La grosse cloche grave de la cathédrale sonne six heures. Je sais qu’il est six heures, mais je compte quand même, je ne peux pas m’en empêcher. Je suis tout entière là, présente dans le son de chaque coup, j’en ressens presque les échos en moi et j’en suis mentalement le déroulé, le cœur battant d’anticipation, jusqu’au moment inexorable du silence, où tout reste en suspens dans l’air cristallin du matin. La cathédrale prend son temps, elle ne sonne jamais pour rien. À chaque quart d’heure elle rappelle sa présence et sa supériorité sur le temps terrestre, elle qui est éternelle… Car elle en a traversé, des siècles, inébranlée, à peine modifiée par les âges et les modes, depuis sa construction au summum de l’ère romane, entre 1072 et 1211. Le son de cette grosse cloche qui sonne les heures, si grave et caverneux, me propulse instantanément au Moyen-Âge. J’imagine les mêmes ruelles pavées encore vides, les échoppes commençant tout juste à s’activer, peut-être quelque pèlerin ou colporteur arrivant en ville, après des lieues de voyage, par l’une des portes fortifiées. La cathédrale, elle, était déjà là, majestueuse, construite sur les lieux où ont été retrouvées les reliques de Saint Jacques, dominant de sa haute stature le petit bourg médiéval de Santiago de Compostelle.
Santiago est la ville de Saint Jacques, ou Sant-Yago, comme il s’écrit en gallego – la langue galicienne est une langue romane issue du latin, présentant des similarités avec le portugais. Pêcheur du lac de Tibériade, frère de l’apôtre et évangéliste Jean et l’un des premiers témoins du Christ à être parti sur les routes, son bâton de pèlerin à la main, il est aussi surnommé Jacques le Majeur. De Galilée, après la Pentecôte – où les apôtres avaient reçu le don de parler toutes les langues – il aurait pris la mer pour évangéliser l’Espagne et le Portugal, avant de retourner à Jérusalem où il aurait subi le martyre par l’épée, en l’an 44. Ses proches disciples, Théodomir et Athanase, parviennent à sauver ses reliques et les envoient par mer dans une barque en pierre qui, guidée par la main divine, échoue en Galice, à Iria Flavia (actuelle Padrón). Elles sont ensuite transportées en charrette à une vingtaine de kilomètre de là sur une colline, jusqu’au lieu de sépulture actuel où, au IXè siècle, l’évêque Theodomir identifie un temple romain comme étant la tombe de l’apôtre Jacques. Ainsi le raconte l’histoire, celle avec un petit h, qui parfois aussi fait la trame de l’Histoire avec un grand H ; et ainsi débute la construction de cette magnifique cathédrale.
Aujourd’hui comme à l’époque, les cloches sonnent et je suis transportée dans mon imaginaire. Après 240 km et quatorze jours de marche (une modeste moyenne mais qui pour moi représente un exploit), c’est moi la pèlerine qui, dix siècles plus tard, irrésistiblement attirée par l’aura de ce lieu magique, vins y puiser, les pieds en feu mais le corps et le cœur pleins de joie, un sentiment de libération, d’accomplissement et d’énergie, pour un nouveau départ dans la vie.
Compostelle, aurore : la grande place vide devant la cathédrale
Dans l’immédiat, il est six heures et l’aube teinte de rose le lointain du ciel. Les hirondelles tournoient avec vivacité, se chassent et se pourchassent avec cette soif de liberté qui les caractérise, pure énergie vitale – et l’air résonne de leur cri-cri joyeux. Je parcoure les ruelles pavées de granit et encore assoupies. L’immense place devant la cathédrale est vide, mais ne tardera pas à se remplir d’une poignée de pèlerins solitaires et matinaux. Puis ce sera le fourmillement croissant au cours de la journée, va-et-vient incessant de touristes, de galiciens affairés, et de pèlerins de toutes origines, adeptes de l’effort et du dépassement de soi. Qu’ils aient parcouru cent kilomètres, huit cents ou trois cents, tous convergent en ce lieu qui agit sur eux comme un aimant. Depuis des siècles, ce magnétisme qui irradie attire de tous les coins de l’Europe, et aujourd’hui, d’aussi loin que l’Australie, l’Amérique ou l’Asie, toujours davantage de monde, en quête de quelque chose : ce quelque chose qui sera pour chacun différent, mais que chacun semble trouver ici. C’est la magie, et le mystère de Compostelle.
Compostelle : campus stellae serait donc le champs des étoiles… et ferait référence à la vision de l’ermite Pelagius, en 813, à qui une étoile filante indique le lieu où se trouve le tombeau de Jacques. Peut-être aussi à cette vision du roi Charlemagne, à qui la Voie lactée piquée d’étoiles aurait montré le chemin du sud-ouest, afin qu’il aille aider la Chrétienté mise à mal par les Maures. En effet le sanctuaire ne sera que très brièvement pris par les Sarrasins, en 997, puis reconquis par les Chrétiens ; il devient alors le symbole de la Reconquista des rois espagnols.
Il y a d’autres explications étymologiques au nom de Compostelle… mais les plus poétiques gagnent toujours. Perchée sur les confins sud-ouest de l’Europe, la citadelle spirituelle flotte comme un gros vaisseau sur un champs d’étoiles qui grésillent dans la nuit, et soufflent aux oreilles des pèlerins le chant de réconfort qu’ils appellent de leurs vœux. De sa haute stature inamovible, elle annonce la plongée du plateau européen dans le gouffre atlantique, à quelques encâblures de là à Fisterra, le Finistère galicien. Au moment où l’Europe semble sombrer, Titanic affolé au bord du crépuscule, ses cloches semblent annoncer que même englouties, comme celles de la ville d’Ys, elles continueront de sonner, à ceux qui ont des oreilles pour entendre….
Il paraît qu’en Corée, on met le pèlerinage sur son curriculum vitae : c’est le gage des qualités du pèlerin, persévérance et solidité – parfois aussi, capacité à affronter les épreuves en équipe. A cheval, en vélo, à pied ou en bateau, ils arrivent de tous les horizons, de tous les chemins qui mènent à Santiago, solitaires ou co-équipiers, sportifs aux couleurs vives, bandes de jeunes en petites tenues, routards en sandales éculées, anonymes devenus quelqu’un le temps d’un pèlerinage. Des groupes, des comités d’entreprise, des croyants et des non-croyants, comme à la Pentecôte toutes les langues se parlent sur le parvis de Compostelle. Chacun est venu avec sa vie, son histoire, ses douleurs, et avec un but particulier, personnel ou collectif, intime ou dédié à quelqu’un, tous avec un point commun : ils ont vaincu l’appréhension, la fatigue, les blessures, le découragement, les insectes, les nuits froides ou chaudes, ou bruyantes et sans sommeil… Ils ont abandonné le confort du quotidien, les habitudes, le prévisible, la routine, pour se confronter à l’épreuve de l’imprévu, au rempart de l’inconfort, à la falaise de la sobriété et de la frugalité, et se retrouver là, sur ce parvis, dans l’euphorie du défi relevé. Pour chacun, le pèlerinage accompli sera un repère dans sa vie, un tournant décisif – parfois même, une saine drogue, qu’il lui manque de retrouver !
Diaporama Portugal / Espagne (cliquez sur les flèches pour faire défiler)
Il y a un avant, et un après Compostelle
Pour ma part, il nous faut remonter deux semaines en arrière pour me trouver, fraîche et dispose, pleine d’entrain et de motivation, sous une petite pluie fine de début mai, dans la ville de Porto. Au milieu du flot des touristes encapuchonnés, je visite la cathédrale et, prise malgré moi par la solennité du moment (moi qui avais eu l’intention de marcher sans entraves ni système), je me convaincs finalement d’acquérir la compostella – ce petit carnet où l’on collectionne les tampons des lieux visités ou traversés pendant le pèlerinage : ainsi hostelleries, églises et chapelles, bars et restaurants trouveront place dans ma mémoire en inscrivant de leur encre colorée de vert, rouge ou en noir, leur oriflamme souvent couronné de la fameuse coquille saint-jacques, symbole du pèlerinage.
le pont gustave eiffel à porto
Située au nord du Portugal, à quelques kilomètres de la côte atlantique, Porto et sa cathédrale furent donc mon point de départ. Le premier soir, effrayée par l’afflux des touristes et assoiffée d’air du large, je prends déjà la tangente et je longe le Douro pour rejoindre, au plus vite, l’océan. Premier test de marche, premiers sept kilomètres, dans le vent du soir qui a calmé la pluie et lâché ses oiseaux. Première quête d’un petit hôtel, à Foz do Douro, l’embouchure. Première nuit sous le chant des étoiles et les cris impétueux des goélands.
Le but que je me suis donné ? Longer la côte en flairant l’air de l’océan tout du long, au Portugal puis en Espagne, pour rejoindre Compostelle. L’autre objectif ? Remise en forme et test de mes facultés de marche, endurance, renforcement musculaire, ligamentaire, la résistance des pieds, des genoux, des jambes, du dos. Un autre ? Me confronter, me lancer un défi, me surpasser. Encore un autre ? Me vider la tête et envisager la vie comme un nouveau départ. Et enfin, faire ce voyage en hommage à mon père, qui vit ses derniers instants. Il suivra, jour après jour, ma progression, étape par étape il partagera mes joies et mes difficultés, et je ferai de mon mieux pour le faire voyager, lui aussi : air du large humé par téléphone et coloris de la mer partagés par photos.
Entre le départ et l’arrivée, il y a un gouffre. Il y a aussi un gouffre entre l’idée que l’on se fait, avant le départ, de son voyage à pied – les projections, l’anticipation, les fantasmes – et le souvenir, souvent idéalisé mais d’une autre manière, qu’on en a après le retour…
Et encore un autre, avec la réalité telle qu’elle est vécue au quotidien…
Souviens-toi : les premiers jours, lorsque tes pieds te font souffrir, ou tes genoux, ton dos, ou tes muscles, que ton sac te paraît si lourd et tes épaules aspirent à lâcher ce fardeau, que tu doutes, que ta ténacité est déjà mise à mal, parfois tu veux rentrer, tu avances comme une tortue, tes chaussettes sont mouillées, il te tombe des trombes d’eau sur le dos, la tête, le sac ? (j’ai eu le bonheur de ne pas vivre cela, avec un temps parfait pendant deux semaines…) Tu es dépassé par les voitures (quand il y en a), les vélos ou les autres marcheurs qui te doublent d’un air distrait – certains semblent marcher en dilettantes et vont tout de même plus vite que toi – et tu mesures la distance qu’il te reste encore à parcourir… si tu es bien honnête, rappelle-toi, n’y a-t-il pas au moins une fois où tu t’es demandé ce que tu faisais là ?
