Je suis donc je pense

3–5 minutes

L’être précède la pensée ! Ce n’est pas la pensée qui détermine l’existence de l’être, c’est la conscience de l’être qui permet à la pensée de se développer.

Il est temps de remettre dans l’ordre ce paradigme cartésien dans lequel nous avons tous été formatés dans nos études (à une époque où l’école enseignait encore quelques notions de philosophie) et selon lequel la preuve de mon existence réside dans le fait que ma pensée fonctionne !

Ce n’est pas la pensée qui crée la conscience, c’est la conscience qui permet à la pensée de s’exprimer.

image générée avec l’IA : « un esprit conscient qui se connecte avec l’infini de son existence »

Ce n’est pas la pensée non plus qui permet de percevoir l’être : l’être pré-existe dans toutes ses potentialités dès le moment de la fécondation, il se déploie dès cet instant dans les qualités de son existence, de son âme. L’être se perçoit par l’intuition fondamentale que nous sommes vivants, qui est une intuition non pas rationnelle mais une sorte de connaissance immédiate et certaine, inéluctable, indéniable.

Seule la conscience de mon existence permet alors au mécanisme de ma pensée de se développer et d’élaborer des théories, d’analyser ses ressentis et son environnement, de tenter de mettre des mots et donner un sens à tout ce qui me traverse, pensées, émotions, perceptions des sens, mémoires…

Si je n’avais pas conscience d’abord de mon existence, je ne serais qu’un mollusque parmi d’autres ou qu’une bactérie grouillante cherchant à se reproduire et à survivre. Mais si je considère en premier lieu la conscience que j’ai de ma propre existence, alors cette conscience constitue la base qui me permet de me distancier, me décoller de cette simple existence, et dans ce recul de tenter de comprendre le mystère qui entoure le fait même que j’existe.

La conscience est primordiale, et permet d’appréhender le fait que je suis en vie – même si je ne comprends ni comment ni pourquoi. Cette première « pensée » en quelque sorte, donne lieu ensuite à tous les développement habituels de la pensée : le fameux qui suis-je, où cours-je et dans quel état j’erre… Tous ces développements de la pensée sont permis par le fait que c’est ce « Je » qui pense, ce « Je » primordial qui constitue mon existence plutôt que mon identité, et qui appartient à un domaine, un royaume, un univers que je ne maîtrise pas. Ce « Je » primordial est donc l’essence même de mon existence et se rattache à un « Je » plus indéfini, que l’on pourrait appeler le « Soi », qui constitue la Source de tous nos « Je » réunis, l’Origine.

L’identité que nous nous forgeons n’est qu’un exercice de la pensée pour tenter de cristalliser et contrôler ce « Je » qui nous dépasse par sa grandeur originelle. Nous tentons alors de le rapporter à des dimensions plus modestes, afin de parvenir à en faire un élément maîtrisable.

Le petit « je » social, le « je » familial, le « je » culturel et historique (imprégné de son histoire) – qui sont tous des « je » pensés – ne sont alors que le pâle reflet du « Je » créatif qui a fait de nous des êtres vivants – et découlant, pensants.

A partir de cette constatation, on ne peut que tenter de se libérer de ces multiples « je » qui nous manipulent, et se méfier de notre pensée cartésienne qui veut tout disséquer et réduire à sa mesure, pour retrouver le « Je » originel qui est là dès notre conception, et qui procède d’un mystère que nous devons admettre ne pas pouvoir comprendre ni maîtriser !

En fait, l’on s’aperçoit que, dans un sens ou dans l’autre, cette expression nous ramène au même point, pourvu que l’on entende la pensée comme outil de connaissance intuitive et non simple capacité à raisonner (qui serait la pensée logique).

Cette connaissance intuitive nous amène à une autre réalité : Descartes lui-même en conclut l’existence de Dieu, par le seul fait que l’homme peut ainsi penser son existence, c’est à dire concevoir le « Je » profond et intuitif. A l’instar des grands maîtres spirituels de notre siècle, il reconnaît que le simple fait de se ressentir comme existant – donc la conscience du Soi – est une preuve que Dieu demeure en nous. J’en parlais récemment dans mes Carnets de l’Inde : « Le sentiment le plus immédiat de chacun, « Je suis », n’est pas une illusion mais une expérience réelle et intuitive » écrit Chandra Swami, grand sage indien, dans son livre, l’Approche du Divin. « Il est impossible d’expérimenter « Je ne suis pas »... Dieu, dont l’existence ne peut être prouvée de manière rationnelle, peut alors néanmoins se révéler comme évidence intuitive : il serait donc le « Je suis », notre véritable Soi.

DM, octobre 2024

(photo de couverture DM, pointe Saint Matthieu)

(voir article https://feuillesdenvol.com/2024/05/16/3-3-la-devotion-art-de-linde/)

PS (voyage en Inde) Considérations sur Dieu, l’univers, l’homme

4–6 minutes

Le monde est fait d’opposés : le bien et le mal, l’harmonie et la violence, l’oiseau qui chante et le vrombissement de l’autoroute qui assomme. Appréhender la dualité du monde phénoménal [voir l’article 2/3 sur la non-dualité] est une évidence : l’accepter tel qu’il est c’est comprendre qu’il n’y a d’unité et de perfection que dans la Source. Et que toutes ces manifestations émanent du même Amour.

