un seul coup comme ça il prend un coup de vieux rapport aux faux papiers qu’on lui avait fait. Il est entouré d’une bande originale, les quatre frères Zaoum déménageurs (bien pratique quand il faut soulever la grosse Madame Rosa) Monsieur Hamil ancien marchand de tapis qui a lu Victor Hugo (mais qui le confond parfois avec le Koran) et qui est en train de devenir vieux et con Monsieur Walumba l’éboueur au grand cœur et toute sa clique africaine qui viennent danser peints en couleurs devant la vieille Rosa pour lui ramener ses esprits, le docteur Katz vieux juif qui veut mettre Madame Rosa à l’hôpital mais elle elle ne veut pas car « je ne veux pas vivre plus que c’est nécessaire et ce n’est plus nécessaire« , et Madame Lola la travestie au Bois de Boulogne ancien champion de boxe au Sénégal qui casse la gueule à ses clients mal inspirés qui pensaient pouvoir lui mettre une trempe… Il est élevé en quelque sorte par tous ces personnages hauts en couleurs qui lui servent à tour de rôle de père de mère de frères et de sœurs.

Et ainsi, on lui dit un jour qu’il a « la vie devant soi » ?… mais qu’est-ce qu’il en a à faire de la vie « qui peut être très belle mais qu’on ne l’a pas encore trouvée et qu’en attendant il faut bien vivre »… ?

Une grande leçon de sagesse, drôle et touchante, où la vie change de couleur au gré des péripéties que traverse le jeune Momo devenu adulte trop vite.

« Le bonheur, c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre. On est pas du même bord, lui et moi, et j’ai rien à en foutre. J’ai encore jamais fait de politique parce que ça profite toujours à quelqu’un, mais le bonheur, il devrait y avoir des lois pour l’empêcher de faire le salaud. »

« Monsieur Hamil aussi, qui a lu Victor Hugo et qui a vécu plus que n’importe quel autre home de son âge, quand il m’a expliqué en souriant que rien n’est blanc ou noir et que le blanc, c’est souvent le noir qui se cache et le noir, c’est parfois le blanc qui s’est fait avoir. Et il a même ajouté, en regardant Monsieur Driss qui lui avait apporté son thé à la menthe : « Croyez-en ma vieille expérience. » Monsieur Hamil est un grand homme, mais les circonstances ne lui ont pas permis de le devenir. »

« Je voudrais aller très loin dans un endroit plein d’autre chose et je cherche même pas à l’imaginer, pour ne pas le gâcher. On pourrait garder le soleil, les clowns et les chiens parce qu’on ne peut pas faire mieux dans le genre. Mais pour le reste, ce serait ni vu ni connu et spécialement aménagé dans ce but. Mais je pense que ça aussi ça s’arrangerait pour être pareil. C’est même marrant, des fois, à quel point les choses tiennent à leur place. »

« J’ai léché ma glace. Je n’avais pas le moral et les bonnes choses sont encore mieux quand on a pas le moral. J’ai souvent remarqué ça. Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur goût que d’habitude. »

La Vie devant soi, d’Emile Ajar
Mercure de France, 1975

texte (à part les citations) et photo (c) DM, février 2024

illustration de couverture : comme signé sur l’image

Note de lecture

Le Mas Théotime, plongée de nuit dans une Provence sanguine

Je (re)découvre Henri Bosco, un auteur que je pense n’avoir jamais lu auparavant, bien que son nom me fût toujours familier – sans doute, grâce à une institutrice d’école primaire, et à un polycopié à l’encre violette, inséré dans un cahier de poésie ? … Car sa prose l’est, poétique. Petit frère ou plutôt prédécesseur de Jean Giono, chantre d’une Provence exquise et secrète, sauvage, ne s’offrant point au premier regard, il explore les solitudes de l’homme et des paysages, enfouies entre les sillons, les collines et les friches. Son livre Le Mas Théotime m’a rappelé Un de Baumugnes, Colline, ou encore Que ma joie demeure, de Giono : tant par son style (un peu plus lent et attentiste cependant), que par le parfum de France tranquille que nous tenons imprégné dans nos gènes…