Galice, un air de gaita (cornemuse), une odeur de miel….
Pourquoi ai-je voulu faire ça ? – la question qui tourne en boucle dans ta tête. Au début, tout semble si difficile, si inhabituel : la lenteur de la progression, les préoccupations toutes matérielles qui obsèdent (trouver de l’eau, des pansements, où vais-je dormir, etc.). Pendant ce temps, la peau de l’ours du quotidien s’épluche lentement et tombe en lambeaux autour de toi, à chaque pas, comme une mue. Et puis, petit à petit, le rythme est pris, le corps s’adapte, le matin il réclame à partir, à sentir l’odeur des pins, de la forêt, de la liberté. Le fardeau s’allège – c’est comme si le sac ne pesait plus rien ! Tu es guidé(e) dans les moments sombres, tu sens une force intérieure qui croît. Les doutes s’estompent, la foi prend le dessus : j’y arriverai ! Tu rencontres des personnes qui te remplissent de force, qui t’encouragent. D’autres, qui te pompent ton énergie: étonnant comme tout cela devient clair !
En fait, le chemin est une allégorie de la vie quotidienne : ses routines, ses mini-objectifs, ses problèmes, ses solutions, ses petits miracles, ses envies, ses aspirations, ses doutes, ses peurs, ses moments d’exaltation et ceux de découragement. Ici tout est plus dense, évident : une grande leçon de vie. Les questions que l’on se posait, parfois se résolvent d’elles-mêmes. Celles que l’on ne se posait pas (et qui avaient besoin de l’être) émergent plus clairement. Les stratégies inadaptées se corrigent d’elles-mêmes. Les faux-fuyants que l’on s’était construits se retournent, on fait face à la vie, à la réalité brute, à ses émotions ; ce que l’on a vécu et porté à la force de nos bras nous apparaît dans sa simplicité, tout est auréolé de beauté et nous remplit de gratitude ; le difficile s’adoucit, les aspérités de la vie (comme disait mon père) se polissent. On prend le temps de prendre soin de soi, des autres, on apprend la patience. Le chemin se fait, à l’intérieur comme à l’extérieur. Si l’on est attentif – si l’on ne prend pas ce cheminement comme une performance, une compétition (un combat ? oui, mais contre soi-même…) ou une distraction de plus – on voit tout avec une grande clarté, lucidité. Et la vie s’en trouve éclairée, purifiée, comme le beurre chauffé et clarifié devient du ghee : toute la vie devient beaucoup plus fluide et digeste !
avancer toujours avancer et ressentir chaque pas intensément
Avancer et ressentir par tous les pores de sa peau, comme dans la vie
Il y a cette nécessité qui devient une évidence, un plaisir : abattre des kilomètres. Mais il y a cette autre nécessité, plus exigeante, qui nous apprend encore davantage sur la vie et nous fortifie : être simplement là, pleinement présent à ce qui traverse notre quotidien, et tenir bon, comme un roc incessamment assailli par les houles et les ressacs ; accueillir et apprécier, bien sûr, les beaux moments, voire les moments de grâce, car il y en a beaucoup… s’arrêter pour admirer l’écume des vagues qui perle à la limite de leur déferlement… sentir l’odeur emmiellée des ajoncs en fleurs… écouter le silence de la forêt enchanteresse, percé seulement par une écorce d’eucalyptus qui cède et se détache, juste au moment où l’on passe devant… trouver des parallèles entre les difficultés de la vie et les assauts du vent… sentir la ferme assise de ses pieds et la mobilité de ses jambes, la solidité de ses reins, la souplesse de son dos… C’est saluer la fourmi qui traverse son chemin, apercevoir le nid d’oiseau déserté dans la roselière, deviner la présence de l’arum blanc, (censé résoudre les dilemmes), qui enroule sa corolle ensorcelante loin des regards… C’est avoir les sens aux aguets, goûter intensément la saveur de tout ce qui fourmille, toute la vie cachée qui grouille autour de nous et en capter l’essence, le lien qui la relie, la transparence qui la traverse …
C’est aussi faire preuve de patience lorsque le sort s’acharne et que le temps est gros. S’affermir lorsque le cœur est lourd de souvenirs et qu’il tremble de s’épancher devant le spectacle grandiose de la nature. Se redresser quand le découragement pointe son aiguillon cruel. C’est aussi réfléchir, discerner, arbitrer , renoncer ; choisir des possibles et en écarter d’autres, selon quels critères discutables ? La logique, le raisonnement, ou l’instinct ? Accepter de vivre, cela peut aussi vouloir dire se résigner, embrasser avec ivresse la pleine force de son destin, illustré à chaque seconde par l’empreinte précise du pas qui semble inéluctable et qui mène au suivant.
Ainsi, je suis partie, j’ai persévéré, et je suis arrivée, transformée, à Compostelle. Je ne raconterai pas davantage ici les péripéties et les rencontres – peut-être dans un autre volet, un autre épisode…
Les cloches de Saint-Jacques ont sonné pour moi, comme pour tant d’autres, et j’ai vu, muette et foudroyée, enracinée sur place par ce puissant symbole qui pénétrait profondément dans ma chair, le gigantesque encensoir faire éclater sa voix de fumée puissante au-dessus des travées de la cathédrale. Je suis aussi allée jusqu’au bout du monde, à Fisterra, et j’ai descaladé des pentes abruptes au-dessus du chaos océanique pour aller jeter à l’eau, dans un geste théâtral et définitif, quantité de petits cailloux qui représentaient mes fardeaux et ceux de quelques proches, pour que la vie dans sa grande générosité nous en déleste. En chemin, j’ai prié le ciel et l’univers, j’ai gardé beaucoup le silence, j’ai tenu un dialogue intérieur avec Saint Jacques, avec les anges et la nature, avec les éléments. J’ai appelé mon père tous les jours et lui ai fait parvenir des photos des villages de pêcheurs portugais, gais et colorés, du remous des vagues, je lui parlais de l’odeur du vent, du sel sur mes joues, de ce risotto mémorable, de la Galice qui ressemble tant à notre Bretagne, de ses chapelles en granit, ajoncs et bruyères… J’ai pleuré, j’ai vibré, j’ai rêvé, j’ai remis tout à plat et considéré ma vie comme une carte au 1/400 000è…
Je suis rentrée et mon père est parti rejoindre ce ciel immense qu’il avait lui aussi tant aimé.
Petit reportage sonore sur ma première rencontre avec les baleines
Calez-vous dans un bon fauteuil;
fermez les yeux,
sentez le vent du large qui fouette vos cheveux,
respirez profondément l’odeur d’iode,
goûtez le sel sur vos lèvres …
et lancez cette piste sonore de 11 minutes et quelques secondes,
laissez-vous porter…
et scrutons ensemble les replis de chaque vague et l’immensité mouvante et déserte, bleue mouchetée de blanc, de vert et de taches brun sombre ou violettes,
à la rencontre de ces gentils monstres marins : les baleines franches de l’Atlantique Sud !
Nous sommes au mois d’octobre, à Hermanus, sur la côte sud de l’Afrique du Sud, face à l’Océan Atlantique – où les baleines viennent se reproduire chaque année.
(non loin du cap des Aiguilles que l’on considère comme point de passage officiel entre l’Océan Atlantique et l’Océan Indien, même si ce point peut varier selon les fantaisies saisonnières du courant des Aiguilles et de celui de Benguela)
Appuyez sur la flèche pour déclencher l’audio :
àtoutallure
photo D. Marie, le sentier côtier d’Hermanus, oct. 2024
Le monde est fait d’opposés : le bien et le mal, l’harmonie et la violence, l’oiseau qui chante et le vrombissement de l’autoroute qui assomme. Appréhender la dualité du monde phénoménal [voir l’article 2/3 sur la non-dualité] est une évidence : l’accepter tel qu’il est c’est comprendre qu’il n’y a d’unité et de perfection que dans la Source. Et que toutes ces manifestations émanent du même Amour.
La vision du monde cosmogonique hindoue, avec ses grands cycles d’expansion, de stagnation et de rétraction de l’univers (manvantara), rejoint au fond les théories d’astro-physique sur le Big Bang, l’expansion de l’univers et dit-on maintenant, sa possible rétraction… L’univers respire comme nous respirons à son image : inspir, force d’expansion, de création, de vie, enthousiasme, ouverture ; rétention poumons pleins, plénitude, stagnation, silence, zénith ; expir, lâcher-prise, acceptation de la mort, dissolution, abandon ; rétention poumons vides : attente, vide, éternité, germe.
Ainsi la source de l’univers correspondrait-elle à la Conscience ? Et l’éloignement de la Source (kali yuga) ou moment maximal de l’expansion correspondrait alors à l’éloignement de Dieu que nous vivons actuellement (avec des fréquences vibratoires ralenties et de plus en plus basses) : la banalisation de la matérialité au détriment de la Conscience et l’éloignement du sacré. La Source serait donc Conscience (à l’origine) et la matière serait Énergie. Dieu serait-il alors le trou noir à l’origine de la création ? Ou, en d’autres termes, serait-il la lumière hyper-compressée qui jaillit de ce trou noir ?
Notre travail, selon les traditions spirituelles, est de prendre conscience de cette lumière et de chercher à retourner à sa source (voir Yogananda dans l’article 2/3, la vie sur terre n’est qu’un film projeté sur un écran, il n’existe qu’un but : rejoindre la source lumineuse…) ; avoir la foi qu’ultimement on y retourne (peut-être les aurores boréales, entrevues un peu partout dans le monde récemment, sont-elles venues nous rappeler qu’à l’origine, tout est lumière… et qu’il y a une source de lumière, au-delà de nos ampoules électriques…) Et c’est enfin de rechercher activement le reflet de cette source en nous, et le sentiment d’union que cette lumière projette en nous : ce sentiment que nous avions à l’origine et dont il nous reste quelques réminiscences, dans les moments heureux où nous nous sentons ré-unis, tandis que dans les moments malheureux nous nous sentons morcelés, fragmentés, déconscientisés.
Finalement la théorie de la Conscience unifiée d’où émane tout le vivant rejoint celle du Big Bang : nous serions tous des parcelles de cette Conscience, disséminées dans un univers, par son expansion devenu spatial et qui, en instituant l’Espace, a aussi créé le Temps.
Aujourd’hui le dieu wifi, omniprésent, a remplacé le sens du sacré… il est essentiel de se souvenir de la source et se maintenir dans des énergies vibratoires élevées. C’est précisément ce que permet la dévotion, ou la prière (voir article 3/3).