La vision du monde cosmogonique hindoue, avec ses grands cycles d’expansion, de stagnation et de rétraction de l’univers (manvantara), rejoint au fond les théories d’astro-physique sur le Big Bang, l’expansion de l’univers et dit-on maintenant, sa possible rétraction… L’univers respire comme nous respirons à son image : inspir, force d’expansion, de création, de vie, enthousiasme, ouverture ; rétention poumons pleins, plénitude, stagnation, silence, zénith ; expir, lâcher-prise, acceptation de la mort, dissolution, abandon ; rétention poumons vides : attente, vide, éternité, germe.

Ainsi la source de l’univers correspondrait-elle à la Conscience ? Et l’éloignement de la Source (kali yuga) ou moment maximal de l’expansion correspondrait alors à l’éloignement de Dieu que nous vivons actuellement (avec des fréquences vibratoires ralenties et de plus en plus basses) : la banalisation de la matérialité au détriment de la Conscience et l’éloignement du sacré. La Source serait donc Conscience (à l’origine) et la matière serait Énergie. Dieu serait-il alors le trou noir à l’origine de la création ? Ou, en d’autres termes, serait-il la lumière hyper-compressée qui jaillit de ce trou noir ?

Notre travail, selon les traditions spirituelles, est de prendre conscience de cette lumière et de chercher à retourner à sa source (voir Yogananda dans l’article 2/3, la vie sur terre n’est qu’un film projeté sur un écran, il n’existe qu’un but : rejoindre la source lumineuse…) ; avoir la foi qu’ultimement on y retourne (peut-être les aurores boréales, entrevues un peu partout dans le monde récemment, sont-elles venues nous rappeler qu’à l’origine, tout est lumière… et qu’il y a une source de lumière, au-delà de nos ampoules électriques…) Et c’est enfin de rechercher activement le reflet de cette source en nous, et le sentiment d’union que cette lumière projette en nous : ce sentiment que nous avions à l’origine et dont il nous reste quelques réminiscences, dans les moments heureux où nous nous sentons ré-unis, tandis que dans les moments malheureux nous nous sentons morcelés, fragmentés, déconscientisés.

Finalement la théorie de la Conscience unifiée d’où émane tout le vivant rejoint celle du Big Bang : nous serions tous des parcelles de cette Conscience, disséminées dans un univers, par son expansion devenu spatial et qui, en instituant l’Espace, a aussi créé le Temps.

Aujourd’hui le dieu wifi, omniprésent, a remplacé le sens du sacré… il est essentiel de se souvenir de la source et se maintenir dans des énergies vibratoires élevées. C’est précisément ce que permet la dévotion, ou la prière (voir article 3/3).

« Créez une église en vous-même ! «  disait à ses élèves Yogananda, le premier gourou indien à avoir eu un impact profond sur la bonne société bien-pensante californienne. Par des techniques de respiration et de purification (kriyas), par la méditation et la reprogrammation du cerveau (neuroplasticité), il leur enseignait comment établir et entretenir, loin des temples et des églises, une relation personnelle avec Dieu.

Par la prière, ou la connection au sacré, au mystère (voir l’épilogue de l’article 2/3) Dieu au lieu d’être une figure extérieure, qui juge ou qui accorde ses grâces, est ancré en moi, dans la matière et dans l’immatériel, dans mon cœur, ma colonne vertébrale, ma tête. Dieu, ou le pressentiment de l’éternel, devient par la prière silencieuse, une manière d’être au monde, libre, aimante.

« Même si je me plains un peu, disait son cœur, c’est seulement que je suis un cœur d’homme, et les cœurs des hommes sont ainsi. Ils ont peur de réaliser leurs plus grands rêves, parce qu’ils croient ne pas mériter d’y arriver, ou ne pas pouvoir y parvenir. Nous, les cœurs, mourons de peur à la seule pensée d’amours enfuies à jamais, d’instants qui auraient pu être merveilleux et qui ne l’ont pas été, de trésors qui auraient pu être découverts et qui sont restés pour toujours enfouis dans le sable. Car, quand cela se produit, nous souffrons terriblement, pour finir. (…)

– Mon cœur craint de souffrir, dit le jeune homme à l’Alchimiste, une nuit qu’ils regardaient le ciel sans lune.

– Dis-lui que la crainte de la souffrance est pire que la souffrance elle-même. Et qu’aucun cœur n’a jamais souffert alors qu’il était à la poursuite de ses rêves, parce que chaque instant de quête est un instant de rencontre avec Dieu et avec l’Éternité.

Alors, son coeur demeura en paix tout un après-midi durant. Et cette nuit-là il dormit calmement. Lorsqu’il s’éveilla, son cœur commença à lui raconter des choses de l’Âme du Monde. Il dit que tout homme heureux était un homme qui portait Dieu en lui. Et que le bonheur pouvait être trouvé dans un simple grain de sable du désert, comme l’avait dit l’Alchimiste. Parce qu’un grain de sable est un instant de la Création, et que l’Univers a mis des millions et des millions d’années à le créer. (…)

Le jeune homme, de ce jour, entendit son cœur. Il lui demanda de ne jamais l’abandonner. Il lui demanda de se serrer dans sa poitrine lorsqu’il serait loin de ses rêves, et de lui donner le signal d’alarme. Et il jura que, chaque fois qu’il entendrait ce signal, il y prendrait garde. »