(je fais un aparté : à nous, générations d’après-guerre qui avons eu le bonheur de connaître encore un grand-père à la campagne… le grincement de la roue d’une carriole, la course effrénée des poules affolées par le cliquetis métallique du portail du poulailler, les lapins dans leurs clapiers ou l’odeur d’eau verte et sucrée des potagers et des vergers…. mais je m’égare !) …

… tant par son style donc, et les parfums de campagne et d’armoire à linge qui semblent s’évaporer des pages jaunies du livre de poche, que par son sens dramatique et l’atmosphère pesante qui émane de leurs lignes, comme si leurs auteurs avaient su renifler, avec quelques décennies d’avance, la terrible agonie de la France rurale que l’on déplore aujourd’hui. En effet, dans un cadre idyllique, où tournoient, sans menacer toutefois le bonheur des vivants, les ombres des ancêtres, où rougeoient les clameurs du couchant et où le lait fume dans les bols ébréchés, sur la grande table en bois du petit déjeuner, le drame latent qui transpire de ces pages en apparence tranquilles, laisse présager d’un dénouement compliqué, pour ces existences dont l’avenir se trame, avec elles, malgré elles.

Pourquoi Henri Bosco est-il tombé, comme tant d’autres, en désuétude ? Parce qu’il décrit un mode de vie sain, lent et intériorisé, propice à la réflexion, qui manque tant à notre époque surchauffée ? Parce que les valeurs qu’il représente – vertu familiale et retenue sociale, modestie, prudence – n’ont plus beaucoup cours aujourd’hui ?

Le Mas Théotime est un livre d’une rudesse emmitouflée de molleton, un livre qui sent bon la paille et la garrigue, les collines du Lubéron et l’eau des sources. Qui parle de la terre comme d’une personne, avec ses exigences, ses incertitudes et ses gratifications. Qui parle du ciel, de la pluie et des nuages comme d’un film merveilleux et parfois terrifiant, et des saisons comme d’un cycle éternel qui constitue la trame de la vie. Un livre qui nous fait sentir au plus profond de nous, l’attachement à une vieille bâtisse familiale et aux terres qui l’entourent, bichonnées, travaillées, honorées et récompensant de ses fruits des générations de mains et d’outils laborieux.

Qui nous rappelle à nous-mêmes, à nos noirceurs, aux tréfonds cachés de notre âme, et à la lucidité qui s’impose, pour nous en extirper, nous élever et sortir grandi, prenant opportunément les décisions justes et sages, celles qu’impose l’enracinement à la terre et le respect des lois naturelles… Dans un village de Provence, deux familles alliées se voient unies par de nombreux mariages, entre cousins comme ils s’en faisaient tant avant. Au milieu des aléas de la vie, un jeune garçon, sauvage et ténébreux, n’ose exprimer l’amour pour sa cousine vive comme l’air qui déstabilise son caractère terrien. Il rejette donc ces doux sentiments comme une mollesse de cœur pour laquelle il ressent une instinctive répulsion, comme s’il allait s’y noyer, ou perdre quelque chose au plus précieux de son être.

C’est un livre qui parle du sang, celui de nos ancêtres et de leur présence autour de nous.

Qui parle de la voix amicale des gens avec qui l’on vit, même dans le silence, des objets familiers qui nous entourent, et de la chanson du quotidien, répété dans ses gestes et multiple par ses humeurs, le temps, les événements.

Qui parle de choix, de silences portant leur propre compréhension des choses, de communication non verbale, d’instinct et de patience.

Qui nous emmène dans le monde de la terre, ce monde paysan qui fait sourdre en nous nos propres racines paysannes – car qu’était la France d’antan sinon un monde essentiellement paysan ?

Question bien d’actualité, il me semble…. voici un petit extrait sur le monde agricole… enfin ce qu’il était !

« J’avais depuis deux ans établi ma vie sur des lieux dont j’éprouvais la bienfaisance. Cette terre est forte et nourricière d’âme. Mon être s’y alimentait à des sources calmes; et j’arrivais parfois, sous l’afflux de cette fraîcheur qui s’épandait dans tout mon corps, à mêler mes deux sangs ennemis.