« Créez une église en vous-même ! « disait à ses élèves Yogananda, le premier gourou indien à avoir eu un impact profond sur la bonne société bien-pensante californienne. Par des techniques de respiration et de purification (kriyas), par la méditation et la reprogrammation du cerveau (neuroplasticité), il leur enseignait comment établir et entretenir, loin des temples et des églises, une relation personnelle avec Dieu.
Par la prière, ou la connection au sacré, au mystère (voir l’épilogue de l’article 2/3) Dieu au lieu d’être une figure extérieure, qui juge ou qui accorde ses grâces, est ancré en moi, dans la matière et dans l’immatériel, dans mon cœur, ma colonne vertébrale, ma tête. Dieu, ou le pressentiment de l’éternel, devient par la prière silencieuse, une manière d’être au monde, libre, aimante.
« Même si je me plains un peu, disait son cœur, c’est seulement que je suis un cœur d’homme, et les cœurs des hommes sont ainsi. Ils ont peur de réaliser leurs plus grands rêves, parce qu’ils croient ne pas mériter d’y arriver, ou ne pas pouvoir y parvenir. Nous, les cœurs, mourons de peur à la seule pensée d’amours enfuies à jamais, d’instants qui auraient pu être merveilleux et qui ne l’ont pas été, de trésors qui auraient pu être découverts et qui sont restés pour toujours enfouis dans le sable. Car, quand cela se produit, nous souffrons terriblement, pour finir. (…)
– Mon cœur craint de souffrir, dit le jeune homme à l’Alchimiste, une nuit qu’ils regardaient le ciel sans lune.
– Dis-lui que la crainte de la souffrance est pire que la souffrance elle-même. Et qu’aucun cœur n’a jamais souffert alors qu’il était à la poursuite de ses rêves, parce que chaque instant de quête est un instant de rencontre avec Dieu et avec l’Éternité.
Alors, son coeur demeura en paix tout un après-midi durant. Et cette nuit-là il dormit calmement. Lorsqu’il s’éveilla, son cœur commença à lui raconter des choses de l’Âme du Monde. Il dit que tout homme heureux était un homme qui portait Dieu en lui. Et que le bonheur pouvait être trouvé dans un simple grain de sable du désert, comme l’avait dit l’Alchimiste. Parce qu’un grain de sable est un instant de la Création, et que l’Univers a mis des millions et des millions d’années à le créer.(…)
Le jeune homme, de ce jour, entendit son cœur. Il lui demanda de ne jamais l’abandonner. Il lui demanda de se serrer dans sa poitrine lorsqu’il serait loin de ses rêves, et de lui donner le signal d’alarme. Et il jura que, chaque fois qu’il entendrait ce signal, il y prendrait garde. »
« Il ne faut pas regarder longtemps ni beaucoup autour de soi pour constater les répercussions désastreuses de l’âge du bruit sur la vie profonde de l’homme. Emporté par le tourbillon des affaires, captif de tout un univers de réalisations techniques, l’homme se voit coupé de Dieu et du monde spirituel. Non in commotione Dominus, Dieu n’est pas dans l’agitation. Pour Le trouver, pour Le rencontrer, il faut le calme, il faut, en nous, le silence de certains sens. S’il veut parler, sa voix, discrète et ténue, se perd dans le tapage de notre vie quotidienne ; ou bien le bruit, les rumeurs qui peuplent notre mental (de tout genre et de tout ordre) ne lui permettent pas d’atteindre au tréfonds de nous, ce lieu secret qu’on appelle « cœur », témoin de la plus auguste, de la plus vraie de nos vies : celle que l’on nomme ‘intérieure’, ou encore ‘spirituelle’.
(La Voie du Silence, Yogin du Christ, Dom Jean Déchanet)
Déjà en 1956 apparaissait-il évident à ce moine bénédictin intéressé par les voies du yoga, à quel point l’homme occidental s’éloignait de l’expérience religieuse, de la vie mystique : « Dieu paraît devenu lointain. S’est-il éloigné des hommes, ou les hommesse prêtent-ils moins à ses approches et à ses visites? » Pour lui, qui s’interrogeait sur un éventuel yoga chrétien, l’Orient pouvait nous apprendre à retrouver le chemin de Dieu, par les techniques de maîtrise des pensées et du psychisme, et l’établissement dans une paix profonde et durable. Encore fallait-il que le hatha yoga soit connu sous sa véritable forme, c’est à dire non pas réduit à de simples exercices de gymnastique et « détourné de sa fin première, religieuse, spirituelle », mais bien « un yoga qui ouvre largement sur Dieu ».
Il cite Hans Urs von Balthasar , du livre La Prière contemporaine qui rappelle le sens de la prière, ou de la dévotion, c’est à dire réaliser la pleine nature du sacré qui est hors du temps, hors de l’espace : « Beaucoup de chrétiens ne comprennent pas que la réalité du Royaume de Dieu est éternelle, qu’elle n’appartient pas au temps ou à l’avenir. Ce dont nous appelons la venue dans nos prières n’est pas quelque chose qui n’est pas encore et que nous devions faire entrer dans nos existences, comme nous le faisons pour d’autres valeurs temporelles et spirituelles, il s’agit du réel éternel. La réalité offerte à la contemplation, c’est l’éternelle réalité du Royaume de Dieu, et c’est par la contemplation qu’elle devient réalité dans le temps, pour les hommes et pour le monde. »
La tête ou le cœur ?
La complétude et l’infini du sacré ne peuvent pas être perçus par la pensée ; c’est l’expérience seule du cœur qui peut permettre d’appréhender, par petites bribes (ou en grosses bouchées !), cette réalité, pour qu’elle devienne de plus en plus prégnante et finisse pas prendre chair dans notre vie.
Chandra Swami, le grand sage Udasin, parle de la réflexion métaphysique (sur la nature de ce monde, la matière, la vie et le mental, l’âme et l’Esprit, Dieu, l’homme et le monde…) comme une pratique utile pour avancer sur la voie spirituelle. Néanmoins, elle est moins importante que l’expérience directe du sacré, dans le cœur : « il est évident que Dieu ne peut devenir la proie de l’intellect, aussi brillant et pénétrant soit-il. Toutes les Écritures révélées et tous les Maîtres spirituels déclarent d’une voix unanime que Dieu ne peut être vu ni par les sens ni par le mental… »
C’est bien ce que signifient les Upanishads lorsqu’elles stipulent que Brahman est Cela qui ne peut être exprimé par la parole, compris par le mental, ni vu par les yeux ou entendu par l’oreille, ni encore mû par le prana (force vitale).
Comme le véritable objectif n’est pas de connaître des concepts théologiques sur Dieu, mais bien de Le connaître par l’expérience directe, Chandra Swami ajoute que pour l’accomplissement spirituel, on doit pratiquer la dévotion, la contemplation et le service désintéressé : c’est à dire, faire un usage optimal de toutes ses énergies, à savoir l’énergie de la connaissance (jñana shakti), l’énergie des émotions et des sentiments (bhava shakti) et l’énergie de l’action (kriya shakti).
Lien entre dévotion et service désintéressé
L’Inde est connue pour ses dévots; non seulement la dévotion des ermites, des grands chercheurs d’absolu et des moines est exemplaire, mais aussi celle de l’Indien moyen, qui vit et travaille et a une famille dans le monde ordinaire, et passe ses vacances en pèlerinage dans les lieux saints.
Dans nos sociétés occidentales, qui sont à l’origine du mondialisme matérialiste qui fait le malheur du monde, on a tendance à trouver cela un peu risible – à part quelques chrétiens justement appelés dévots, que l’on affuble de l’étiquette « traditionalistes » et qui sont souvent montrés du doigt comme réactionnaires.
Or, la même société bien-pensante qui se targue d’être l’icône du progrès, qui prône la tolérance, l’ouverture aux autres, l’égalitarisme et le partage, ne s’aperçoit pas que ses valeurs-là sont le mieux défendues, non pas dans les apparences par de beaux discours, des réglementations et des structures, mais au niveau de chaque être par l’aptitude du cœur, recueilli et humble, à donner le meilleur de soi-même au service désintéressé des autres ou de la société. C’est de là, et de là seulement, que peut partir le vrai changement.
Citons encore Chandra Swami : « La forme extérieure et le résultat visible d’une action sont sans importance. Le service désintéressé nourrit la vie de l’Esprit tout autant que la méditation, la concentration spirituelle ou l’adoration de Dieu. » Le service désintéressé prend appui sur la contemplation : « grâce à la contemplation, nous nous ouvrons à ce qui est éternel et intemporel ; et, par le service désintéressé, nous accomplissons ce qui est considéré comme vertueux d’un point de vue temporel. (…) Sans une profonde méditation spirituelle, le service ne peut devenir totalement désintéressé, parce que, l’ego restant tapi à l’arrière-plan, nous finissons toujours par attendre une récompense. »
La dévotion au quotidien
Les Indiens m’ont appris la dévotion. Je suis abasourdie de leur capacité à se mettre à genoux devant une figure, une statue, voire même la photo ou le simple souvenir de quelqu’un qu’ils révèrent. Leur capacité à se défaire de tout orgueil ou fierté, de toute haute image de soi que la société de consommation cultive et encourage tant (le culte du corps, la projection égotique sur les réseaux sociaux…), et à s’incliner devant plus grand que soi, devant le Mystère, leur confère sans doute une grande force et un grand avantage sur nous.
L’humilité est à la base de la dévotion : on reconnaît que l’on est tout petit devant les splendeurs du monde et l’on s’incline devant son Créateur. Encore faut-il croire en l’existence d’un Créateur.