(Paulo Coelho, l’Alchimiste)

texte (sauf la citation) (c) D. Marie, 2024

photo DM

Trois scénarios pour l’espèce humaine

Le monde qui est en train de se construire n’est pas « durable » (au sens où l’entendent les brillants concepteurs de l’industrie « écologique » moderne, le fameux sustainable – il n’est pas soutenable, en effet)

Déjà, par l’épuisement des ressources, le mode et vie du « toujours plus » et les pollutions évidentes ou insidieuses qu’il entraîne, sur la nature et sur le corps humain – ça, on le sait depuis longtemps ;

et, parce que ce monde est caractérisé par la révolution numérique et transgénique, qui vont toutes deux faire des humains une espèce dégénérée qui aura du mal à s’adapter à la Nature telle qu’elle a toujours existé, et aux Lois du Vivant.

Donc, je vois 3 scénarii possibles :

  1. soit à un moment tout s’effondre sous son propre poids et absurdités, car trop en désaccord avec les Lois de la Nature et de l’Univers (= le chaos) (scénario « catastrophe »)
  2. soit les « nouveaux humains » (gens de raison ayant déjà pris du recul par rapport à la civilisation du « progrès » et adopté un mode de vie plus sobre et surtout, surtout, fait un chemin d’auto-guérison des encodages et traumatismes de l’enfance, inter-générationnels et archétypaux, des mémoires individuelles et collectives de souffrance et de violence, et éliminé ou du moins commencé à prendre conscience et à nettoyer les conflits qui en résultent, intérieurs et extérieurs, et qui sont à l’origine de tous les malheurs du monde : guerres et maladies – ces gens de raison donc, ainsi que les jeunes générations « conscientes ») se détournent de la société matérialiste, des écrans et des ondes mortifères, percent le voile des mensonges et des manipulations du politique et des autres pouvoirs (financier, industriel…) et s’en démarquent en ne leur donnant plus leur pouvoir, en changeant leur mode de penser et de consommer pour un mode de vie plus sain mais qui implique aussi des « concessions » par rapport au luxe et au confort auquel nous avons été habitués: voyages, tourisme, chauffage, clim, pouvoir d’achat, divertissements….) (= la Voie de la Conscience ou de la Sobriété, ou prise à l’extrême, la Voie du Survivalisme si on en arrive à un réel chaos prélablement) (scénario « idéal »), ou
  3. les Humains disparaissent d’eux-mêmes comme une espèce devenue nuisible à l’équilibre de la Nature, par un de ces phénomènes dont la Nature miraculeuse a le secret, par lequel elle impose, lorsqu’une espèce est en situation de domination numérique et met en danger l’équilibre du Tout, une régulation automatique et naturelle: épidémies, maladies incontrôlables qui se répandent dans la population, dégénérescences, débilitations, baisse de fertilité, naissance d’individus « débiles » dont la faiblesse ou les aptitudes insuffisamment développées ne leur permettront pas de survivre – non pas dans un monde illusoire, à l’image des projections fantasmatiques des dirigeants actuels – mais dans le monde inévitablement plus brutal et plus cruel dans lequel Dame Nature ne saurait éviter de nous plonger dans le cadre d’un rééquilibrage pour « faire baisser » l’espèce, soit avec des cataclysmes, soit comme dit précédemment avec des déformations génétiques ou déficiences mentales ou intellectuelles, la prolifération d’un prédateur (qui peut être d’ailleurs un virus ou une bactérie dévastateurs) (= la disparition par l’affaiblissement de l’espèce) (scénario « plausible »).

On voit bien que certaines de ces manifestations sont déjà à l’œuvre. Il va de soi pour ma part que je souhaiterais plus simplement que la seconde possibilité se mette en place pour assurer une « transition douce », mais je ne me hasarderai pas à prédire la probabilité de telle ou telle de ces possibilités, ou de l’une et d’une autre, soit concommittante, soit successivement….

(c) DM mars 2024

Note de lecture

Fragments d’un paradis, éclats du merveilleux

Étrange petit bouquin que celui-là, où Jean Giono, contrairement à son habitude, ne nous emmène pas dans les collines odorantes de la Drôme provençale, mais sur les flots des mers du sud, dans une quête hypothétique de sens, de ce quelque chose qui peut donner à la vie, la saveur de la joie, du bonheur, et à l’homme, le goût d’aller de l’avant, de se sentir en accord avec ce pourquoi il est né : l’aventure, l’accomplissement, le mouvement, le chemin, bon ou mauvais, juste ou discordant, mais toujours dans un sens, vers quelque chose, une direction.