« Pour les êtres qui m’entouraient, ils m’apportaient des satisfactions et des soucis pareils à ceux qui me venaient de la terre. Les soucis qu’elle donne sont mâles et d’une progressive pénétration. Car elle satisfait à ce besoin inné de lenteur solennelle et d’éternel retour que seuls la croissance du blé ou le verdissement des vignes offrent à l’homme qui est aux prises avec la grandeur et les servitudes agricoles. »

Le vieux métayer Alibert qui parle peu, ses mains laborieuses posées sur la table quand il réfléchit ou attend une réponse, en signe de confiance. En lui coule le sang des veines de la terre, et la douce amertume des erreurs ou infortunes de ses ancêtres qui lui ont fait perdre leur propre terre.

Marthe, sa femme, saine, intuitive, ne posant pas de question mais toujours au fait de la meilleure et juste chose à faire.

Son fils, Jean, discret, dans la force de l’âge, et Françoise sa fille, brune et solaire, au visage franc et aux yeux directs.

Le voisin Clodius, cousin éloigné, teigneux et envieux, qui hante les lisières de la propriété dans l’espoir de faire fuir ce cousin arrivé de la ville et dont il se serait bien passé.

Le propriétaire, Pascal, sombre mais conscient de ses faiblesses, impétueux mais se maîtrisant, honnête avec lui-même et se méfiant de ses coups de sang, se coulant dans la légèreté du jour comme dans l’épaisseur du soir, avec la confortable impression du travail accompli et la satisfaction d’être parfaitement à sa place. Heureux de ce qu’il possède et ne renâclant pas sur ce qu’il n’a pas.

Geneviève, la cousine un peu dissolue, aérienne et passionnée, qu’il a secrètement toujours adorée mais jamais osé le lui dire, qu’il a repoussée même, et qui surgit dans sa vie, précédée de sa réputation, qui vient se réfugier chez lui, trouver l’apaisement des jours qui se ressemblent et de la nature qui console. Avec elle, entrera dans la ferme, un passé mouvementé…

Des personnages qui, tous, vont à leur destin, certains sans hâte, vaquant aux labeurs du jour et au repos de la nuit sans plus s’attarder sur de lointaines questions, et d’autres, tourmentés ou passionnés, qui y courent avec précipitation, saisissant les branches sur le côté du chemin pour s’y accrocher et accélérer ainsi l’inéluctable aboutissement de leur fragile existence terrestre.

Sur ce fond de vie campagnarde paisible vient se greffer un formidable suspense à la Hitchcock, qui m’a fait frémir d’impatience et frissonner d’anticipation deux ou trois nuits durant !

Le Mas Théotime, d’Henri Bosco
Gallimard, 1952 (ici Livre de Poche)

« Les médisances ont une telle force qu’elles remonteraient le fil du vent. Sans doute peuplaient-elles les airs, où je les respirais sans le vouloir. »

« Clodius espérait ainsi me dégoûter du bien et m’inspirer le désir de retourner à la ville. Selon lui, je n’aurais jamais dû en sortir. J’étais un intrus. Mais, soutenu par les Alibert qui ont beaucoup de patience, je sentis s’éveiller en moi une ténacité si paysanne que je fis tête assez bravement. »

« Geneviève était Métidieu jusqu’à la racine des ongles. Elle ne vivait pas, elle dansait. Sa vivacité me déchirait le cœur. Car mon amour est lent à se poser; il lui faut des objets un peu lourds et qui longtemps restent en place. Pour aimer j’ai besoin d’abord de m’attendrir et non pas d’admirer. Mais d’ailleurs comment admirer (du moins sans jalousie) une âme qui rit en plein vol quand on ne peut soi-même s’élever que faiblement au-dessus de la terre ?