Chandra Swami nous en parle aussi dans son ouvrage L’Approche du Divin : pour lui, la preuve de l’existence de Dieu est indiscutable, car elle réside dans la Conscience : « Dieu demeure en nous : Il est notre véritable Soi. L’existence du Soi est évidente ; a-t-elle besoin d’être prouvée ? Le sentiment le plus immédiat de chacun, « Je suis », n’est pas une illusion mais une expérience réelle et intuitive.«
« Il est impossible d’expérimenter « Je ne suis pas »… »
« Ceux qui considèrent la Conscience comme un produit de la matière, issu d’un composé carbonique, ou un simple équilibrage mécanique d’éléments chimiques et d’énergie physique ne font, pour ainsi dire, que jouer avec des niveaux superficiels de l’existence. Ils sont non seulement privés des intuitions profondes de l’Être intérieur, mais également des plus hauts élans de la pensée rationnelle. Nos amis rationalistes devraient être un peu plus rationnels. Comment la matière peut-elle ressentir plaisir et douleur ? Est-il possible que la matière puisse, par une quelconque transformation, se percevoir, se connaître et s’auto-contrôler ? »
« Située au cœur de l’intuition spirituelle, la Conscience est absolue. Elle est Purna, c’est à dire Plénitude. De plus, étant parfaite, la Conscience doit être essentiellement de même nature que la Béatitude infinie ou être infiniment emplie de Béatitude, parce que c’est le sentiment d’une limitation de la Conscience qui engendre l’absence de félicité. La Conscience libre de ce sentiment de limitation n’est rien d’autre que la Béatitude. Par conséquent, le Seigneur est synonyme d’Existence Absolue, de Conscience Absolue et de Félicité Absolue. »
Le Seigneur prend refuge dans notre cœur et par le cœur, nous sommes en Lui. Nous pouvons Lui demander de l’aide pour qu’il nous accorde sa grâce, Kripa, pour demeurer constamment en sa présence, par la présence du cœur. Ce n’est pas une image ou un concept. Habiter son cœur apporte une plénitude, c’est remplir le vide d’une vibration particulière que le mental ne sait pas provoquer. Cela libère de tous les soucis et ramène dans le fameux ici et maintenant.
Baser toutes nos pensées, nos actions, nos réflexions dans le cœur est un réflexe que nous avons peu. C’est très difficile de s’y maintenir car tout nous appelle dans la tête : l’agitation du monde, le besoin de survie et d’accomplissement, les tentations matérielles et l’illusion d’un bonheur fugace, les principes, les règles, la cérébralisation, la mentalisation des choses, les toujours faire, les toujours plus …
Cela demande d’être vigilant et prendre constamment du recul, se repositionner en conscience dans le cœur. Pourtant, c’est une discipline non seulement payante – car elle apporte le seul refuge absolument sûr – mais impérative pour survivre dans notre monde de fous : sinon le désespoir ou le stress, le burn-out nous guettent. Dans le cœur il n’y pas de risque, tout est préservé.
Le cœur est le seul refuge et le juge impartial et équanime. C’est par le modèle des Indiens, à force de les côtoyer, d’étudier le yoga et la philosophie védantique, et de m’intéresser à la vie des grands sages et saints de l’Inde et d’Occident, et aussi par le modèle de quelques êtres proches, que je me suis rendue compte que c’est la seule manière de vivre. Ces figures saintes et sages, même si elles ne sont plus là, nous montrent le chemin, sont nos repères.
Prendre ancrage fermement dans le cœur offre un feu d’artifice de chaque instant; la vie devient joyeuse et légère. Certes, cela peut, sans doute, réduire nos élans vers le champ des possibles et les multiples potentialités de notre vie (qui de toutes façons nous donneraient le tournis) – car l’élan vers quelque chose d’autre provient souvent de l’insatisfaction, et un cœur satisfait ne cherche plus ailleurs. En revanche cela ouvre un vaste espace intérieur de reliance au sacré qui nourrit, qui rassure, qui est à la fois père et mère et ange gardien, et crée une aura de protection autour de nous.
D’autres perspectives de vie se profilent, d’une autre nature, et en suivant ces pistes, nous nous sentons des ailes, tout devient facile, tout semble se faire de soi-même. Cela nous permet d’être vraiment incarné et vibrer d’une qualité de présence qui va rayonner autour de nous et nous protéger de tout ce qui est toxique ou nocif, car c’est une vibration d’amour qui ne laisse entrer que ce qui est Amour.
C’est en cela sans doute que la voie du Nidrâ yoga dans la tradition shivaïte du Cachemire est surnommée parfois voie du ressenti, car ce qui se transmet dans l’enseignement ce ne sont pas tant des connaissances que l’approche et l’accueil de cette vibration d’amour inconditionnel.
Par les images des grands saints, par la visualisation de scènes sacrées, par la réflexion sur les textes de sagesse et la dévotion au Seigneur, et surtout avec l’affermissement de la confiance et de la foi, on peut ressentir cet amour dans le cœur, qui vibrillonne. Les saints, les maîtres, les guides spirituels, les anges gardiens, peuvent aussi faire une apparition dans notre tête et nous guider sous forme d’une inspiration, d’une décision intuitive, d’une clarté. Cela va automatiquement nous mettre au service de cet Amour et guider notre vie différemment.
« Le monde ne peut être transformé ni par de simples discours ni par de vains sermons. Seuls, des Êtres réalisés dotés de la Connaissance, éveillés et maîtres d’eux-mêmes, peuvent amener une transformation du monde lorsqu’ils entrent dans le champ de l’action. »
Profonde gratitude à André Riehl et aux lignées des grands maîtres qui me guident à travers lui: Chandra Swamiji, Baba Buhman Shah, Udasinacharya pour les Udasin et aussi la lignée des Naths, pour leurs enseignements lumineux, transformateurs, libérateurs.
Je surfe encore sur les impressions indélébiles que ce voyage Aux Sources du Yoga a laissées en moi…. un grand merci à tous les participants du groupe et à l’univers pour cette expérience initiatique, un approfondissement bienvenu pour moi de l’aspect dévotionnel du chemin spirituel, inscrit dans le cœur, s’exprimant à partir du cœur.
Au cours de ce voyage, nous avons approfondi divers aspects de l’enseignement de la non-dualité (Advaïta Vedanta), en partant sur les traces de ces grands mystiques hindous, soufis, chrétiens ou d’autres origines qui l’ont pleinement réalisée. Je ne prétends pas ici refléter avec justesse l’ensemble de l’enseignement de la non-dualité, mais plutôt juste livrer les bribes de ma compréhension de cette antique philosophie qui induit une nouvelle approche de la vie, avec laquelle je vis depuis dix ans, en parallèle de trente années de pratique de hatha yoga et de méditation.
La non-dualité est une tradition issue des Vedanta (école de métaphysique indienne s’appuyant sur les grands textes sacrés : Upanishads, Veda, Bhagavad Gita…) qui tente de faire percevoir à l’individu que le moi n’est pas différent ou séparé du monde. Le moi sur lequel nous mettons tant l’accent pour nous définir, est en tout point semblable aux autres : c’est un agrégat de formes, de pensées, de mémoires, de sentiments et d’actions qui sont semblables dans leur nature à ceux des autres. Ce sont des manifestations transitoires de notre état d’être vivant, durant notre passage sur terre. Voir cela libère de notre orgueil d’être « différent ».
Cette doctrine enseigne aussi que le « Je » de « Je suis », le Je qui est Conscience, est semblable à Cela qui est immuable, qui est inchangé, et qui demeure au-delà du temps et de l’espace, avant la naissance et après la mort du corps. Le « Je » est une trace, un reflet de l’Absolu en nous.
La non-dualité repose sur l’équation entre atman (l’âme individuelle) qui est identique par sa nature au brahman, l’âme universelle ou la source. En d’autres termes, le Soi (le grand Soi ou la Conscience, pas le petit moi) n’est pas différent de l’Absolu, il est l’Absolu.
Ce nouveau regard permet de diminuer ou résorber le sentiment de séparation, donc les causes de souffrance ; tandis qu’entretenir voire renforcer l’illusion de la dualité font perdurer la séparation et la souffrance.
Quand l’être humain entretient-il ou fabrique-t-il de la dualité ?
L’être humain (qui aux origines était relié à brahman et conscient de sa nature illimitée) se prend au piège du mental et, dans la confusion ainsi crée, s’identifie (identifie le « je ») au corps physique et au mental.
Le mental est un outil qui permet d’appréhender le monde ; en réponse aux stimuli des organes sensoriels, il produit des modifications de l’esprit que l’on appelle vrittis (littéralement, vagues). Ces « vagues » apparaissent sous des formes diverses : pensées, raisonnement, concepts, imagination, décisions, émotions, sentiments, questions, comparaisons, souvenirs…
Or, le mental a une « maladie » : l’errance. « Tel un singe qui continue inlassablement de sauter de branche en branche ou d’arbre en arbre, le mental de l’homme ordinaire ne cesse d’osciller et de s’agiter. Volontairement ou non, il saute d’une idée à l’autre, d’un objet à l’autre, d’un endroit à un autre, ne trouvant nulle part où se reposer. Cette maladie du mental affecte l’homme dès sa naissance, et jusqu’à son dernier souffle. » (Chandra Swami)
Pour apaiser son trouble, le mental va rechercher la paix dans la mauvaise direction, dans les objets du monde phénoménal : il recherche l’illimité dans le limité…
La dualité naît de l’identification du « petit moi » intérieur nourri par la pensée divisante et les conflits (autrement dit l’ego, celui qui voit tout par rapport à lui-même) à ces « vagues » ; le « moi-je » (ahamkara) qui s’identifie à l’expérience intérieure ainsi qu’à certaines manifestations extérieures qu’il croit constituer son « identité » : la matière corporelle, les pensées, le statut social, la position dans la famille ou dans la société, la profession, la nationalité, la religion…
Toutes ces classifications sociales, économiques, religieuses, nous divisent en tant qu’êtres humains, au lieu de nous relier.
Le « religere » de religion était censé nous relier : mais en fait, comme le montre le grand philosophe hindou Jiddu Krishnamurti, les religions figées en dogmes et érigées en Vérité absolue divisent et séparent en voulant s’imposer chacune comme la seule Voie possible…
En outre, l’être humain continue à créer de la dualité (donc, une hiérarchie, donc, du conflit) lorsqu’il observe les faits du monde (actions, pensées, ses paroles et celles des autres) et qu’il les juge ou les discrimine, les désire ou les rejette : celle-là, bonne, celle-là pas bonne, ça j’accepte, ça je rejette…
Également, lorsqu’il se sent différent, meilleur ou supérieur, ou inférieur, et se compare aux autres êtres humains, ou qu’il cherche à affirmer sa différence, son unicité, sa particularité, imprimer sa marque, son pouvoir, sa domination.
Les humains agissent tous selon les mêmes schémas, réagissent aux mêmes affects; insister sur le « je suis moi, différent de l’autre » a produit des croyances qui ont donné le monde conflictuel tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Le mouvement de la création, qui aurait commencé il y a 13,8 milliards d’années, implique de minuscules particules qui composent l’univers et composent aussi la matière corporelle (à 4%), flottant dans un vide sidéral. Ces particules sont les mêmes depuis la création de l’univers, et toute la matière du Vivant en est constituée.