L’éditeur, Gallimard, sous la plume de Bertrand Poirot-Delpech, parle au dos de ce petit bouquin de « l’art poétique de Giono », de son « imaginaire verbal ». J’y verrais surtout moi, dans ce livre – petit bijou posé sur le ressac, ballotté par les flots de l’imaginaire de l’auteur, qui atteint et rejoint, à notre corps défendant, notre subconscient à nous, qui en lisons les lignes – j’y verrais donc surtout, une sorte de conte fantastique, un petit traité du merveilleux. En effet nous sommes à la lisière des contrées de Jules Verne, Edgar Poe, aux confins des mondes enfantins de Pinocchio, de Peter Pan, de Rakham le rouge et de l’Île au Trésor, entre les doigts crocheteux des capitaines Fracasse, Crochet ou Nemo, dans les contrées mystérieuses abordées par Magellan, Jacques-Yves Cousteau, Haroun Tazieff ou Fridtjof Nansen. Il est question de mammifères marins fantasmés ou réels, de raie géante aplanissant l’horizon comme une île, d’un calmar monstrueux sorti des profondeurs pour des noces lubriques avec des albatros, de fulgurances d’étincelles électriques multicolores et de récifs imaginaires tout droits sortis de la terreur instinctuelle des hommes, en fait baleines frôlant le navire… Il est question du grésillement des étoiles et de la symphonie assourdissante qu’elles distillent tout au long de la nuit, réglée sur l’inclination du ciel et des constellations qui basculent graduellement dans leur course vers l’Ouest, d’un volcan inaccessible, d’une falaise de basalte a priori hostile mais s’avérant hospitalière… Il est question de profondeurs sous-marines aussi sombres que les tréfonds de l’âme, d’abîmes insondés où trébuche le bon sens, du mystère de la vie et de la mort, de survie, du vacarme des oiseaux, d’odeurs de putréfaction et de musc évoquant les grandes prairies de narcisses au printemps, de pluie incessante et sourde qui assomme et alourdit, dans ses tentatives d’agir, jusqu’au plus averti des hommes…

Tout un monde d’archétypes qui nous parle de terreur, d’appréhension, de fureur, d’impatience, de joie sauvage, de rugissement, du saisissement de la vie, du grand destin qui fait tourner l’horloge et sonner la cloche, de la simplicité possible de notre existence humaine, de l’acceptation, de l’embrassement, de la résignation, du plus simple accomplissement de leur devoir et de leur destinée par des hommes – marins, explorateurs, botanistes, zoologues – en phase avec les rênes guidant leur vie, qui écrivent l’Histoire sans même savoir qu’ils y appartiennent…

Étrange titre, Fragments d’un paradis, pour un étrange petit essai sur la vraie vie; féerique et faramineux, délicat et parfois monstrueux, dans lequel il me semble qu’on cherche à nous faire voir, de loin ou de très près, avec nos yeux d’aveugles, la magie de la vie, émergeant aux moments les plus inattendus du récit, les plus tendus aussi, lorsque tout semble immobile, lorsque l’inconnu inquiète et fascine, dans un suspens qui défie les règles de la résolution romanesque.

Fantastique voyage dans les profondeurs, chronique d’un monde oublié, aux confins des mers et des continents, dans les abysses de notre soif d’être. On y perçoit différents aspects de la vie de Giono, la guerre de 14 et ses horreurs, l’inassouvible soif de vivre, le chant du monde, la vie célébrée avec un amour, une fascination inextinguibles, la gloire de la création – ciel, étoiles, rocs, mers, plantes, animaux – sans que jamais il ne soit vraiment fait allusion à un Créateur. Ardeur de l’embrasement, foisonnement du Verbe, antidote à la mort. Et tentative magnifique de percer le mystère de la vie sur terre, ce pourquoi nous sommes là… et de chanter le monde, de l’embellir, de transpercer le voile et rendre visible l’imaginaire, le fabuleux, pour que notre joie demeure, toujours.

« Les étoiles se refermaient soigneusement autour de lui, l’entourant d’un globe total. Le silence était si parfait qu’au bout de très peu de temps il commença à entendre le grésillement même des étoiles. Cela commençait dans son œil par des palpitations ou par des élancements barbelés qui faisaient haleter toutes les constellations ensemble, comme à la suite d’un souffle des profondeurs qui aurait lentement attisé ses lointaines braises. Alors, dans le silence total qui emplissait ses oreilles comme d’une farine de son moulu très menu, il commença à entendre le crépitement des lointains brasiers. Les plus grosses étoiles craquaient d’une façon sourde et parfois poussaient un petit cri de cristal en accord avec les flammes dorées et bleues qu’elles lançaient. Les multitudes de poussières allumées qui, de tous les côtés, s’éparpillaient à travers la nuit, faisaient le bruit étouffé d’un frottement de chute de neige. Parfois, de la profondeur même du bruit sourd, s’élevait en augmentant le crissement d’un long jet d’or qui traversait le ciel du Nord au Sud d’une longue promenade lente de flammes, dans le sillage de laquelle la nuit refermée précipitait de nouvelles étoiles. A mesure que la nuit tournante faisait passer au zénith ses troupeaux d’étoiles, puis les inclinant les faisait descendre dans la mer, le chant grondant d’un côté de l’horizon montait avec des sonorités d’étoiles neuves. »

Fragments d’un paradis, de Jean Giono
L’Imaginaire Gallimard, 1974

texte (à part la citation) photos et illustration de couverture (c) DM, mars 2024

Qui

Qui suis-je, qu’un amas de cellules, d’ions et de protons ?

Qui suis-je, que le vide qui est en moi ?

Qui suis-je, que l’énergie qui traverse ce vide en vibrillonnant ?

Se laisser traverser par tout ce qui se présente….

Note de lecture

La Vie devant Soi : évidence et ironie

Une histoire d’amitié et de loyauté : deux êtres liés par le sort, indépendamment de leur volonté. Pour Momo, Madame Rosa est une mère par procuration, celle qu’il n’a jamais eue, ni de père d’ailleurs. Pour Madame Rosa, Momo est sa bouée de sauvetage, son repère, et celui qui en retour prendra soin d’elle dans ses vieux jours et aura, malgré son tout jeune âge, la charité de l’accompagner comme elle l’entend, vers le grand départ.