(…)

« Elle était déjà grande, leste, un peu rousse, hardie et offrait alors quelque image d’une créature du vent, s’il en est. Ces créatures-là on peut bien les aimer, je pense, mais on ne les retient pas longtemps à la portée de son amour. »

« L’air n’est pas mon élément, mais la terre; et j’aime les plantes parce qu’elles vivent et meurent là où elles sont nées. « 

« C’est elle qui me révéla cette puissance et aussi cette qualité d’abri moral qui émane des murs du mas Théotime. La douceur m’en était depuis longtemps perceptible, mais je ne savais pas en définir la nature. Geneviève trouva le sens de la maison dont le signe s’était perdu depuis tant d’années. Loin d’y apporter le désordre, elle y venait chercher l’apaisement. Car elle avait imaginé sans doute que nous ne bâtissons jamais pour nous abriter seulement des fureurs de l’hiver, mais aussi pour nous mettre à couvert des mauvaises saisons de l’âme. « 

Révolution culturelle

Je serai brève (parce que ça n’en vaut pas plus) : cette cabale soit-disant culturelle contre Sylvain Tesson m’horrifie. On peut certes ne pas apprécier le personnage : une sorte de gentleman aventurier, moitié baroud, moitié gouailleur, arborant la chevalière au doigt, d’une intelligence brillante et d’une culture traditionnaliste et plutôt aristocratique, qui l’amènent à se projeter parfois d’une manière un peu hautaine… j’ai mis personnellement du temps à me faire à son style. Mais, à une époque où certains candidats au bac français ne connaissent pas le sens du mot « ludique » (véridique, vu l’an dernier), on ne peut pas ne pas reconnaître la qualité de ses récits. Ni éviter d’être happé dans son univers, à la fois onirique et réaliste, mythologique et accoudé au présent. Ceux-ci (ses récits) sinuent à la fois sur la surface de la terre et dans les profondeurs de l’âme humaine, à la recherche des racines de notre civilisation, autant que des détours d’un simple chemin de traverse, de traces perdues dans la neige ou de bêtes élusives… avec un amour généreux et une passion contagieuse.

J’espère bien que cette tribune stupide, publiée par des soit-disants poètes (dont l’instigatrice, d’après des bribes que j’ai pu en lire, ne commet, en fait d’écrits, qu’un plat étalage de ses fantasmes sexuels – on est donc tombé bien bas) – n’aura pas de suite; de là à dire que le talent engendrerait la haine, il n’y a qu’un pas… Heureusement, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer ce sectarisme, cette violente atteinte à la liberté d’être soi, d’être poète ou écrivain et d’avoir des convictions morales, familiales ou politiques.

Vraiment, la révolution culturelle à la maoïste que nous vivons est effarante, et je ne puis donner mon appui à la dictature du prolétariat littéraire qui s’infiltre dans notre société, relayée par certains medias (heureusement de moins en moins nombreux). Certes, on n’envoie personne au goulag (pas encore) mais ce rituel de crucifixion publique a quasiment la même portée symbolique, peut-être même plus forte.

S’ils devaient écouter toutes les voix dissonantes, j’imagine assez le casse-tête du comité du Printemps des poètes, dont les délibérations pourraient alors ressembler aux exclamations d’Alonzo et Ramon dans Tintin (les deux bandits de l’Oreille cassée qui ne savent pas viser) : celui-ci ? « trop à drrrroite! », et celle-là ? « trrrop à gauche » !, bref, comme dirait le perroquet, « Carrrrrramba, encorrr raté » !!!

Sur ce, je tire mon chapeau à Sylvain Tesson dont les ventes de son dernier livre (Avec les fées) explosent, marque de sa réelle popularité en France. Pour ma part, j’ai hâte de découvrir ce récit et je me réjouis sincèrement du succès de son auteur.


Pour une fois, le Figaro ne me déçoit pas avec un peu d’humour :

« Quelques idées pour remplacer Sylvain Tesson au Printemps des poètes » https://www.lefigaro.fr/livres/quelques-idees-pour-remplacer-sylvain-tesson-au-printemps-des-poetes-20240125

« Depuis quand être de droite ou de gauche est constitutif de l’art du poète? » https://www.lefigaro.fr/vox/culture/petition-contre-sylvain-tesson-depuis-quand-etre-de-droite-ou-de-gauche-est-constitutif-de-l-art-du-poete-20240119

et une pointe de sarcasme : « Patrice Jean : les pétitionnaires savent-ils que Baudelaire était réactionnaire? » https://www.lefigaro.fr/vox/culture/patrice-jean-les-petitionnaires-savent-ils-que-baudelaire-etait-plus-reactionnaire-que-tesson-20240121

