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Note de lecture

En canot sur les chemins d’eau du Roi, quintessence de l’aventure

Un vrai roman d’aventure ! Comme on n’en trouve plus beaucoup (sauf chez Sylvain Tesson) et dans la veine d’Ella Maillart, d’Alexandra David-Néel, de Nicolas Bouvier… Hérissé de peaux-rouges, de fiers canotiers, de chasseurs de trésors et de marchands de fourrures, de Jésuites en robe noire, de farouches marins, miliciens, chevaliers, officiers du roi, explorateurs… Tous ces premiers Français du Québec, arrivés cent ans avant les Anglais, dont nous suivons les traces, au péril de leur vie, à travers le dédale des chemins d’eau dits du roi (Louis XIV), dans les anciens territoires du Québec et de l’Ontario, puis sur les Grands Lacs et au long du Mississippi jusqu’à la Louisiane. Fiers et jouant leur va-tout, malouins ou natifs du Perche, du Maine ou de Normandie, hommes (surtout) et femmes dont le caractère trempé a baigné ces rives de leur audace, de leur incommensurable détermination et esprit d’aventure. On navigue remontant les rapides, traversant les lacs imprévisibles comme des mers, emporté par le flot impétueux des larges fleuves, à la rencontre de cet inimitable esprit pionnier qui caractérisait leur race, escaladant les marches du temps en un pont dressé entre les siècles par l’art et la manière d’un incomparable conteur.

Cinquante-cinq ans après son aventure de jeunesse, Jean Raspail raconte, sur la base de ses carnets de bord retrouvés dans une vieille malle. Accompagné de trois autres lascars, ils ont relevé ce défi fou de remonter les cours de cette multitude de rivières et de lacs, depuis le fleuve Saint-Laurent à Trois-Rivières (entre Québec et Montréal) jusqu’à Ottawa, puis vers l’ouest pour rejoindre le lac Huron, le lac Michigan, et s’engouffrer plein sud dans le Mississippi pour relier le Golfe du Mexique, à plusieurs milliers de kilomètres de là… Cela donne « En canot sur les chemins d’eau du Roi – Une aventure en Amérique », récit au grand cœur et aux bras solides, mené au rythme des coups d’avirons, des portages de canots (portage : remonter des rapides à pied, en portant le canot sur les épaules, suivant un sentier riverain et pentu à travers la végétation dense), des campements hâtifs ou incertains, des repas frugaux, du manque de sommeil… à grand coup d’efforts et de témérité, dans le sillage de leurs illustres prédécesseurs, qui en leur nom propre ou au nom du roi avaient tracé la voie :

Jacques Cartier qui le premier, avait planté en 1534 (François 1er) l’écusson à fleur de lys sur le rivage du Saint-Laurent…

Samuel de Champlain, « Père de la Nouvelle-France », qui fonda en 1608 (Louis XIII) un comptoir fortifié à la pointe de Québec…

Jean Nicolet, explorateur et fourrurier qui vécut parmi les Algonquins et s’aventura dans les Grands Lacs en 1634…

Pierre-Esprit Radisson, commerçant de fourrures, qui explora le lac Supérieur et, ayant vainement cherché un appui en France, participa en 1670 à la fondation de la Compagnie de la baie d’Hudson pour le compte des Anglais…

le père Marquette et Louis Joliet, dont la mission en 1673 (Louis XIV), découvrit le Mississippi mais s’arrêta avant son embouchure, soucieux de tomber sur les Espagnols qui tenaient alors la Floride…

et Robert Cavelier de la Salle, qui acheva de relier en 1683 (Louis XIV) le Golfe du Mexique…

et une pléthore d’officiers du royaume qui repoussèrent, un siècle durant, les frontières françaises jusqu’aux contreforts des Rocheuses.

Le respect, l’admiration s’imposent devant la portée de leurs actes héroïques, jetés à la face d’un monde aux contours encore flous, donnant sens à leur existence, parfois courte, dont la trace tenace et l’écho se dressent entre l’Histoire et nous.

« Avec vos canots, vous le verrez, vous l’éprouverez, vous ne quitterez pas la France du roi. Aussi loin qu’on se le rappelle, ce sont toujours les hommes de France qui sont arrivés les premiers; ils sont les seigneurs de ces eaux » (Abbé Tessier, prêtre québecois, directeur des mouvements catholiques de jeunesse et inspirateur du projet de Jean Raspail et ses amis)

Jeunes, un peu têtes brûlées, scouts, royalistes, catholiques du bout des lèvres : grâce aux appuis du mouvement scout (scouts en anglais, les éclaireurs de la bataille de Mafeking, en Afrique du Sud, qui valurent aux Anglais la victoire sur leurs opposants Boers) – grâce à des introductions et soutiens de l’ambassade de France, à la presse canadienne, sympathique malgré elle, même en pays anglophone, puis à celle des États-Unis, et à la camaraderie des ultimes représentants des grandes tribus indiennes, médusés par leur grain de folie et leur ténacité (ils battront même des équipages d’Indiens à une course en canot), Jean et ses camarades, n’ayant jamais peur du ridicule, franchiront l’infranchissable, feront toutes les erreurs mais s’en sortiront bien.