Momo n’est pas dupe, c’est loin d’être une belle femme, cette grosse mama juive devenue impotente avec l’âge, qui se farde et se parfume et ressasse sans cesse les mêmes souvenirs dans son kimono japonais. Mais elle a le coeur sur la main et c’est pour cela, sans doute, que parfois Momo la trouve belle, même au pire de sa dégénerescence.

Prix Goncourt 1975 : sous le pseudonyme Émile Ajar, se cachait Romain Gary – auteur de confession juive né en 1914 à Vilnius dans l’Empire russe, élevé par sa mère et arrivé en France à Menton en 1928 – qui avait déjà décroché un premier Prix Goncourt en 1956 pour Les Racines du Ciel

Le plus grand canular de l’histoire de la Littérature ? A l’âge de soixante ans (âge où est morte sa mère, celle qui aura institué toute sa vie ainsi qu’il le raconte dans La Promesse de l’Aube), Romain Gary, quelque peu entré en disgrâce littéraire depuis l’époque de ses premiers succès, et peut-être libéré de l’emprise maternelle, s’invente enfin un Autre, un Alter Ego, un écrivain nouveau qui lui permet de se renouveler, se recréer, et sous la plume duquel il signera quatre romans.

« À partir d’un certain degré de notoriété les types deviennent prisonniers de leur image » dira Romain Gary sur les antennes. C’est sans doute pour y échapper qu’il inventa cette faribole. Pris au dépourvu dans la course au Goncourt, il demande à son petit cousin Paul Pavlowitch d’endosser la personnalité d’Émile Ajar…

Ainsi dans sa vie Romain Gary aura été le seul écrivain à recevoir deux fois le Goncourt !

Malgré des signes avant-coureurs qui auraient pu le faire démasquer, ce n’est qu’après sa mort que la supercherie sera révélée, grâce à un court récit écrit de sa main et envoyé à Gallimard le jour où il se donna la mort, Vie et mort d’Émile Ajar.


La Vie devant Soi est un roman sur la vie à Belleville dans un immeuble plein de noirs et d’arabes et de juifs dans les années 70. Un roman qui chiale qui pue et qui respire comme la vie grouillante de ces quartiers. Écrit en style quasi-télégraphique et enfantin avec le minimum de ponctuation car c’est pour mieux représenter le désarroi d’un gosse qui grandit sans rien comprendre et qui apprend la vie par à coups. La vie en bigoudis qui se traîne et s’insinue même quand on veut pas la regarder en face. La vie en seringues d’héroïne et en femmes sans rescousse qui se défendent en vendant leurs atours sur les trottoirs de Belleville des Halles ou de Barbes.

Momo est un enfant de prostituée mis en pension « clandé » (clandestine) chez une vieille femme juive rescapée du Vel d’Hiv qui aimerait bien mourir parce qu’elle perd la tête mais qui ne peut pas. Après tous les gamins qu’elle a élevés (elle-même ancienne prostituée avec les honneurs) il ne lui reste que Momo son préféré, celui qui n’a jamais eu père ni mère (en fait, on aura le fin mot de l’histoire…). Momo le gamin raconte l’histoire avec sa gouaille sa pudeur son désespoir ses fautes de français et sa naïveté de gosse qui est en train de devenir adulte. Au cours du livre il a d’abord dix ans puis quatorze d’un seul coup comme ça il prend un coup de vieux rapport aux faux papiers qu’on lui avait fait. Il est entouré d’une bande originale, les quatre frères Zaoum déménageurs (bien pratique quand il faut soulever la grosse Madame Rosa) Monsieur Hamil ancien marchand de tapis qui a lu Victor Hugo (mais qui le confond parfois avec le Koran) et qui est en train de devenir vieux et con Monsieur Walumba l’éboueur au grand cœur et toute sa clique africaine qui viennent danser peints en couleurs devant la vieille Rosa pour lui ramener ses esprits, le docteur Katz vieux juif qui veut mettre Madame Rosa à l’hôpital mais elle elle ne veut pas car « je ne veux pas vivre plus que c’est nécessaire et ce n’est plus nécessaire« , et Madame Lola la travestie au Bois de Boulogne ancien champion de boxe au Sénégal qui casse la gueule à ses clients mal inspirés qui pensaient pouvoir lui mettre une trempe… Il est élevé en quelque sorte par tous ces personnages hauts en couleurs qui lui servent à tour de rôle de père de mère de frères et de sœurs.

Et ainsi, on lui dit un jour qu’il a « la vie devant soi » ?… mais qu’est-ce qu’il en a à faire de la vie « qui peut être très belle mais qu’on ne l’a pas encore trouvée et qu’en attendant il faut bien vivre »… ?

Une grande leçon de sagesse, drôle et touchante, où la vie change de couleur au gré des péripéties que traverse le jeune Momo devenu adulte trop vite.