Ni Causeur, mais je n’en attendais pas moins d’Elisabeth Lévy et son équipe : https://www.causeur.fr/sylvain-tesson-parrain-printemps-des-poetes-petition-liberation-274832

Note de lecture

Humus ou l’épopée de l’humanité

Je commence l’année par la lecture d’un livre offert par mon père : Humus, de Gaspard Koenig. Comme son nom l’indique : retour à la terre, au tout petit, au travail humble des vers et bactéries qui compostent le sol – une grande leçon d’humilité. Drôle et caustique à la fois, envoyant une volée de bois vert aux dérives de notre époque, tant celles de la société bétonnée et algorithmée que nous subissons de plein fouet, qu’à celles des éco-révolutionnaires qui s’illusionnent sur la capacité à changer le monde par leur seule volonté de bien faire : naïveté suprême face à la mécanique bien huilée du progrès. Dans les deux cas, le précipice gronde et appelle.

Je finis ce livre en larmes : larmes de détresse devant l’inutilité de l’homme, devant ses rêves de retour à la nature et ses illusions en déconfiture, devant ses combats perdus d’avance. Larmes devant l’insondable inéluctabilité de son destin : celui de périr et disparaître, individuellement et, peut-être, collectivement, avec toutes les autres espèces de cette planète, que quelques poignées de milliardaires, financiers, lobbyistes et politiques (et tout ceux qui, par leur complaisance, collaborent avec leurs agissements), jouisseurs, égoïstes et belliqueux sont en train de mener à leur perte. Larmes devant la déroute de l’expérience humaine, enflée de manière grandiloquente, embaumée, infatuée et, en fait, ne ressemblant à rien d’autre que le destin d’un ver de terre. Sauf que celui-ci ne réfléchit pas à son sort et que l’homme, pour se sauver psychologiquement, pour ne pas sombrer dans l’abîme de son désespoir, n’a plus que l’espoir d’une autre vie, réincarnée ou sublimée dans d’autres dimensions, d’autres galaxies, d’autres univers parallèles… ou transmigrée à travers l’humus que deviendra son corps, à d’autres étapes du cycle naturel et de la Vie… et n’a plus comme dernier recours pour vivre encore à peu près heureusement ses dernières années, que l’humble reconnaissance de sa toute-petitesse, la fin de son amnésie hypocrite vis-à-vis des faussetés qui l’ont convaincu de se détourner des véritables faits et du sens de l’Histoire, de se bloquer les yeux avec des peaux de saucisson sur sa véritable origine et ses devoirs d’existence exigés par le Vivant, de s’enorgueillir de ces « progrès » ridicules et souvent destructeurs, et s’inventer une légende mortifère, celle de l’humanité toute-puissante, créatrice de bien-être et de luxe, guerrière et discriminante, qui se positionne en maître de la planète, veut faire la loi et décréter le juste, mais éloignée de ce qui fut sa véritable raison d’être : suivre un chemin spirituel dans ce monde matériel qui, faute de crédit restant, ne peut s’achever que dans la catastrophe, sauf si…

Face à l’irrémédiable déroute de l’humanité, par-delà toutes les vanités, les ambitions et les illusions que chacun se fait de son pouvoir créateur, il ne nous reste qu’à reconnaître et vivre profondément, par le ressenti et l’acceptation, la réalité de notre appartenance au cycle de la vie, et rien de plus : nous sommes arbre qui croît, qui fait des fruits ou pas, glands qui retournent à la terre et donnent d’autres arbres ou pas, écorce, branchages et feuilles qui retournent à la terre et se décomposent, participant du prochain avènement d’un cycle.

Propulsée par la soudaine réalisation de l’histoire miraculeuse et éphémère de sa création ou de son apparition (selon qu’on croit à une intention ou pas), de son passage sur terre et de son éternel renouvellement, l’humanité peut alors reprendre sa place et pas plus que sa place au cœur d’un univers grouillant de vie et gluant de mucus : c’est au prix de cette prise de conscience et à ce prix-là seulement que l’on pourra envisager, pour l’humanité, un chapitre XXIII.