Au départ piètres navigateurs mais rameurs fougueux et motivés, armés de cartes et de boussoles, et de solides bras dont les muscles se décupleront au fil des jours, ils auront tôt fait d’apprendre les leçons, ayant la sagesse de s’en remettre aussi souvent que nécessaire aux écrits de leurs prédécesseurs, aux cartes et aux recommandations, sachant quand il le faut murmurer des prières à Sainte-Anne, patronne des canotiers, ou indifféremment à l’Oiseau-Roc, totem incontournable au pied de rapides redoutables, à l’entrée en territoire sacré des Indiens. Les noms des lieux défilent, villages, forts, rapides, rivières, tous plus poétiques ou prosaïques les uns que les autres : l’Outaouais, les Chaudières, le Grand Calumet, Petites-Allumettes, rivière Creuse, le Rocher-Capitaine, rapide des Chats, Fort Coulonge, la rivière du Renard, Menominee-Marinette, Prairie-de-Chien, Portes de la mort, Pointe aux barques, Forts de Chartres, de Vincennes, Fort Saint Louis … inspirés des langues indiennes ou des surnoms donnés par les Français du Canada (il n’existe pas de Canadiens français ! leur criera, ulcéré, le maire de Montréal. Il n’y que des Canadiens, point à la ligne, et c’est nous ! Les autres, ce sont les Anglais…)

La carte datait de 1906, révisée en 1926 et 1938, avec hachures, courbes de niveau et toutes sortes de signes pictographiques, imprimée en noir de Chine sur un épais papier parcheminé. Elle ne se pliait pas, elle se roulait. Graphiquement, elle était superbe, typographiquement, poétique, avec un air de petite dernière dans la famille des cartes anciennes dont s’était servi Bougainville, par exemple, officier du roi en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans et familier de ces régions. Tous les rapides de la French River y figuraient, parfois en anglais, surtout en français. Au service géographique de l’armée canadienne, les chemins d’eau du Roi de France n’avaient pas démérité.Le Petit et le Grand Récollet, deux rapides annoncés comme « très dangereux » selon la signalisation indiquée en légende, à savoir trois traits transversaux barrant le cours de la rivière : vingt morts d’un coup en 1690, des franciscains gris, dits Robes grises, autrement appelés Récollets. Le rapide des Normands, des engagés des premiers temps, un seul trait mais vint-quatre morts à la remontée, trois canots surpris et leurs équipages massacrés par des Iroquois en embuscade. Le Petit et le Grand Parisien – Parisian Rapids – deux traits le premier, trois le second et dix-huit novices inexpérimentés, noyés et roulés par le courant. La rivière, en ses plus hautes eaux, en avait balayé toutes les croix. Les Grandes et les Petites Faucilles; trois traits, particulièrement meurtrières, d’où leur nom : le flot, enjambant les rochers submergés, prend la forme d’une succession de faucilles en mouvement, les petites d’abord, puis les grandes, corps de bataille en seconde ligne, qui guettent les voyageurs échappés du couperet liquide de l’avant-garde…

On a embarqué, décidés.

Ils apprennent à déjouer les pièges, à évaluer risques et courants, s’enduisent de graisse contre les insectes, maringouins, brûlots et mouches piquantes qui mènent un train d’enfer. Tout un univers.

En compagnie de Jean et de ses trois camarades, nous traversons, assez laconiquement, au rythme des miles conquis à la sueur de leur front et aux cloques de leurs main, des journées au ciel impeccable et des paysages splendides du Canada; nous remontons lacs et rivières, à la recherche d’un contre-courant, nous jaugeons les rapides, nous essuyons les averses diluviennes, nous pataugeons pieds dans l’eau en tirant les canots, nous bivouaquons sur une petite île, trempés jusqu’à la moëlle, à l’abri du canot retourné, à la lueur d’un faible mais rassurant feu de bois. Nous piochons dans nos dernières réserves (22è riz au lard). Nous dressons des ponts avec le passé, avec les fortins bâtis à la hâte, dérisoires forteresses de rondins qui ne constituent qu’un maigre rempart contre les hordes d’Iroquois ou d’Algonquins téméraires ou furieux, toujours impitoyables, parfois alliés aux Anglais. Nous relisons ces siècles d’histoire, humbles et muets devant leur courage nous saluons ces héroïnes, ces héros oubliés, qui sauvèrent leur famille, qui défendirent jusqu’à leur dernière goutte de sang une place, une maison, un campement. Nous rencontrons les ours et les oies sauvages, la grande nature silencieuse et sublime, solitaire. Nous participons aussi à des fêtes qui semblent décalées, accueil en fanfare avec les autorités et la presse, cocktails sur le gazon rasé de frais d’une ambassade, soirées irréalistes dans les bunkers des ingénieurs sur un site de construction – infimes concessions aux joies du voyage libre et sans maître, pour garantir à l’opération un minimum de soutien, de battage, et les fonds nécessaires à la survie de nos quatre coéquipiers.

Nous sommes en 1949, et déjà se dessinent les avant-postes des nouveaux colons : promoteurs touristiques, bâtisseurs de barrage, ingénieurs hydro-électriques, technocrates dessinant les contours de réserves indiennes où les derniers Hurons se glissent dans le rôle de leurs ancêtres, le temps d’une attraction touristique, où les derniers Algonquins noient leur cafard dans la bière bon marché, le whisky et le rhum. Et surtout, le plus pernicieux de tous les colons : le business du tourisme de masse. Déjà, les abords de certains lacs et de certaines rivières se sont émaillés de petits chalets, bateaux à moteur, jolies vacancières en courte jupe faisant du ski nautique. Déjà, sonne le glas d’une authenticité et d’une pureté qu’on ne retrouvera plus. Déjà, en certains lieux, les autocars de tourisme vomissent leurs masses anonymes et molles de voyageurs, déjà, le rafting organisé remplace l’aventure personnelle.