Nous avons aussi des mémoires communes, patrimoine génétique commun à toute l’humanité, et des mémoires différenciées mais qui dans leur nature se rejoignent : mémoires familiales, mémoires personnelles… mais là encore si nous les prenons pour constitutives de notre identité, elles ne peuvent que causer des conflits, car chacun sur la base de ses mémoires particulières cherchera à imposer son point de vue, sa manière de faire, etc.
Tout ce qui bouge, tout ce qui est changeant est jagrat : le monde extérieur et intérieur. Tout le mouvement du monde c’est maya : la valse illusoire, transitoire, qui peut produire la croyance que « je suis différent des autres ».
A l’inverse, l’être humain efface, ou réduit la dualité, lorsqu’il contemple et englobe tout sans discriminer, lorsqu’il aime inconditionnellement, est joyeux sans raison, se réjouit de la beauté et du bien, pour soi et pour les autres, respecte ses amis comme ses ennemis – tout ceci étant à la fois cause et conséquence d’un état de paix profonde.
Lorsqu’il contemple la réalité de notre même nature, il n’a plus rien à faire pour se relier aux autres, car il voit que nous sommes tous en réalité le lien. La nature du lien, c’est le témoin en nous qui observe.
Le yoga (de yug, union en sanskrit) rappelle et célébre cette reliance de tout le vivant, le liant qui donne sa saveur à la vie : la vérité se manifeste à la fois dans ses formes multiples et changeantes, éphémères, et à la fois dans le mouvement atemporel et permanent qui les sous-tend. L’observation silencieuse de ces processus crée une profondeur, une nouvelle dimension qui permet de se détacher de l’objet de l’expérience et dégage un espace de liberté intérieure.
Par la réflexion, les pratiques spirituelles et la méditation, nous devenons la conscience-témoin qui voit ceci : tout ce qui est, est Conscience.
La conscience en mouvement est l’existence, ou l’énergie ; la conscience au repos est la source.
Comment échapper à la dualité ?
« Grâce à une vie disciplinée, alliant le détachement à diverses qualités morales et à une pratique régulière de la contemplation, on peut assurément parvenir à concentrer le mental en un seul point. A long terme, l’effort sincère correctement guidé conduit immanquablement au succès. » (Chandra Swami)
La dualité naît de la fabrication du mental d’une identité illusoire à partir de tous les éléments extérieurs que nous venons de discuter. Par conséquent, à partir du moment où l’on constate ce processus et où l’on commence à purifier le mental de toutes ces fabrications, on enlève les « pelures d’oignon » qui recouvrent le véritable trésor, le cœur fondant de l’humain, la conscience que je suis une facette du Vivant : et donc, l’autre aussi l’est.
Et là je commence à me reconnaître en l’autre, et l’autre, peut-être, se reconnaît en moi…
La solution proposée par les voies non-duelles consiste à voir clairement cette réalité, à s’élever au-dessus de toute identification à des étiquettes ou des classifications ; se dégager du réflexe d’appropriation des expériences, des choses, des gens et des ressentis ; nettoyer les mémoires, individuelles et collectives – ce qui ne veut pas dire perdre les souvenirs de sa vie, mais se défaire de l’emprise qu’ils ont sur nous, sous forme d’automatismes, de schémas de pensée, de réaction, d’idées préconçues, bref tout ce qui nous détermine au lieu de nous libérer ; ne plus participer à la folie du monde créée par les conflits d’ego.
« Cherchez le veilleur à l’intérieur de vous, celui qui regarde toute cette folie en riant. » (Yogananda)
C’est donner moins de place au petit moi égotique et étriqué et faire place au Soi, celui en nous qui est illimité ; c’est devenir Un avec la Paix, la Joie, l’Amour.
C’est le but du Yoga véritable et comme le dit mon maître et ami André Riehl, pratiquant et enseignant de la non-dualité dans le tantrisme shivaïte du Cachemire (Nidrâ Yoga), « toute activité qui n’a pas pour but de réduire la séparation ne mérite pas de s’appeler Yoga ».
Contrairement au Yoga classique issu des écrits védiques (les Yogas sutrasde Patanjali) il ne s’agit pas dans le shivaïsme du Cachemire d’éliminer le moi (aussi appelé ego) – tâche bien impossible d’ailleurs – mais simplement de lui donner la place qu’il mérite, et pas davantage : le moi permet de fonctionner dans le monde, d’avoir une famille, un métier, une occupation, des relations, des intérêts, et de gagner sa vie et d’établir un sain rapport au pouvoir, à l’argent et à la sexualité (vastes sujets d’enquête personnelle) mais il doit rester à sa place, il ne doit pas prendre le dessus.
La pensée logique décortique, analyse, éclaire, comprend. Le petit moi doit être guidé par le Soi unifié qui tient les rênes de la charrette (le cocher) et qui rappelle sans cesse les vraies questions à se poser : quelles sont les motivations profondes de mes actions, de mes paroles et de mes pensées ? Ce travail de purification est essentiel pour avancer sereinement sur la voie non-duelle, celle qui perçoit le monde relié à sa source comme unité et aussi à travers le prisme de ses fragmentations : aucune des manifestations de l’Énergie dans toutes ses formes de création n’est rejetée, on l’observe simplement comme l’une des diverses expressions de la Conscience divine. C’est simplement la Conscience unifiée en soi qui observe la diversité des formes extérieures (ainsi que les fragmentations de l’être intime), et tente de les voir comme émanant d’une même source.
Fréquenter les grands saints et les lieux où ils ont vécu aide à aborder ce processus et à se laisser pénétrer de ce ressenti. Au bord du Gange, la grotte du sage Vashishta (voir épisode précédent) rayonne de béatitude, ouvrant une brèche par laquelle peut se faufiler la lumière… et l’on peut avoir un éclair de sa propre nature immuable, et discriminer entre ce qui est immuable et ce qui est changeant ou transitoire (actions, affects, pensées, position sociale, énergie…)
André le transcrit à peu près ainsi : « Il n’y a rien qui ne vous appartienne : ni votre corps (amas de particules) ni vos pensées (communes à toute l’humanité). Arrêtez de vous « prendre pour quelqu’un » de spécial et regardez plutôt comment tout cela fonctionne… » Vivre ici et maintenant cette réalité produit une disparition de l’existence personnelle (telle qu’on la définit habituellement) et permet l’avènement d’une autre certitude : celle d’être, de contenir en soi TOUT le mouvement même de la Vie : c’est l’avènement de moksha, la libération intérieure.
Nous sommes semblable au Vivant, nous SOMMES l’ensemble du Vivant. Ainsi, advient la compassion pour les autres êtres humains, pour les bêtes, pour les végétaux, pour le minéral, la nature, les grands espaces, les océans, les forêts, tout cela respire, bouge, évolue, à des rythmes et selon des cycles différents, mais tout cela est vivant et nous sommes aussi tout cela.
Le but de la vie est de se souvenir de notre vraie nature, de réaliser cette Vérité. Je suis ce qui demeure lorsque le brouhaha du monde s’éteint.
Nous sommes donc invités à nous éloigner de tout ce qui est illusoire (le détachement), et chercher à l’intérieur ce qui est immobile, éternel, immortel, complet, paisible et silencieux.
« Pour moi, la vie sur terre n’est qu’un film qui est projeté sur l ‘écran, tout est fait d’ombres et de lumière ; nous ne sommes rien d’autre que ça, la lumière et les ombres du Seigneur. Il n’existe qu’un seul but : rejoindre la source lumineuse. » (Paramahansa Yogananda)
Faut-il être un ascète pour vivre cela ?
« La tentation de se complaire dans les choses temporelles existe ; celle de les fuir totalement existe aussi. » (Chandra Swami, L’Approche du Divin)
Les démarches du Yoga ont toutes pour point commun de viser la libération en portant l’attention sur les sentiments, la pensée, l’action, les affects, l’énergie, bref tout ce qui constitue le fonctionnement et l’activité de l’être humain. Elles nous donnent les clés pour agir, pour changer les codes qui nous font fonctionner, et vivre enfin ce qui est, profondément, notre état naturel.
Le Yoga classique, à l’origine réservé à la caste des brahmanes, propose des voies d’ascétisme, c’est à dire de renoncement et de retrait du monde, similaires à ce que nous appelons en occident la vie monastique ou la vie d’ermite. Les voies du yoga classique ont pour bible les Yoga Sutras (aphorismes) codifiés par Patanjali. Ces voies sont au nombre de quatre : le bhakti yoga (dévotion), le jñana yoga (connaissance transcendantale par l’intellect), le karma yoga (service et action désintéressée) ou le raja yoga (voie royale qui associe les trois autres et la méditation); ce sont des voies « hors du monde » et elles impliquaient traditionnellement un détachement de la famille et des biens de ce monde.
Le yoga tantrique approche la connaissance de l’illimité par le monde limité des formes et des sens. Il propose donc de s’immerger dans le monde : c’est la « voie du monde » des Tantras (textes très anciens traitant de la libération d’énergie et expansion de la conscience). L’adepte du Tantrisme (shivaïsme du Cachemire ou kundalini) participe donc au monde, peut avoir une famille, un métier, des activités ordinaires, et il en fait un objet d’étude et de curiosité constantes : étude du monde extérieur et du monde intérieur. Il observe sans rien désirer ni rejeter, de manière à la fois détachée et englobante, comprenant qu’il est à la fois tout cela aussi.
Malgré tout il demeure peu impliqué : « ne vous occupez pas des affaires du monde » disait la grande sainte indienne Ma Anandamayi. « Priez et l’on s’occupera de vous. »
Tout en étant dans le monde, le yogi tantrique, conscient des limites du monde matériel, célèbre toutes ses formes mais demeure détaché des aspirations habituelles : succès, famille, accomplissements, réussite, argent, bonheur. C’est le prix de sa libération intérieure, une qui procure, au-delà des fluctuations de ces manifestations mondaines, une vraie Joie, profonde et durable. Il peut donc réaliser sa vraie nature, tout en participant aux choses de ce monde.
Cela ne signifie pas qu’il n’agisse pas dans le monde, mais ses actions sont motivées non par les aspirations habituelles du moi (qui émanent de l’avidité, de l’ignorance et tendent à causer de la souffrance par leur propension à la violence et la domination) mais par la clarté limpide de sa vision lumineuse des choses et de leur réalité.
Le tantrika reconnaît et voit le divin en toute choses, sous toutes ses manifestations, que ce soient les pensées, la nature, les autres humains, la sexualité (d’où le grand malentendu en Occident sur la voie tantrique réduite à ce seul aspect). Il n’y a pas de tabou par rapport au plaisir sensuel ou à l’argent.
Épilogue
Finalement, au lieu d’un Dieu, figure extérieure qui juge ou qui accorde ses grâces, le pressentiment de l’éternel peut être perçu et cultivé de l’intérieur de soi.