« Le bonheur, c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre. On est pas du même bord, lui et moi, et j’ai rien à en foutre. J’ai encore jamais fait de politique parce que ça profite toujours à quelqu’un, mais le bonheur, il devrait y avoir des lois pour l’empêcher de faire le salaud. »

« Monsieur Hamil aussi, qui a lu Victor Hugo et qui a vécu plus que n’importe quel autre home de son âge, quand il m’a expliqué en souriant que rien n’est blanc ou noir et que le blanc, c’est souvent le noir qui se cache et le noir, c’est parfois le blanc qui s’est fait avoir. Et il a même ajouté, en regardant Monsieur Driss qui lui avait apporté son thé à la menthe : « Croyez-en ma vieille expérience. » Monsieur Hamil est un grand homme, mais les circonstances ne lui ont pas permis de le devenir. »

« Je voudrais aller très loin dans un endroit plein d’autre chose et je cherche même pas à l’imaginer, pour ne pas le gâcher. On pourrait garder le soleil, les clowns et les chiens parce qu’on ne peut pas faire mieux dans le genre. Mais pour le reste, ce serait ni vu ni connu et spécialement aménagé dans ce but. Mais je pense que ça aussi ça s’arrangerait pour être pareil. C’est même marrant, des fois, à quel point les choses tiennent à leur place. »

« J’ai léché ma glace. Je n’avais pas le moral et les bonnes choses sont encore mieux quand on a pas le moral. J’ai souvent remarqué ça. Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur goût que d’habitude. »

La Vie devant soi, d’Emile Ajar
Mercure de France, 1975

texte (à part les citations) et photo (c) DM, février 2024

illustration de couverture : comme signé sur l’image

Note de lecture

Le Mas Théotime, plongée de nuit dans une Provence sanguine

Je (re)découvre Henri Bosco, un auteur que je pense n’avoir jamais lu auparavant, bien que son nom me fût toujours familier – sans doute, grâce à une institutrice d’école primaire, et à un polycopié à l’encre violette, inséré dans un cahier de poésie ? … Car sa prose l’est, poétique. Petit frère ou plutôt prédécesseur de Jean Giono, chantre d’une Provence exquise et secrète, sauvage, ne s’offrant point au premier regard, il explore les solitudes de l’homme et des paysages, enfouies entre les sillons, les collines et les friches. Son livre Le Mas Théotime m’a rappelé Un de Baumugnes, Colline, ou encore Que ma joie demeure, de Giono : tant par son style (un peu plus lent et attentiste cependant), que par le parfum de France tranquille que nous tenons imprégné dans nos gènes…

(je fais un aparté : à nous, générations d’après-guerre qui avons eu le bonheur de connaître encore un grand-père à la campagne… le grincement de la roue d’une carriole, la course effrénée des poules affolées par le cliquetis métallique du portail du poulailler, les lapins dans leurs clapiers ou l’odeur d’eau verte et sucrée des potagers et des vergers…. mais je m’égare !) …

… tant par son style donc, et les parfums de campagne et d’armoire à linge qui semblent s’évaporer des pages jaunies du livre de poche, que par son sens dramatique et l’atmosphère pesante qui émane de leurs lignes, comme si leurs auteurs avaient su renifler, avec quelques décennies d’avance, la terrible agonie de la France rurale que l’on déplore aujourd’hui. En effet, dans un cadre idyllique, où tournoient, sans menacer toutefois le bonheur des vivants, les ombres des ancêtres, où rougeoient les clameurs du couchant et où le lait fume dans les bols ébréchés, sur la grande table en bois du petit déjeuner, le drame latent qui transpire de ces pages en apparence tranquilles, laisse présager d’un dénouement compliqué, pour ces existences dont l’avenir se trame, avec elles, malgré elles.

Pourquoi Henri Bosco est-il tombé, comme tant d’autres, en désuétude ? Parce qu’il décrit un mode de vie sain, lent et intériorisé, propice à la réflexion, qui manque tant à notre époque surchauffée ? Parce que les valeurs qu’il représente – vertu familiale et retenue sociale, modestie, prudence – n’ont plus beaucoup cours aujourd’hui ?

Le Mas Théotime est un livre d’une rudesse emmitouflée de molleton, un livre qui sent bon la paille et la garrigue, les collines du Lubéron et l’eau des sources. Qui parle de la terre comme d’une personne, avec ses exigences, ses incertitudes et ses gratifications. Qui parle du ciel, de la pluie et des nuages comme d’un film merveilleux et parfois terrifiant, et des saisons comme d’un cycle éternel qui constitue la trame de la vie. Un livre qui nous fait sentir au plus profond de nous, l’attachement à une vieille bâtisse familiale et aux terres qui l’entourent, bichonnées, travaillées, honorées et récompensant de ses fruits des générations de mains et d’outils laborieux.

Qui nous rappelle à nous-mêmes, à nos noirceurs, aux tréfonds cachés de notre âme, et à la lucidité qui s’impose, pour nous en extirper, nous élever et sortir grandi, prenant opportunément les décisions justes et sages, celles qu’impose l’enracinement à la terre et le respect des lois naturelles… Dans un village de Provence, deux familles alliées se voient unies par de nombreux mariages, entre cousins comme ils s’en faisaient tant avant. Au milieu des aléas de la vie, un jeune garçon, sauvage et ténébreux, n’ose exprimer l’amour pour sa cousine vive comme l’air qui déstabilise son caractère terrien. Il rejette donc ces doux sentiments comme une mollesse de cœur pour laquelle il ressent une instinctive répulsion, comme s’il allait s’y noyer, ou perdre quelque chose au plus précieux de son être.