Des radeaux de la taille d’un petit autocar, bardés d’énormes boudins gonflables et pourvus de gouvernails de péniche, embarquent pour le grand frisson tarifé une vingtaine de passagers alignés sur des banquettes à un mètre cinquante au-dessus de l’eau, sanglés dans leurs gilets de sauvetage orange et la ceinture de sécurité bouclée. Une noria de bus et de trucks à plate-forme remonte tout cela au point de départ. La rivière, au cœur de l’été, est tout aussi saturée qu’une aéroport en période de vacances. Comme le Boeing 747 ou tout autre gros porteur desservant des lieux naguère préservés, le raft est un pollueur de rêve, un briseur d’aventure vraie, un casseur d’authenticité, un multiplicateur de parasites. Il introduit la foule là où elle n’aurait jamais dû pénétrer. Le monstre festif n’est plus à l’échelle de la rivière. Il l’écrase de toute sa masse surdimensionnée. Il l’a vaincue. A vaincre sans péril, etc. Autrefois les morts la sanctifiaient. La rivière ne prélève plus son tribut. Elle a perdu son caractère sacré…

Me reviennent, à la lecture de ce passage, les images du Gange au-dessus de Rishikesh, lieu sacré par excellence (comme toutes les villes sur les rives du Gange), envahi lui aussi de radeaux oranges et de touristes criards venant troubler ces lieux de silence et de sainteté, ces grottes d’ermites aux vastes empires d’intériorité dont l’aura délicate emplit encore toute la vallée… sacrilèges multiples de notre époque qui s’est éloignée de ses origines, et de nos contemporains qui ne respectent plus rien. Que faire, sinon refuser de participer à la grande kermesse, s’engager à préserver la nature et l’authenticité, rappeler à l’homme, en toute occasion, qu’il n’est de pouvoir sur terre que temporel, et que le vrai royaume est ailleurs…

Un grand silence nous entourait. M’est revenue une fois de plus cette impression que nous nous mouvions entre deux mondes dans un no man’s land de cent années, ceux des anciens temps nous ayant quittés, ceux des nouveaux temps n’étant pas encore arrivés. Ces derniers se sont rattrapés depuis. J’ai revu Fort William en 1996. Là où cabanaient les sauvages et où nous avions nous-mêmes campé, solitaires, des dizaines d’autocars de tourisme étaient alignés. Il y avait un centre d’accueil, des guides en costumed’époquee, de vrais faux Indiens, des ballots de fourrure dans les entrepôts, de la marchandise de troc, des barils, des canots d’écorce, tout cela joliment reconstitué, avec dioramas, vitrines et sono à l’unisson. Un forgeron forgeait. Un trappeur façonnait des pièges. Des figurants jouaient des saynètes. Fort William était devenu « centre culturel, lieu de mémoire, musée de vie de l’Outaouais ». Des nuées de gamins d’origines variées s’y mêlaient à des bataillons de seniors québecois ou ontariens, à des Japonais, des Etats-Unisiens, des croisiéristes transportés en tapis volant depuis leurs paquebots sur le Saint-Laurent. Qu’est-ce qu’ils faisaient là, sur mon chemin ? Où était ma propre mémoire ? Comment la retrouver dans ce fatras humain ? J’étais pourtant venu à cet endroit. J’y avais rêvé. On avait court-circuité mon rêve. Tous ces gens effrayaient les ombres dont j’avais autrefois senti la présence, en un temps qui n’était ni le leur ni le mien…

Voilà ce qui m’a touchée, dans ce livre : cette angoisse que j’ai de même tant de fois ressentie devant l’inéluctable cours des choses, vers une lente dégradation du monde, de l’environnement, par les parasites humains, devant l’affreuse et perpétuelle tentation de l’homme, à corrompre, détruire, pourrir, désacraliser. Un cri d’amour désespéré, au monde des origines dont nous nous éloignons toujours plus, tels des cosmonautes sevrés de leur capsule, errant pour l’éternité en orbite autour du souvenir d’un monde inaccessible. Voilà ce que je ressens profondément et qui me hante, jour après jour, nuit après nuit, dans ma propre vie.

Ainsi ayant, grâce à ce récit de l’expédition Marquette, suivi quatre jeunes hurluberlus en canot, navigué entre le passé et le présent, ayant constaté l’inexorable cours du temps, s’étant avec eux exclamé ou lamenté, selon le cas, devant les marques admirables ou pitoyables laissées dans leurs sillages (d’eau claire ou de vase) par les explorateurs des siècles passés, ayant rêvé, avec Nicolet se lançant à l’assaut des rapides habillé en mandarin, de découvrir derrière un passage vers la Chine (les rapides conserveront le nom de Lachine !), nous débarquons au terme de cette aventure, essoufflés, époustouflés, un peu nostalgiques et saisis de l’esprit d’aventure. Avec du moins quelque chose de grandi en nous – car ce récit est également une belle et passionnante manière d’appréhender l’histoire et la géographie de l’Amérique du Nord coloniale : le Québec, les Grands Lacs, le bassin du Mississippi (qui, du temps des Français apprend-on, s’écrivait avec un seul p) et les contours des anciens territoires français … On ne peut que regretter, avec l’auteur, que Louis XV ait vendu en 1763 le Canada français à la Couronne britannique, et que Napoléon Bonaparte ait cédé, pour quelques millions de dollars, la Grande Louisiane aux États-Unis en 1803. Et espérer que d’autres mondes, intérieurs peut-être ? soient encore à découvrir – puisque la vaste terre ne semble plus receler de territoires inconnus…