Ce livre a reçu le Prix Jean Giono et je comprends leur affinité : non pas tant dans le style (qui est aussi décapant que celui de Giono respire la force tranquille) que dans le cri puissant jeté au vent, contre les excès du modernisme, et les dérives du nouvel écologisme – qu’il soit start-upien ou révolutionnaire… et pour la défense de la terre, et d’une certaine homéostasie de l’humain avec le reste du vivant – entendu comme la large palette des règnes : animal, végétal, minéral – avec lequel nous partageons ce séjour sur terre.

Car, j’en suis pesuadée, le minéral a une vie, lente et millénaire, qui s’exprime dans les strates géologiques, dans la chaleur et l’humidité, dans la matière, le volatil et le liquide, dans l’explosion et la rétraction, dans le mouvement, aussi imperceptible soit-il, dans l’instinct de préservation et d’expansion, et dans la dissolution : qu’est-ce d’autre que cela, la vie?

Humus, de Gaspard Koenig,
Les Editions de l’Observatoire, 2023

texte et photos (c) DM, janvier 2024

ONU secrète et désuète

un soir d’automne où le ciel descend

le palais des nations déserté par la foule

des fonctionnaires et des ambassadeurs

s’offrait à moi dans sa solitude poétique

après l’effervescence du jour

dehors, les drapeaux triomphants,

insolents dans l’obscurité

brûlant comme des hampes

de guerriers alignés

j’arpentai les couloirs éteints,

les salles vides

balançant mon indifférence muette

ma tendresse inutile

dans ce monde effréné

au fond du coeur, déjà, un aurevoir

le crépuscule envahissait ces salles, ces murs marbrés,

ces longs couloirs abandonnés

lentement, inexorablement

comme les ombres du temps qui passe

s’attardent sur les portes aux titres éculés

sous les luminaires semi-éteints

dans les escaliers

la salle des pas perdus aux plafonniers blafards

où se sont égarés

tant de pas pressés ou nonchalants

tant de propos futiles ou importants

envolés à jamais

le temps arrêté

dans le détail architectural

et la beauté désuette de ce bâtiment m’apparut

longueurs grandiloquentes

hauteurs arrogantes

reflet suranné des hauts sentiments

et nobles intentions

de ceux qui la conçurent

pour sauver le monde

tenter de retenir

une paix élusive

dérisoire chimère

au coeur du vingtième

et à l’aube du vingt-et-unième siècles

si destructeurs, si cyniques

belle du seigneur qui se complaît encore

dans une lassitude rêveuse,

pourchassant un idéal qui ne bat que de jour

comme un cœur à deux temps

dont le vernis s’écaille, la nuit

sous la brutalité cinglante et aveuglante

de ce qui fait tourner le monde

tout sommeille et alors

s’ouvre un monde discret

le palais, rendu à lui-même

luisait de ses splendeurs passées

et n’appartenait plus

qu’au petit peuple de la nuit

qui passe et repasse et nettoie

et cire et lave et répare

tandis que les halls déserts

résonnaient encore par échos

des bruits de pas, de voix

fantômes ardents et frivoles

qui s’agrippent et ne veulent pas mourir

ni laisser transparaître l’insouciance

derrière l’éternel recommencement

de leurs vaines préoccupations …

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(c) D. Marie, images 2016 texte 2024

Genève évanescente

Sur ces photos Genève

la riche la pompeuse

s’estompe

en quelques traits de lumière furtifs

au hasard des mouvements de mon poing

je me fais un doux plaisir

de la barbouiller

je m’accroche

à ces puits de lumière

sans aucune signification

floutée dans la nuit d’hiver

elle a perdu de sa superbe

le jet d’eau

n’est plus qu’une illusion

Genève n’est plus qu’un enchevêtrement

de courbes, de formes, de lignes et de lumières

évanescentes

plus que géométrie

sans nom, sans sens précis,

sans même un horizon

on devine quelques vies sous la pluie

à peine une émotion

éphémère et futile

dans le chaos du temps

la ville et son lac

ne sont plus que murmures

froissés, distants,

incohérents

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(c) D. Marie images 2009 texte 2024