C’est un livre qui parle du sang, celui de nos ancêtres et de leur présence autour de nous.

Qui parle de la voix amicale des gens avec qui l’on vit, même dans le silence, des objets familiers qui nous entourent, et de la chanson du quotidien, répété dans ses gestes et multiple par ses humeurs, le temps, les événements.

Qui parle de choix, de silences portant leur propre compréhension des choses, de communication non verbale, d’instinct et de patience.

Qui nous emmène dans le monde de la terre, ce monde paysan qui fait sourdre en nous nos propres racines paysannes – car qu’était la France d’antan sinon un monde essentiellement paysan ?

Question bien d’actualité, il me semble…. voici un petit extrait sur le monde agricole… enfin ce qu’il était !

« J’avais depuis deux ans établi ma vie sur des lieux dont j’éprouvais la bienfaisance. Cette terre est forte et nourricière d’âme. Mon être s’y alimentait à des sources calmes; et j’arrivais parfois, sous l’afflux de cette fraîcheur qui s’épandait dans tout mon corps, à mêler mes deux sangs ennemis.

« Pour les êtres qui m’entouraient, ils m’apportaient des satisfactions et des soucis pareils à ceux qui me venaient de la terre. Les soucis qu’elle donne sont mâles et d’une progressive pénétration. Car elle satisfait à ce besoin inné de lenteur solennelle et d’éternel retour que seuls la croissance du blé ou le verdissement des vignes offrent à l’homme qui est aux prises avec la grandeur et les servitudes agricoles. »

Le vieux métayer Alibert qui parle peu, ses mains laborieuses posées sur la table quand il réfléchit ou attend une réponse, en signe de confiance. En lui coule le sang des veines de la terre, et la douce amertume des erreurs ou infortunes de ses ancêtres qui lui ont fait perdre leur propre terre.

Marthe, sa femme, saine, intuitive, ne posant pas de question mais toujours au fait de la meilleure et juste chose à faire.

Son fils, Jean, discret, dans la force de l’âge, et Françoise sa fille, brune et solaire, au visage franc et aux yeux directs.

Le voisin Clodius, cousin éloigné, teigneux et envieux, qui hante les lisières de la propriété dans l’espoir de faire fuir ce cousin arrivé de la ville et dont il se serait bien passé.

Le propriétaire, Pascal, sombre mais conscient de ses faiblesses, impétueux mais se maîtrisant, honnête avec lui-même et se méfiant de ses coups de sang, se coulant dans la légèreté du jour comme dans l’épaisseur du soir, avec la confortable impression du travail accompli et la satisfaction d’être parfaitement à sa place. Heureux de ce qu’il possède et ne renâclant pas sur ce qu’il n’a pas.

Geneviève, la cousine un peu dissolue, aérienne et passionnée, qu’il a secrètement toujours adorée mais jamais osé le lui dire, qu’il a repoussée même, et qui surgit dans sa vie, précédée de sa réputation, qui vient se réfugier chez lui, trouver l’apaisement des jours qui se ressemblent et de la nature qui console. Avec elle, entrera dans la ferme, un passé mouvementé…

Des personnages qui, tous, vont à leur destin, certains sans hâte, vaquant aux labeurs du jour et au repos de la nuit sans plus s’attarder sur de lointaines questions, et d’autres, tourmentés ou passionnés, qui y courent avec précipitation, saisissant les branches sur le côté du chemin pour s’y accrocher et accélérer ainsi l’inéluctable aboutissement de leur fragile existence terrestre.

Sur ce fond de vie campagnarde paisible vient se greffer un formidable suspense à la Hitchcock, qui m’a fait frémir d’impatience et frissonner d’anticipation deux ou trois nuits durant !

Le Mas Théotime, d’Henri Bosco
Gallimard, 1952 (ici Livre de Poche)

« Les médisances ont une telle force qu’elles remonteraient le fil du vent. Sans doute peuplaient-elles les airs, où je les respirais sans le vouloir. »

« Clodius espérait ainsi me dégoûter du bien et m’inspirer le désir de retourner à la ville. Selon lui, je n’aurais jamais dû en sortir. J’étais un intrus. Mais, soutenu par les Alibert qui ont beaucoup de patience, je sentis s’éveiller en moi une ténacité si paysanne que je fis tête assez bravement. »

« Geneviève était Métidieu jusqu’à la racine des ongles. Elle ne vivait pas, elle dansait. Sa vivacité me déchirait le cœur. Car mon amour est lent à se poser; il lui faut des objets un peu lourds et qui longtemps restent en place. Pour aimer j’ai besoin d’abord de m’attendrir et non pas d’admirer. Mais d’ailleurs comment admirer (du moins sans jalousie) une âme qui rit en plein vol quand on ne peut soi-même s’élever que faiblement au-dessus de la terre ?