En canot sur les chemins du Roi, de Jean Raspail
Albin Michel, 2005 (ici Livre de Poche)

Je suis partout

Je suis dans la goutte tremblante au bord d’une feuille

je suis dans l’éclair

dans la voix qui clame ou réconforte

dans la fleur et l’arbre

Je suis dans l’espace lointain

dans les cîmes, dans le cristal

des neiges éternelles

je suis dans l’arc-en-ciel

et au fond des océans

Je suis sur la banquise

dans la forêt amazonienne

dans les atholls et dans les nuages

au-delà des nuages aussi

je suis

Dans les entrailles de la terre

dans la lave du volcan

je suis dans le vent qui hurle

dans la spirale

dans l’escargot

dans le métal et dans le feu

je suis dans l’aiguille de pin

dans l’étoile aux confins de l’univers

je suis dans la pierre

dans l’eau vive qui jaillit

je suis dans la biche, le lapin

le cerf, l’ours et le renard

Je suis dans l’amour

dans la joie

dans les pleurs et la détresse

je suis dans les chutes vertigineuses

dans le vide

dans le silence et dans l’absence

Je suis dans le brin d’herbe

dans la noirceur et la lumière

je suis dans la nuit

dans l’aurore spectaculaire

je suis dans les os, dans le sang

dans les profondeurs du cœur

je suis dans ce corps

qui aime, qui souffre et qui rit

je suis Cela

(c) DM avril 2025

Alla breve

Le soir descend, lentement

et range les affaires du ciel

en gros paquets haletants

Le vent lisse ses plumes vertes

et caresse les pentes sombres

qui s’abîment, englouties dans l’ombre

L’air humide et froid

se pose contre ma joue, maigre récompense

y dépose un baiser de givre

Le jour luisant de pluie qui a déroulé

ses longs bras incadescents

en profite pour faire sa pirouette

Entre en scène une torpeur languide

hébétante comme un grand vide

où sonne le souvenir d’un air de clarinette

,

25 décembre

Un jardin dans le Karoo

1–2 minutes

C’est un jardin venteux,

tout orné de fleurs sauvages,

empli de chants d’oiseaux exotiques

Le soleil y est généreux

tombant de biais par la fenêtre ouverte

d’un ciel lesté de nuages de plomb

Le silence seulement percé

par les rafales de vent

arrachant des lambeaux d’écorce au printemps

La nuit, une traînée de pluie et d’air glacial

a fait saigner des sillons de mémoire vive

et les souvenirs se carambolent

Tout n’était-il que danse ?

À quel moment s’est-elle figée,

quand le danseur a-t-il trébuché ?

Un faux pas ébauché,

un grain de sable dans les rouages

le mobile déséquilibré …

Et la vie s’est emballée,

le danseur a perdu de sa superbe

les sanglots ont creusé des rigoles, des fossés

Au fond le bal est si simple

lorsque le danseur est en rythme

toute la scène rentre dans l’ordre

Comme ce jardin frêle et innocent

limpide et si charmant

qu’il en émane l’envie de tout recommencer

On ne se renie plus.

(C) DM, septembre 2024, Afrique du Sud

Note de lecture

Le seigneur du fleuve, splendeurs et misères des mariniers

Nous sommes à Lyon, en 1840. Chez les bateliers du Rhône, qu’une longue période de sécheresse a contraints à l’immobilité, on ronge son frein. Pour ces gens du voyage, qui travaillent et vivent sur l’eau, rien n’est pire que l’immobilité. Rien ? Si, peut-être : l’ère du feu et du fer qui, après avoir apporté sur terre les chemins de fer, menace leur commerce avec de gros bateaux à vapeur, qui peuvent descendre et remonter le Rhône en quelques jours.

« Car ce temps-là était fait d’inquiétude. Depuis que la vapeur tirait des voitures sur un chemin de fer et poussait sur l’eau des bateaux de métal, il semblait que le pain cesserait un jour d’être à la portée de tous. Il ne suffisait plus de connaître son métier et d’avoir de l’ardeur pour être assuré de vivre. Il y avait une menace qui ne venait plus du ciel, mais des hommes. Et l’on s’apercevait avec étonnement que la folie des humains est plus dangereuse que celle qui secoue les éléments parce qu’elle dure davantage. »