Au lieu de me dire que je ne suis rien, que je suis pétrie de péché et que je dois sans cesse faire contrition, les philosophies indiennes me disent que je suis une parcelle de l’Absolu, et que je peux faire vivre et grandir ce sentiment en moi.
Au lieu de m’imposer l’humilité, on la laisse grandir en moi par le fait naturel de ma réalisation.
Plutôt qu’un rituel un peu dogmatique, perpétué par des prêtres en ma faveur, on me dit que je peux prendre ma vie spirituelle en main et rejoindre cet éternel dont j’ai l’intuition profonde.
Plutôt qu’un Dieu inaccessible, pour lequel j’ai besoin de l’intercession de l’Église et des prêtres, on me donne une méthode et des pratiques, pour atteindre par moi-même le sacré.
Ne doit-on pas chercher par là les raisons du désintérêt pour les églises de chez nous, et l’engouement pour les voies mystiques orientales ?
L’Église a-t-elle été mal comprise, ou s’est-elle imposée en institution, pour garder le contrôle sur les masses de fidèles ? Au fond, où ce pouvoir semble-t-il encore le plus établi : en Inde, où les voies du Yoga permettent à chacun d’établir une relation directe au divin, ou en Occident, où le pouvoir de parler à Dieu semble réservé aux élites religieuses ?
Il y a un chemin personnel vers Dieu… Vivre Dieu, vivre le sacré, c’est sans doute, par quelques moments magiques aux pieds de figures rayonnantes, ce qu’il nous a été donné de vivre durant ce voyage : dans la grotte de Vashishta sur un coude du Gange entouré de montagnes ; à l’ermitage de Masteram Dev, saupoudré d’or par le soir qui tombe ; au samadhi (tombeau) de Lahiri Mahasaya à Haridwar, dans les divers lieux où vécut Ma Anandamayi ; lors des pujas – cérémonies de recueillement et de gratitude pour l’abondance, offrandes au feu, des aratis – célébrations et offrandes à la déesse du Gange, garante de la vie, des satsangs – enseignements et moments de partage par la discussion ou par le chant de mantras… toutes ces opportunités qui nous ont été données d’entrer en contact avec le chant du cœur, resteront gravées dans ma mémoire comme des moments ayant imprimé – encore plus fort – dans mes cellules la ferveur et la soif d’absolu.
L’Inde terre de contrastes nous a pris à la gorge et secoués comme dans un lave-linge à essorage 1.000 tours. Au milieu de toutes ces impressions sensorielles, odeurs, bruits, sons, saleté, douceur de la soie et du cashmere, goûts épicés ou hyper-sucrés, couleurs vives et contrastes violents, chatoiement des pierres et des bijoux, silhouette hiératique des temples et des statues – tout est manifestation du sacré, qui parfois se révèle, dans un instant miraculeux de paix, suspendu dans un temps arrêté. L’Inde y ajoute cet aspect dévotionnel, tout acte émanant du cœur par amour du sacré.
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texte et photo (c) D. Marie 2024
photos de couverture et du milieu : Afrique du Sud, Cape of Good Hope
Merci à André Riehl pour ses enseignements lumineux et son accompagnement bienveillant dans ce magnifique voyage vers la connaissance de soi.
Voyage au cœur d’une Inde (de plus en plus) secrète qui perdure vaillamment parmi les soubresauts de la modernité. Hors des sentiers battus, nous avons mis nos pas dans ceux des grands sages et des grands saints qui ont donné à ce pays son aura toute particulière, de quête d’absolu et de réalisation intérieure. Un cheminement serein, parfois troublé par les agitations et les trépidations du monde moderne, souvent tranquille et lumineux. Une oraison silencieuse dans l’Inde magique et éternelle.
Nous avons remonté le cours du Gange, visitant les villes saintes qui le parsèment : Bénarès, Haridwar, Rishikesh, et l’ashram de Sadhana Kendra (sur la rivière Yamuna, un affluent du Gange) où a longtemps résidé le maître éveillé Chandra Swami (avant de quitter son corps, comme il est dit ici, le 9 mars 2024).
Dans ce parcours de lumière et de dévotion, nous avons cheminé dans les traces et la présence intemporelle bienveillante de Jiddu Krishnamurti, Ma Anandamayi, Lahiri Mahasaya et Paramahansa Yogananda, Hazrat Sultan-Ul-Mashaikh, Henri Le Saux (Swami Abhishiktananda) et Marc Chaduc (Swami Ajatananda), Swami Atmananda, Ramana Maharshi, Vashishta, Baba Buhman Shah et la lignée des Udasin jusqu’à Chandra Swami et André Riehl notre instructeur et accompagnateur – yogis, moines, sages, saints, philosophes, êtres illuminés qui ont forgé et transmis l’antique sagesse indienne et posé les jalons du chemin intérieur du Yoga, voie spirituelle vers la béatitude, l’union avec le divin.
Une approche du voyage unique qu’aucun tour operator classique n’aurait pu nous offrir….
Delhi – le tombeau du saint soufi Hazrat Sultan-Ul-Mashaikh (1238-1325)
Après l’agitation de la grande ville et nos premières bouffées d’air indien et de circulation intense, nous pénétrons dans l’étroit dédale de ruelles du bazar puis, sans presque le savoir tellement les ruelles sont serrées, dans l’enceinte du tombeau où la ferveur est palpable, malgré le ramadan – ou renforcée par cette période spéciale des musulmans ? C’est l’heure de la rupture du jeûne et nous sommes reçus par Syed Faiz Nizami, descendant direct du grand saint, pour une collation, puis les musiciens soufis, accompagnés à l’harmonium et aux tambours, entament leurs mélopées rythmées et leurs harangues adressés au public qui se presse, et qui semblent des appels insistants que je traduis dans mon for intérieur comme : « L’Éternel est là, il vous attend, qu’attendez-vous pour le connaître ? »
La foule assemblée au tombeau du saint soufi
Le message des soufis est d’amour et de paix : « faire de l’homme un être vivant parfait ! » selon ce grand saint dont le mausolée accueille une vibrante communauté de toutes origines, castes ou religions. De son temps il a voulu rétablir l’harmonie entre les peuples de descendance afghane, iranienne, turque et autres qui co-habitaient sur ce vaste territoire : il ordonna à l’un de ses disciples d’inventer un langage commun pour les peuples de l’Inde : c’est ainsi que serait né l’Urdu – mélange de perse et du langage local ‘Brij Bhasha’.
Les premiers soufis étaient des Musulmans orthodoxes qui pratiquaient l’abandon, la mortification, la piété et le quiétisme (contemplation et silence intérieur).
Au 13è siècle la période « classique »a donné de célèbres poètes : Fariduddin Attar (Discours des oiseaux); Jalaluddin Rumi (poète et fondateur de la tradition des derviches tourneurs); et Sadi de Shiraz (le « Shakespeare perse ») qui écrit sur la douleur de la séparation d’avec Dieu, exprimée par une flûte en bambou qui se languit de ses origines : « écoutez l’histoire du roseau, qui pleure sa peine … depuis que j’ai été coupé de la roselière, je chante cette plainte… quiconque séparé de ce qu’il aime comprendra ce que je dis, quiconque séparé de la source, aspire à y retourner. »
Les soufis pratiquent aussi la tolérance, la compassion, la patience, la persévérance; le jeûne et la prière étant considérés comme les moyens de préparer le cœur à recevoir les messages du Divin.
Les liens entre le soufisme et le tantrisme sont profonds, même si certains sont réticents à le reconnaître.
Bénarès – cérémonie d’arati (adoration de la déesse du fleuve Ma Ganga)
C’est sur un point particulièrement ouvert des ghats (vastes escaliers parfois abrupts descendant vers le fleuve), au ghat Dashashwamedh, que se déroule chaque matin et chaque soir depuis la nuit des temps sans doute la célébration d’arati. Aujourd’hui devenue un peu foire commerciale, avec des animateurs arqués sur leurs micros, des vendeurs de ballons et de barbe-à-papa… malgré tout la foule est là, dense, recueillie. Et alors que lentement la nuit enveloppe les lieux, l’atmosphère de grand stade de foot se dilue et la magie et la ferveur opèrent. Le sacré reprend ses droits qu’il n’a jamais vraiment perdus. Les brahmans invoquent les éléments, allument 108 feux, sonnent les clochettes et à chaque fois se tournent vers les quatre directions. De puissantes fumées d’encens s’enroulent autour de nous et nous entraînent dans ce rituel ancestral.
Arati, les offrandes du feu
Ma Ganga sur son crocodile
La déesse du Gange, en statue géante assise sur un crocodile préside, impassible, à ces offrandes et ces adorations qui font perdurer son mythe de fleuve sacré, où se baigner lave de tous les péchés, tandis que mourir sur ses berges stoppe le cycle des réincarnations et permet d’atteindre directement l’ordre divin. Elle est la déesse de la purification et du pardon. A la fin de la cérémonie, nous remettons nos petites bougies et fleurs offertes aux flots qui emportent nos vœux les plus secrets… La soirée se termine sur la terrasse d’un délicieux restaurant non loin, rythmée par des musiciens classiques.
Bénarès – centre Krishnamurti
Havre de paix non loin du cœur battant de la ville sainte, tiraillée entre tradition et modernité. Un grand jardin silencieux, planté de dahlias, de bougainvillées… et débordant d’oiseaux. Des bâtiments clairsemés dans la nature, de grandes salles de réunion, de conférence, de méditation… on aimerait y rester pour toujours. Une vidéo sur le vrai sens de la méditation nous fait entendre les paroles du grand homme, qui prêchait le questionnement intérieur, le doute, l’indépendance de la pensée et l’observation distanciée de tout ce qui nous est « connu », comme méthode de libération. S’ensuit une discussion de groupe, où nous tentons de mettre au clair notre compréhension de ce vaste monde de silence et de connaissance de soi qui nous submerge, puis un repas pris à la salle commune. Retour par bateau sur le fleuve, vers le centre de Bénarès.
Bénarès – centre Aghori
Les Aghori sont une secte un peu particulière dont les adeptes vivent en ascètes sur l’autre rive du Gange et, dit-on, sont des mangeurs de cadavres. Ici c’est fort heureusement une version plus civilisée de ce groupement que nous visitons, dans un ashram qui fait œuvre de charité dans le voisinage. L’endroit respire la tranquilité (en dépit des travaux qui concernent la réfection du portique et l’ajout de plusieurs salles à l’étage)
De honte, Kali tire la langue….