(…)

« Elle était déjà grande, leste, un peu rousse, hardie et offrait alors quelque image d’une créature du vent, s’il en est. Ces créatures-là on peut bien les aimer, je pense, mais on ne les retient pas longtemps à la portée de son amour. »

« L’air n’est pas mon élément, mais la terre; et j’aime les plantes parce qu’elles vivent et meurent là où elles sont nées. « 

« C’est elle qui me révéla cette puissance et aussi cette qualité d’abri moral qui émane des murs du mas Théotime. La douceur m’en était depuis longtemps perceptible, mais je ne savais pas en définir la nature. Geneviève trouva le sens de la maison dont le signe s’était perdu depuis tant d’années. Loin d’y apporter le désordre, elle y venait chercher l’apaisement. Car elle avait imaginé sans doute que nous ne bâtissons jamais pour nous abriter seulement des fureurs de l’hiver, mais aussi pour nous mettre à couvert des mauvaises saisons de l’âme. « 

Note de lecture

Humus ou l’épopée de l’humanité

Je commence l’année par la lecture d’un livre offert par mon père : Humus, de Gaspard Koenig. Comme son nom l’indique : retour à la terre, au tout petit, au travail humble des vers et bactéries qui compostent le sol – une grande leçon d’humilité. Drôle et caustique à la fois, envoyant une volée de bois vert aux dérives de notre époque, tant celles de la société bétonnée et algorithmée que nous subissons de plein fouet, qu’à celles des éco-révolutionnaires qui s’illusionnent sur la capacité à changer le monde par leur seule volonté de bien faire : naïveté suprême face à la mécanique bien huilée du progrès. Dans les deux cas, le précipice gronde et appelle.

Je finis ce livre en larmes : larmes de détresse devant l’inutilité de l’homme, devant ses rêves de retour à la nature et ses illusions en déconfiture, devant ses combats perdus d’avance. Larmes devant l’insondable inéluctabilité de son destin : celui de périr et disparaître, individuellement et, peut-être, collectivement, avec toutes les autres espèces de cette planète, que quelques poignées de milliardaires, financiers, lobbyistes et politiques (et tout ceux qui, par leur complaisance, collaborent avec leurs agissements), jouisseurs, égoïstes et belliqueux sont en train de mener à leur perte. Larmes devant la déroute de l’expérience humaine, enflée de manière grandiloquente, embaumée, infatuée et, en fait, ne ressemblant à rien d’autre que le destin d’un ver de terre. Sauf que celui-ci ne réfléchit pas à son sort et que l’homme, pour se sauver psychologiquement, pour ne pas sombrer dans l’abîme de son désespoir, n’a plus que l’espoir d’une autre vie, réincarnée ou sublimée dans d’autres dimensions, d’autres galaxies, d’autres univers parallèles… ou transmigrée à travers l’humus que deviendra son corps, à d’autres étapes du cycle naturel et de la Vie… et n’a plus comme dernier recours pour vivre encore à peu près heureusement ses dernières années, que l’humble reconnaissance de sa toute-petitesse, la fin de son amnésie hypocrite vis-à-vis des faussetés qui l’ont convaincu de se détourner des véritables faits et du sens de l’Histoire, de se bloquer les yeux avec des peaux de saucisson sur sa véritable origine et ses devoirs d’existence exigés par le Vivant, de s’enorgueillir de ces « progrès » ridicules et souvent destructeurs, et s’inventer une légende mortifère, celle de l’humanité toute-puissante, créatrice de bien-être et de luxe, guerrière et discriminante, qui se positionne en maître de la planète, veut faire la loi et décréter le juste, mais éloignée de ce qui fut sa véritable raison d’être : suivre un chemin spirituel dans ce monde matériel qui, faute de crédit restant, ne peut s’achever que dans la catastrophe, sauf si…

Face à l’irrémédiable déroute de l’humanité, par-delà toutes les vanités, les ambitions et les illusions que chacun se fait de son pouvoir créateur, il ne nous reste qu’à reconnaître et vivre profondément, par le ressenti et l’acceptation, la réalité de notre appartenance au cycle de la vie, et rien de plus : nous sommes arbre qui croît, qui fait des fruits ou pas, glands qui retournent à la terre et donnent d’autres arbres ou pas, écorce, branchages et feuilles qui retournent à la terre et se décomposent, participant du prochain avènement d’un cycle.

Propulsée par la soudaine réalisation de l’histoire miraculeuse et éphémère de sa création ou de son apparition (selon qu’on croit à une intention ou pas), de son passage sur terre et de son éternel renouvellement, l’humanité peut alors reprendre sa place et pas plus que sa place au cœur d’un univers grouillant de vie et gluant de mucus : c’est au prix de cette prise de conscience et à ce prix-là seulement que l’on pourra envisager, pour l’humanité, un chapitre XXIII.

Ce livre a reçu le Prix Jean Giono et je comprends leur affinité : non pas tant dans le style (qui est aussi décapant que celui de Giono respire la force tranquille) que dans le cri puissant jeté au vent, contre les excès du modernisme, et les dérives du nouvel écologisme – qu’il soit start-upien ou révolutionnaire… et pour la défense de la terre, et d’une certaine homéostasie de l’humain avec le reste du vivant – entendu comme la large palette des règnes : animal, végétal, minéral – avec lequel nous partageons ce séjour sur terre.

Car, j’en suis pesuadée, le minéral a une vie, lente et millénaire, qui s’exprime dans les strates géologiques, dans la chaleur et l’humidité, dans la matière, le volatil et le liquide, dans l’explosion et la rétraction, dans le mouvement, aussi imperceptible soit-il, dans l’instinct de préservation et d’expansion, et dans la dissolution : qu’est-ce d’autre que cela, la vie?

Humus, de Gaspard Koenig,
Les Editions de l’Observatoire, 2023

texte et photos (c) DM, janvier 2024