Or, nos bateliers vivent du transport des marchandises, soie, vin, matériaux de construction. Ils sont organisés en grandes familles, patrons de rigues (propriétaires d’un convoi de barques plates) ou engagés comme mariniers, intendants, cuisiniers, charretiers et mariniers de terre pour mener les chevaux de halage. Ils voient d’un mauvais œil cette époque qui change et leur amène une concurrence déloyale, qui vient détruire toute une économie qui fonctionne autour des hommes du fleuve : les ports, les auberges, les fermes, les chevaux, les rameurs, les prouviers qui sondent le fleuve à la proue, surveillant les bas-fonds, les bancs de sable qui se meuvent avec les caprices du fleuve, les courants et les reflux. Les hommes du fleuve sont mariniers de père en fils et tirent fierté de leur métier; ce sont les hommes les plus forts, charpentés, à la fois navigateurs et transporteurs, capables de soulever une caisse de bois sur leur dos et de la porter à quai. Ce sont eux qui connaissent le mieux le fleuve et ses caprices, mais aussi savent interpréter le ciel et prévoir ses humeurs. Ils en tirent les conséquences pour la navigation, savent quand partir et quand s’arrêter. Ils ne rechignent pas à la peine, ne demandent rien à personne, gagnent leur vie honnêtement et embauchent lorsqu’ils sont patrons, ils se connaissent tous et se saluent respectueusement, ils ont en commun cet amour de leur métier : bref, ce sont de fiers et honnêtes travailleurs.

Le temps du fer

Ce roman de Bernard Clavel se situe à la charnière d’une époque où l’on commence à voir les innovations technologiques perturber un équilibre jusque là assez simple.

« C’était le temps du fer. Ceux des forges et des ateliers s’en réjouissaient. Ceux des hauts fourneaux aussi qui allumaient dans les nuits de toutes les saisons des lueurs d’incendie, et couchaient sur les campagnes et les villes des fumées qui salissaient tout. (…)
Le fer sur le fleuve, le fer sur les chemins, le fer sur les rails de fer, bientôt les maçons aussi seraient en chômage s’il prenait l’idée aux grosses têtes de faire construire des maisons de métal. »

Chaque patron de barque a peur pour son avenir et celui de sa famille, de toutes les familles qu’il fait vivre. De nombreux attelages ont déjà été vendus, barques et chevaux, tant que l’on pouvait encore en tirer un bon prix. Des mariniers se sont repliés chez eux, exilés ou ont, à contrecœur, changé de métier. Certains, mûs par le sens du progrès, ou par l’attrait du nouveau, partent travailler pour les Compagnies de bateaux à vapeur : on les considère comme des traîtres. Mais l’avancée du monde est forte comme le fleuve…

« Malgré tout, le courant allait. Ce courant de la vie qui est toujours pareille à un fleuve. Des remous se forment. Ils font remonter une partie de l’eau qui semble vouloir reprendre le chemin de sa source. Mais le fleuve continue tout de même de couler et finit par tout entraîner à la mer. Il y avait de plus en plus de vapeurs et de moins en moins d’équipages. Les voyageurs, au départ de Lyon pour la descente et de Beaucaire pour la remonte, prenaient tous des bateaux à feu. Il ne restait à la batellerie que les voyageurs s’embarquant dans les ports où les vapeurs n’accostaient pas. Pour les marchandises, on devait tirer les prix et, là encore, c’était la guerre. Une guerre qui opposait les patrons d’équipages aux responsables des grands compagnies.

Ces compagnies-là étaient des monstres. Plus du tout des hommes. Tant que l’on se bat contre des gens, on sait à peu près où on va. Mais ce n’était pas le cas. Ces gens-là disaient toujours : La Compagnie a dit. La Compagnie a fait. La Compagnie a décidé. Moi, je n’y suis pour rien.
Ils avaient plein la bouche de cette Compagnie qui semblait échapper aux lois humaines. C’était une espèce de monstre dont le ciel avait accouché sans que l’homme y fût pour rien. »

Philibert Merlin est patron de rigue, il possède un train de sept barques – dont la plus grande mesure quarante-cinq mètres. Vingt-huit chevaux de remonte, vingt-trois hommes à sa charge – tous, chefs de famille. Chaque barque a son capitaine, son prouvier, son mousse; certaines contiennent les écuries pour les chevaux, les charretiers… tout un microcosme qui avance sur l’eau et regarde le monde terrestre avec une joie distanciée, teintée parfois de dédain.

Son père Félix était marinier, son fils Claude est aussi embarqué dans sa rigue. Philibert a beau être l’un des meilleurs, le meilleur peut-être, il est inquiet pour l’avenir de toute cette tribu dont il est le chef. Il va tout faire pour faire ralentir l’inéluctable, faire reculer l’échéance. Il va chercher à prouver que rien ne remplacera la navigation artisanale, qui a ses lettres de noblesse, plus souple, silencieuse et qui ne pollue pas et génère, dans tous les ports qu’elle traverse, un évènement, des fêtes de village, de la joie.

« Depuis des siècles, les bateliers faisaient vibrer les rives. Chevaux, coups de gueule, coups de hache, ils n’épargnaient rien et ne respectaient que le fleuve. Mais tout ce qu’ils faisaient était dans l’ordre des choses. Tout s’inscrivait dans le grand mouvement du fleuve. Avec la vapeur, c’était autre chose. Les bateaux étaient si gros et si rapides que lorsqu’ils passaient, toute l’eau qu’envoyaient vers l’arrière leurs énormes roues (à aube) manquait soudain au fleuve qui se vidait de moitié. Brusquement découvertes, les grèves et les digues offraient à la vue de n’importe qui le secret de leur vie. Les millions de bêtes qui vivent dans les mousses, sous les graviers, sous les racines, entre les roches, s’affolaient. Les poissons restaient le ventre sur le sable. Et puis, le bateau passé, c’était la folie de l’eau durant un bon quart d’heure. Tout était bousculé, remué, trempé, brassé et saccagé. La vase des mouilles montait en surface et filait vers le large en longues traînées brunâtres. La graisse des bielles, la fumée, les cendres, tout contribuait à empoisonner bêtes et gens. Depuis deux ans, on ne voyait presque plus de castors dans les îles. Des peupliers étaient tombés, minés en dessous par ce flux et ce reflux qui n’étaient pas dans la nature du fleuve. »