Une belle sculpture de Kali (la déesse qui détruit le mal et l’ignorance) derrière le temple représente la déesse, bleue de colère, dominant le tigre : lorsqu’elle s’aperçoit que c’est Shiva qu’elle piétine, elle se repent et sa colère se calme.
Une belle salle de méditation donnant sur la vue calme du Gange; partout où il coule, le fleuve invite à l’introspection et au recueillement. L’ashram vit de donations et recueille des jeunes garçons des rues, dont un qui est là, devenu professeur de yoga. Ils ont aussi un hôpital qui offre gratuitement des chirurgies pour les yeux, une école et un centre de formation professionnelle pour les femmes.
L’Inde regorge de ces œuvres charitables de proximité qui ont un impact direct et visible sur le voisinage (comme à l’ashram de Chandra Swami que nous rejoindrons à la fin du voyage).
Un troupeau de buffles se baigne dans la rivière : ils sont à l’aise et se laissent porter comme des ballons flottant à la surface, seules dépassent leurs têtes et l’arête de leur dos.
Bénarès – rencontre avec Mark Dyczkowski
L’un des grands traducteurs du sanskrit et fin érudit des Tantras et du shivaïsme du Cachemire, musicien et joueur de sitar, disciple de Swami Lakshmanju (connu comme celui qui a revitalisé la tradition du shivaïsme du Cachemire), il vit en Inde depuis quarante ans et vient de terminer une traduction en anglais du Tantraloka(« La Lumière sur les Tantras ») : l’un des textes de référence du tantrisme shivaïte du Cachemire. C’est un recueil de méthodes initiatiques tantriques en 12 volumes, où sont décrites les voies de la libération, rédigé au 11è siècle par le mystique Abhinavagupta sur la base des traités (tantras) ancestraux du shivaïsme .
Mark Dyczkowski a aussi traduit le Vijñana Bhairava Tantra (« Le Livre de la Reconnaissancede Soi ou du Discernement »), un recueil de la même tradition , qui remonterait, au moins, au 7è ou 8è siècle (ou au 1er siècle selon d’autres) et présente, sous forme de dialogue, 112 méditations pour réaliser la véritable nature du Réel.
« Quelle est ta nature ? » demande Bhairavi, la déesse de l’Énergie, à Bhairava, le Terrible (autre nom de Shiva). Celui-ci lui répond sous forme de strophes poétiques qui introduisent 21 types d’exercices, par rapport à l’espace et la lumière, le cœur, le yoga de l’ombre et de la pénombre, de la suspension et du silence, des sens, de la parole et des vibrations, du vide, du plaisir, du regard, de la transcendance, etc. qui sont autant de points d’entrées vers la perception de l’ultime Réalité non-duelle, la qualité de la Conscience suprême.
Les rives du Gange, vues d’une terrasse
Mark nous reçoit avec une grande simplicité pour un échange informel, dans son appartement au-dessus du Gange. Une caverne d’ermite en quelque sorte, exiguë, humide, pleine de recoins sombres – qui doivent procurer un peu de fraîcheur à la saison chaude – et de terrasses donnant sur le fleuve. A l’étage, perchée au haut d’un escalier raide, la salle de travail, petite et encadrée de bibliothèques pleines à craquer.
Ce jour-là j’avais la nausée et je crains de n’avoir pas pleinement profité des éclairages de ce grand lettré amoureux de la culture et philosophie indiennes ; néanmoins j’en retire quelques traits saillants : la passion ou la ferveur de l’enquête intérieure, et des travaux auxquels on s’applique ; la sincérité ; persévérance ; l’humilité.
Interrogé sur ses lectures favorites, il révèle qu’à part le Tantraloka ou le Vijñana Bhairava Tantra, figurent les poésies du poète soufi Rumi.
Haridwar – cérémonie d’arati sur Har Ki Pauri
Un soir comme un autre à Haridwar, ville sainte du Gange, la foule se presse sur les bords du fleuve sacré, pour des célébrations en honneur à la déesse du fleuve et à Shiva, dont une statue géante trône au milieu des eaux. Des milliers de pèlerins sont là, dans cette ville où se tient en alternance la kumbh mela (le plus grand pèlerinage au monde, qui regroupe sur des périodes de douze années des millions de fervents hindouistes, philosophes, sages et saints)
Haridwar cérémonie sur le Gange
C’est une cacophonie de bus, d’autocars et de voitures privées, les bords du Gange sont déjà remplis, on cherche un petit coin d’où apercevoir les cérémonies, on ressent l’ardeur au milieu de cette foule recueillie, à peine parsemée de quelques touristes. La soirée se poursuit dans les ruelles gorgées de boutiques, de clochettes, de statuettes et de souvenirs, ponctuée d’un bon repas et d’un délicieux lassi (boisson au lait fermenté ;))
Haridwar – tombeau de Mahiri Lahasaya
En ce lieu si calme où des saddhus font la sieste sur le gazon synthétique (!) nous avons l’opportunité de nous relier à la grande tradition du Kriya Yoga, à travers l’ermite himalayen Babaji, son élève Lahiri Mahasaya (1828-1895), fondateur de l’école de Kriya Yoga (une lignée de yoga pour personnes vivant « dans le monde »), puis Sri Yukteswar et son disciple Paramahansa Yogananda qui a atteint une sorte de célébrité. Ce dernier, auteur de l’Autobiographie d’un Yogi, sera le premier yogi, au tout début du 20è siècle, envoyé « en mission » en Occident par son maître, qui pressent l’importance du message du Yoga pour le monde en chute libre, dont les contours se dessinent déjà sans équivoque. Yogananda atterrit en Californie en 1920, y fondera la Self-realization fellowship et déclenchera l’engouement pour le yoga et ses traditions, et la vague spirituelle que l’on sait… puis les dévoiements que l’on connaît aussi, puisque la « modernité » semble tout corrompre : gurus abusifs, sectes corrompues, et aussi yoga devenu technique de gymnastique au détriment de sa véritable nature, qui est la quête intérieure.
La grande sainte indienne Ma Anandamayi disait : « si Dieu vient vous rendre visite dans la posture… alors c’est une vraie pratique ».
Haridwar – Kankhal – samadhi et ashram de Ma Anandamayi
C’est un lieu saint et hautement chargé vibratoirement ; ici repose Ma Anandamayi (1896-1982) la grande sainte indienne – à l’inverse du commun des mortels dont les corps sont portés à la crémation, les saints sont enterrés, afin que les fidèles et dévots puissent venir continuer à se recueillir sur leur tombeau appelé samadhi. Elle est à la fois enfant, fille, femme, épouse (son mari sera son premier disciple) et Mère de toute l’humanité, de toute la création.
Dès l’âge de deux ans elle entre en samadhi (extase) lors d’un kirtan (chants dévotionnels de groupe) sur les genoux de sa mère. Puis, toute sa vie sera errance, service des pauvres, amour inconditionnel, enseignement et modèle de ferveur religieuse, mais aussi rencontres avec des personnalités : Gandhi, Nehru, des présidents, des ministres et des ambassadeurs, des dignitaires religieux, indiens et occidentaux …
De l’autre côté de la rue, sa « maison » ou en tous cas l’un des lieux où elle résida souvent. On ressent sa présence, surtout dans sa chambre : un lit modeste, un harmonium – et dans la véranda et le jardin qui descend en pente douce vers le Gange. Là, je reste un moment debout, laissant mon regard flotter au loin vers la rivière, imaginant qu’elle s’est tenue là, souvent, et je ressens une émotion profonde, une élévation de l’âme qui aspire aux beautés éternelles de l’Un.
Haridwar – puja et fête de Holi au campus de Guru Ramdev
Un moment fabuleux où nous participons à une cérémonie d’offrande et de gratitude devant le feu (puja) pour remercier pour l’abondance et les moissons à venir, à l’approche du printemps. Invités par Guru Ramdev, un disciple de Chandra Swami qui gère une énorme fondation, l’Université Patanjali, dédiée à l’éducation des jeunes dans la tradition du yoga. Guru Ramdev est également associé avec l’homme d’affaire indien Balkrishna dans la création de Patanjali Ayurved, un empire agro-alimentaire et de naturopathie, qui fait de lui un businessman moderne et de large envergure.
Une pluie de pétales de rose…
Nous sommes reçus gracieusement et un peu à la dernière minute, à cette fête monumentale en plein air à laquelle participent des centaines d’étudiants, sur le campus entouré de larges bâtiments (écoles de sciences appliquées, de psychologie, de sanskrit, sport, musique, philosophie, ayurvéda, naturopathie et yoga…) et qui culmine, ô surprise, en une grande explosion de joie sous des lancers de pétales de roses fraîchement coupées et d’autres fleurs qui embaument : ainsi la traditionnelle fête de Holi (fête du printemps, célébrée le 25 mars) nous apportera son lot de gaieté (nous échapperons le lendemain aux lancers de poudres de couleurs dans les rues qui, sous l’influence de la modernité, sont souvent accompagnés aujourd’hui de musique forte et d’alcool …)
Rishikesh – ermitage de Masteram Baba au bord du Gange
Arrivée à Rishikesh un peu déroutante : musique bruyante, rave party dans la ville, jeunes gens éméchés recouverts de couleurs (les poudres de la fête de Holi), hôtel à Tapovan en mauvais état ; publicités pour le saut à l’élastique, le rafting… on semble avoir quitté l’Inde sacrée pour se retrouver au cœur de la société du commerce mondial (il ne manque que l’apple pie…)
Et puis, une fois installés, bon an, mal an, nous sommes partis à pied traverser la passerelle qui enjambe le Gange (l’autre pont est en réfection depuis longtemps)
De l’autre côté, nous retrouvons Dieu merci les vaches sacrées, les saddhus et le calme des temples et des ashrams, en particulier dans l’ermitage de Masteram Baba, un saddhu qui y a vécu longtemps et dont la mémoire perdure, à travers ses photos, sa grotte sur le Gange, petite caverne exiguë seulement dotée d’un modeste tapis. Un jeune swami dévoué entretient l’ashram, verse des fleurs fraîches chaque jour sur les photos du maître qu’il n’a pas connu, mais dont il affirme ressentir la présence à travers ses yeux vivants, et accomplit les rites et les prières au lever et au coucher du soleil : c’est en effet le moment où une énergie spéciale se distille dans l’air, et tout Rishikesh retentit des clochettes cérémonielles et embaume d’une odeur d’encens.