Une lutte acharnée

Or voici qu’après la sécheresse, advient la première pluie qui va permettre à Philibert de prendre le départ – bien avant le vapeur qui a besoin de davantage de hauteur d’eau. Il peut descendre sur Avignon puis Beaucaire – le terme habituel de la décize (la descente) avant de tenter la remonte, chargé à bloc de marchandises, dans un sens comme dans l’autre. Mais voici qu’après les premières pluies tranquilles s’abattent des pluies diluviennes, soudaines et violentes, qui vont provoquer une crûe monumentale, la crûe du siècle en novembre 1840 (Clavel a dû s’inspirer de faits réels puisque cette crûe du siècle est documentée et a dû faire l’objet de chroniques et récits dans les journaux et archives de l’époque). Dans une tentative désespérée de parvenir à ses fins – prouver que la navigation fluviale a encore un avenir, tenter de tuer dans l’œuf la navigation à vapeur qui bouscule tout – tandis que tous les autres restent à quai, Patron Merlin va tout de même tenter la remonte. A contre-courant, sur un Rhône de plus en plus violent, charriant de plus en plus de débris, branches, poutres, meubles et pans de maisons noyés, bateaux lavoirs effondrés, arbres entiers ballottés au gré des courants et des contre-courants, sur les chemins de halage où les chevaux peinent avec de l’eau presque jusqu’au poitrail, il va s’acharner, entraînant derrière lui tous ceux qui lui sont fidèles et loyaux. S’acharner, bien sûr, jusqu’au drame.

Ce livre nous invite à une réflexion sur le progrès. De tout temps – c’est une ritournelle bien connue – on nous a promis que les machines, les innovations technologiques allaient soutenir et aider l’homme, augmenter l’amplitude et l’impact de ses actions, améliorer son quotidien, ses conditions de travail, le confort et la facilité… Mais à quel prix ? A-t-on jamais vraiment mesuré l’impact destructeur et le potentiel de malheur que chaque vague de progrès et d’innovations a apporté au monde ? Ce n’est le plus souvent qu’après coup (rarement avant), que l’on se rend compte que les choses ne sont peut-être pas aussi positivement tranchées. Et alors se repose, incessamment, la même question : à qui ce progrès profite-t-il réellement ?

Dans notre cas, certainement pas à ceux qui ont vu, avec tristesse, disparaître engloutie dans les remous du fleuve toute une belle économie de navigation à rames et à barques sur le Rhône, qui permettait de transporter, lentement mais avec bonheur, personnes et biens et donnait un travail honnête, digne et satisfaisant à tout un peuple de bateliers, de mariniers, et aux aubergistes et riverains des petits ports qui parsemaient les rives du Rhône sous Lyon.

« Quitter le pays, certains l’ont déjà fait. D’autres se préparent à le faire. D’autres encore qui ont voulu s’y accrocher ont dû changer de métier, mettre en vente une belle maison pour se loger dans trois fois rien. Se loger avec leur famille, et leur tristesse. Des gens fiers qui se cachent aujourd’hui comme s’ils avaient fait un mauvais coup ou contracté une sale maladie.

Ceux qui se souviennent du choléra disent que la vallée sent la même chose qu’avant l’épidémie. Ils disent « la même chose » parce qu’ils n’osent pas employer certains mots. Et quand ils disent « elle sent », ce n’est pas d’une odeur qu’ils parlent, c’est de ce que personne ne peut ni voir, ni toucher ni définir. Un malaise. Une sorte de mystère qui tue la joie. »

David et Goliath, les leçons de l’histoire

N’avons-nous pas de même, aujourd’hui, à endurer les vagues de ce « malaise qui tue la joie » causées par la quatrième révolution, la révolution numérique ? Ne sommes-nous pas rendus dingues par ces formalités incessantes, autorisations de prélèvements, doubles validations ? Par ces réseaux sociaux qui ont remplacé le café du coin et le dîner en famille ? Ne sommes-nous pas assommés par la bureaucratie et son besoin de tout fonctionnariser, enregistrer, contrôler, mettre en boîte, à la manière du film Brazil ? Ne sommes-nous pas abrutis dans notre potentiel de réflexion, dans notre potentiel créateur, par l’intelligence artificielle, notre cerveau n’est-il pas rendu à l’état de légume bouilli par ces ondes perverses et invisibles qui peuplent nos domiciles, nos transports, nos lieux de travail et même de villégiature et qui peut-être nous influencent ? Et ne sommes-nous pas avilis, réduits à l’état de robots, asservis par l’iétau qui se resserre, nous enjoignant de nous conformer à des procédures, des réglementations, jusque dans nos pensées, nos modes de vie, nos aspirations légitimes ? Et dans ce méli-mélo délétère, nous posons-nous la bonne question : à qui tout cela peut-il bien profiter ? Et quelle place ont encore la joie, le mystère, l’imprévu dans nos vies ?

Clavel dépeint avec lyrisme ce monde disparu.

« Ils étaient les plus enviés et les plus respectés de la vallée, parce qu’ils la faisaient vivre et aussi parce que chacun savait que, pour être encore là, ils avaient dû lutter sans cesse avec le fleuve, tout perdre et reconstruire à plusieurs reprises. Ruinés par le Rhône lorsqu’une crue détruisait tout un train de barques et noyait les chevaux, c’était au Rhône qu’ils demandaient secours pour recommencer. Ils étaient trop orgueilleux pour se plaindre. Ruinés, ils recommençaient avec une ou deux barques. Ils avaient pour eux un nom qui était connu de Lyon à Beaucaire. Ils avaient la confiance. Ils avaient le courage et une connaissance du fleuve qui tenait davantage de l’instinct de la race que de ce que les êtres humains peuvent se transmettre. »

Après avoir consacré les premières pages à la vaillance et la fierté de ces mariniers, reprenant la navigation après un mois d’immobilisation dans le cours du fleuve asséché, il nous embarque pour l’aventure. Car avec la reprise, plane l’ombre de l’échec face aux grosses Compagnies, le combat de David contre Goliath, et revient l’amertume de la concurrence déloyale des bateaux à vapeur, le progrès qui est venu leur prendre leurs meilleurs hommes, détruire les berges et toute la faune et la flore qui constituent le biotope (au grand dam des vrais écolos !) et remodeler le paysage autour de ports modernes et sans charme, et de vagues de fumées noires qui assiègent les vignobles. Sans compter les innombrables obstacles administratifs qui s’accumulent :

« Sur tous les ports on construisait ou on agrandissait les bâtiments d’administration. Les bureaux y tenaient chaque jour davantage de place. Tous ces gens assis, pâles et chétifs, amusaient les mariniers, mais c’étaient eux qui faisaient la loi, et ça, c’était plus agaçant qu’amusant. C’était encore une invention des gens de la vapeur pour compliquer la besogne des batteurs d’eau et les contraindre à payer des taxes supplémentaires.
Car les assis, même s’ils n’ont pas aussi fort appétit que ceux qui produisent, il faut tout de même les nourrir. Et ce sont les travailleurs qui les nourrissent.
Non seulement les mariniers devaient payer pour que ces fainéants puissent manger à leur faim et se vêtir de chemises empesées, mais encore ils étaient tenus de leur faire leur travail. Car les papiers, c’étaient les conducteurs de rigues qui devaient les remplir. Et les conducteurs avaient beau être savants, comme ils étaient presque tous très âgés, ils avaient bien du mal à saisir les subtilités de ces nouveaux règlements.

C’était ce qu’on appelait le progrès. On compliquait à plaisir la tâche de tout le monde après avoir clamé sur tous les toits que la vapeur allait permettre aux gens de vivre mieux en peinant moins. Beau résultat ! On ne pouvait plus transporter du café, du savon, du vin sans remplir des formulaires compliqués que devaient vérifier et enregistrer les gens du bureau de navigation et de jaugeage.
Même le préfet venait mettre son nez dans les affaires de la navigation ! Comme si ce rond-de-cuir pouvait avoir une idée de ce qu’était une barque ou un port ! »

Le héros tragique

« Les mariniers étaient de ceux qui lèvent les amarres dans les matins où tout départ est un défi. Leur foi était solide, ils croyaient en leur métier, et savaient se forcer à l’espérance. Quelque chose leur disait que la machine peut donner à l’homme un pouvoir immense, mais ils répondaient que ce pouvoir n’est rien, puisqu’il dépasse l’homme. Ils sentaient bien que la machine transforme ceux qu’elle a conquis, et ils tenaient à demeurer des hommes libres. Tandis que d’autres forgeaient les pièces des machines qui feraient d’eux des rouages, ils se levaient très tôt dans des aubes sans lumière, pour forger un espoir qu’ils poussaient devant eux sur le fleuve. »

Philibert, le héros, connaît les faiblesses de son ennemi. Il sait que s’il parvient à remonter – tandis que les gros bateaux à vapeur, qui certes vont plus vite et transportent davantage, mais restent coincés si le niveau d’eau est trop haut sous les ponts – il aura prouvé que la navigation artisanale a encore de beaux jours devant elle. Et il est prêt à tout, au péril de sa vie, pour cette cause qu’il estime la sienne, mais aussi celle de tout une clan qu’il défend avec âpreté.

Ce livre est aussi une réflexion sur l’orgueil, et les risques qu’il nous fait prendre.

« Leur métier, c’était la domination. Savoir être au-dessus des autres. Plus fort physiquement, plus intelligents, plus riches aussi puisque c’était le patron possédant le meilleur équipage qui accomplissait la meilleure besogne. Dominer les autres patrons, dominer leur propre équipage et, surtout, dominer le fleuve.
Pour un pareil métier il faut de la force, mais il faut aussi de l’orgueil. Un immense orgueil. »

Patron Merlin va prendre la remonte, en dépit des conseils avisés et même de quelques signes du destin qu’il aurait pu mieux interpréter. Il se sent mû par une force invincible, une idée fixe, investi d’une mission plus haute que lui : trop grande, sans doute. Il se veut le vainqueur de la vapeur, le résistant d’une époque, le héros d’une tribu en voie de disparition. Certes, il aurait pu vaincre : il ne s’en est tenu qu’à une maille de chanvre qu’il ne réussisse son exploit, et alors, il serait resté dans l’histoire comme le plus valeureux des patrons de rigue, celui qui a fait – un temps peut-être – reculer la vapeur. Mais ce faisant, il en oublie ceux qui dépendent de lui et dont il est responsable. Il est tout imbu de sa tâche glorieuse, et si les circonstances, les évènements ne le font plus reculer, il atteint un point de non-retour qui frise le sacrifice.

Plaisir de lire

Ce récit noble et libre nous vaut, dans un français à la fois poétique et précis, de belles pages sur le fleuve et la nature, de fines analyses sur la psychologie et les rapports humains : l’honneur, la peur, la joie, la rivalité, la rage, la haine, l’orgueil, l’entêtement, la responsabilité. De belles pages fleuries d’un vocabulaire typique de la navigation fluviale, totalement inattendu et dans lequel on se noie avec délectation, tant il rappelle un monde oublié, une citadelle engloutie : un agotiau (une écope), un arbouvier (mât très court et robuste au tiers avant du bateau, qui sert pour le halage), les mailles (cordes d’amarrage), les vorgines (végétations folle sur les rives des îles), les lônes (bras morts du fleuve), les meuilles (remous causés par un contre-courant), un pan de profondeur (une main ouverte)… Mais aussi les barques : les penelles aux extrémités relevées, les seysselandes fabriquées à Seyssel avec leur avant pointu et leur arrière carré; les savoyardes toutes plates, la penelle civardière qui porte les écuries des chevaux…

Terminons avec cette jolie évocation de la nuit, après un soir de fête à Beaucaire :

« C’était une nuit où la vie du ciel tenait plus de place que la vie de la terre. Tant que la fête avait mené son branle de lumière, de musique et de bruit, les hommes en groupe avaient continué de croire qu’ils étaient la seule vie de la vallée. Et puis, la musique et les lumières éteintes, partant chacun de son côté, tous avaient senti peser la présence du ciel.
Le fleuve, les arbres, les prés, les champs, les ponts, les bateaux, les maisons, rien ne dormait comme les autres nuits. Il y avait partout des rêves agités, de longues plaintes et des soupirs. C’était une de ces nuits où le ciel fou fait l’amour avec la terre. L’amour plein de violence, un peu sauvage, à goût de lutte. Pas une étoile qui demeure sans trembler, par un pouce carré d’eau morte qui continue de dormir.
C’était une nuit bien plus vive que les jours qui venaient de s’étirer sur la terre dans la grande chaleur immobile et lourde. La chaleur demeurait, mais elle s’était mise à courir avec le vent. Elle chassait le peu de fraîcheur que les arbres les moins dépouillés avaient su garder à l’intérieur de leurs grands corps tremblants.
Demain, il n’y aurait plus d’ombre fraîche. »

Le
Le seigneur du fleuve, de Bernard Clavel
Robert Laffont, 1972

Origines

Petit reportage sonore sur ma première rencontre avec les baleines

Calez-vous dans un bon fauteuil;

fermez les yeux,

sentez le vent du large qui fouette vos cheveux,

respirez profondément l’odeur d’iode,

goûtez le sel sur vos lèvres …

et lancez cette piste sonore de 11 minutes et quelques secondes,

laissez-vous porter…

et scrutons ensemble les replis de chaque vague et l’immensité mouvante et déserte, bleue mouchetée de blanc, de vert et de taches brun sombre ou violettes,

à la rencontre de ces gentils monstres marins : les baleines franches de l’Atlantique Sud !

Nous sommes au mois d’octobre, à Hermanus, sur la côte sud de l’Afrique du Sud, face à l’Océan Atlantique – où les baleines viennent se reproduire chaque année.

(non loin du cap des Aiguilles que l’on considère comme point de passage officiel entre l’Océan Atlantique et l’Océan Indien, même si ce point peut varier selon les fantaisies saisonnières du courant des Aiguilles et de celui de Benguela)

Appuyez sur la flèche pour déclencher l’audio :

photo D. Marie, le sentier côtier d’Hermanus, oct. 2024

Passage

Faut-il penser
Quand le jour efface les étoiles,
Qu’entre deux mondes il n’y a rien ?
Et si, dans le moment fugace qui les relie,
Se trouvait la réponse, l’Infini ?
Ne pas se laisser prendre aux griffes du Temps,
Piéger dans la toile de l’Espace ?
Comment raviver les mémoires du passé
Qui s’estompent
Comme les étoiles au matin ?
Mais les étoiles existent toujours
Elles ne sont qu’en attente, en sommeil,
En latence, illusion de mouvement
Elles semblent tourbillonner autour de la terre
Inconscientes de leur propre danse, volcaniques,
Patientes, elles attendent leur moment
L’heure de leur retour en gloire
Dans un ciel éberlué
Qui les accueille sur son drap
Sombre et de velours satiné
Entre ce moment-ci et celui-là
A l’heure où un monde bascule
Il y a une infinité de possibles
Un grand trou béant et immense
Plein de nos espoirs et nos larmes
Il suffit de lever le voile
Et regarder l’instant passer

à Jordan, ami parti

juin 2024

photo Jerome Avonde (fb), Côte de granit rose, mai 2024