Soir doré sur le Gange, image de l’Inde éternelle…
A ce moment précis, le Gange s’est revêtu d’une parure d’or ; quelques prêtres sont descendus perpétuer les rites ancestraux au bord de l’eau ; et nous, quelque peu rassérénés, nous sommes laissé porter par la douceur de cet instant béni où tout se pose, la chaleur du jour et les pensées, les bavardages, aspirations et déceptions, pour ne laisser plus flotter qu’un instant qui s’étire, à la frontière de l’éternité …
Rishikesh – bain matinal dans le Gange
Un pèlerin en quête de l’ultime vérité (de Soi ou d’Absolu) se doit de sacrifier au rite du bain dans le Gange. Vénéré comme déesse purificatrice, Ma Ganga (Mère Gange) est aussi source de vie (le Gange et ses affluents irriguent 30% du territoire indien…) et de sagesse : il suffit de s’en approcher pour percevoir, dans sa lente fluidité, à la fois les crêtes et les creux de nos expériences transitoires, et le flot continu et immuable qui les sous-tend.
A Bénarès, il est exclu sans doute pour tout occidental raisonnable de se baigner dans le Gange, qui collecte et charrie autant les eaux usées que les déchets solides et industriels…
A Haridwar, lors de la cérémonie d’arati, j’ai pu m’y laver les mains et m’asperger par trois fois la tête de quelques gouttelettes, l’eau semblant à peu près propre, puisque la rivière y coule à 250 km seulement de sa source dans les glaciers de l’Himalaya.
Avant le bain, copain copain avec les chiens
A Rishikesh, une vingtaine de kilomètres encore en amont, le Gange ressemble à un torrent fougueux tout juste libéré de l’emprise des montagnes et prenant déjà une sorte de noble ampleur et de puissance. L’eau est claire et un peu verte, avec beaucoup de remous que l’on peut éviter en restant près de la berge, les pieds dans un sable gris clair et si fin qu’il glisse entre les orteils… Les bains du petit matin y ont été un bonheur. L’eau est fraîche mais pas glaciale (environ 14° d’après mon expérience bretonne). Il existe quelques-unes de ces petites plages bordées de gros rochers où les Indiens aiment flâner le soir ou commencer leur journée en s’imprégnant de l’atmosphère de félicité que procure le fleuve, tandis que la ville, plus haut, s’agite déjà dans le tumulte des klaxons et des activités du jour.
L’ultime satisfaction étant alors de ponctuer le tout d’un petit chaï consommé sur la plage et confectionné, bien sûr… avec l’eau du Gange (thé longuement bouilli donc sans mauvaises conséquences pour nos intestins fragiles).
Rishikesh – visite au temple de Neelkhant
Ici, en un lieu perché sur les collines, à deux heures de route (32 km) au-dessus de Rishikesh, l’on dit que Shiva a bu le poison du monde pour le libérer de ses souffrances, et que celui-ci lui a enflammé la gorge qui est devenue toute bleu foncé. Lord Shiva aurait médité ensuite pendant 60.000 ans au pied d’un bamyan pour adoucir l’effet du poison, avant de rejoindre le mont Kailash.
La route est longue et éprouvante, pleine de lacets (peut-être 60.000…) et ce jour-là il fait très chaud ; les véhicules tout terrain, bus, autocars, se succèdent et s’entassent au parking. Puis nous faisons la queue pendant un temps indéterminé pour accéder au temple. La visite elle-même se passe vite et presque décevante, on aperçoit le shiva lingam, on murmure un souhait à l’oreille du taureau qui représente Shiva. On apprend ensuite que, plutôt que de voir quelque chose, une telle visite pour les Indiens est une manière de se montrer aux dieux, de se laisser voir. Tout comme une balade dans la forêt, où au lieu de regarder les arbres, on peut se laisser regarder…
La journée se conclut par un concert de musique classique indienne sous la houlette de Shivananda Sharma, violoniste et directeur d’une école de musique pour enfants déshérités.
Rishikesh – la grotte de Vashishta
A 23 kilomètres de Rishikesh en remontant le Gange, on arrive à ce petit trésor de lieu d’où coule éternellement une énergie sacrée. On dit qu’ici, il y a 9.000ans (?) a vécu le sage Vashishta, l’un des sept rishis (grands sages, « ceux qui ont vu » auxquels a été révélée la sagesse des Védas) de l’Inde, auteur de grands textes fondateurs du Yoga Classique Vedanta. Le Yoga Vashishta par exemple, méconnu mais très riche, décrit, sous forme de dialogues et de fables, la nature de la vie, de la souffrance, des choix, du libre arbitre, du pouvoir créateur et de la libération, avec une base philosophique similaire à celle de l’advaita vedanta (la non-dualité).
A peine troublée par les rafters qui descendent le cours du Gange en criant leur excitation avant les rapides, l’ambiance de l’ashram et de la grotte est restée empreinte d’une délicieuse béatitude, de l’un de ces nectars qui marquent une étape dans le chemin de réalisation. Un autre célèbre sage, swami Purshottananda, vécut ici pendant trente ans. Je pense à la grotte de la Sainte Baume en Provence, loin tout là-bas, chez nous, d’où émane une similaire fréquence vibratoire fine et précieuse, qui amène immédiatement le visiteur à des plans supérieurs.
Un peu plus bas, surplombant le lit du Gange, se trouve une autre grotte, appelée Arundhati Guha (grotte), du nom de l’épouse de Vashishta qui dit-on vivait également ici ; à cet endroit un peu perché dans la falaise, elle présente une vue superbe sur les méandres du Gange et porte aussi, dans les circuits touristiques, le nom de « Jesus Cave », car certains l’affirment, le Christ aurait séjourné là lors de ses années en Inde. Sans le savoir, plusieurs swamis auraient eu ici une vision de Jésus.
Visite de cet ashram consacré par Chandra Swami et entretien avec son fondateur Swami Atmananda, ancien moine de la tradition chrétienne d’Orient ayant embrassé la philosophie de l’advaita vedanta (enseignement de la non-dualité).
S’inspirant de la vision d’un de ses prédécesseurs, Swami Abhishiktananda*, de l’unicité de la Vérité ultime au-delà du particularisme des approches religieuses, Swami Atmananda fonde en 2003 l’Ajatananda Ashram, qui porte le nom de celui qui fut le disciple réalisé d’Henri Le Saux : Swami Ajatananda Saraswati (Marc Chaduc), « disparu » ou « éveillé » dans le haut Himalaya en 1977.
* Swami Abhishiktananda : Henri Le Saux, moine bénédictin d’origine bretonne, qui a reçu les enseignements de Ramana Maharshi et a intériorisé en Inde l’expérience de la non-dualité tout en restant fidèle au Christ ; il est mort en Inde en 1973
L’ashram est dédié aux contemplatifs de toutes religions ou traditions, qui peuvent venir y accomplir une recherche spirituelle et réaliser la connaissance du Soi par la contemplation silencieuse :
« L’appel au renoncement intégral déborde les frontières des religions (…). Il est antérieur à toute formulation religieuse spécifique. Et c’est en cet appel surgissant des profondeurs du cœur humain que les grands dharmas* effectivement se rencontrent et découvrent leur vérité la plus intime dans ce dépassement même… » – Swami Abhishiktananda, 1979
* dharma : ordre cosmique et lois spirituelles, selon lesquels tout se tient dans l’univers; par extension, la voie et les pratiques choisies par l’individu pour vivre en harmonie avec la Loi universelle, autrement dit : le chemin de vie
Interrogé sur son passage de la chrétienté à la mystique indienne, Swami Atmananda, qui enseigne la non-dualité en Inde et en Europe, a cette réponse éclairante : « les prêtres sont formés pour enseigner Dieu mais pas pour le réaliser. »
Puis soirée-puja à Sri Krishna Kripa, un ashram familial – offrande des lumières aux divinités – et kirtan avec un musicien français, Mahadev OK, adepte de bhakti yoga (le yoga de la dévotion) et animateur de kirtans (chants dévotionnels de groupe) .
Comment décrire, autrement que par quelques mots simples, mon expérience là-bas ?
Calme – Silence – Présence vibratoire de Swamiji (Chandra Swami le maître éveillé de l’ashram qui a « quitté son corps » il y a 3 semaines…) – Méditation – Seva (service à la communauté) – Discipline – Respect – Simplicité – Dévotion – Amour inconditionnel – Perception palpable de la Joie – Incommensurable – Temps suspendu – Réflexion – Patience – Questionnements – Quête intérieure – Purification – Partage – Amitié – Mots du cœur – Mots de Soi…
« Suivez les enseignements de votre maître. Il est toujours avec vous. Restez ouvert à sa présence. Il continuera de vous montrer le chemin. Quand un saint quitte son corps physique, il peut guider davantage de personnes. Le corps physique est une limitation. » (Chandra Swamiji Udasin)
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texte et photos (c) D. Marie 2024
photo de couverture : soir doré sur le Gange à Rishikesh
Gratitude à André Riehl qui nous a permis d’aborder l’Inde avec le regard du cœur, fait bénéficier de ses connaissances sur ce pays et partagé ses lieux secrets, personnalités originales et anecdotes, et pour son accompagnement affectueux.
Nous voilà donc quasiment au terme de nos pérégrinations dans la Bourgogne magique et fabuleuse d’Henri Vincenot. Avec lui, nous aurons exploré les routes, chemins et villages de cette belle région chargée d’art et d’histoire, véritable cœur battant de la France ; monté des collines et longé des canaux ; suivi des signes, des symboles et des mystères ; remonté le temps à la rencontre des bâtisseurs de cathédrales ; tracé des zigzags à travers le Beaujolais, l’Auxois et le Dijonnais…
Nous aurons fait une plongée au cœur de l’univers bourguignon, dans l’histoire de la Gaule celte et romaine, admiré l’art des compagnons – villages médiévaux, édifices sacrés, clés de voûtes, vitraux et chapiteaux – et tenté de percer les mystères de la géométrie sacrée; nous nous serons interrogés sur la persistance de cet héritage, à l’ère des sciences rationalistes hyper-spécialisées… Nous aurons, ensemble, cherché des clés dans diverses lectures sur le lien encore ténu entre l’art du moyen-âge et la franc-maçonnerie moderne…
Nous aurons joyeusement erré entre abbayes et vignobles, retrouvé des lieux chers au cœur de Vincenot et dont il parle si admirablement, goûté à pleins poumons l’air de la Bourgogne et à pleine bouche ses spécialités, imaginé la vie d’antan au fil du canal, au plus profond d’une combe ou dans un château fort.
Voici qu’à son terme, notre périple semble dire : et quid des villes qui, à leur manière aussi chargées d’histoire, constituent le tissu urbain de la Bourgogne ? Et nous voilà, cahin-caha, nous dirigeant vers Dijon, dont on nous a vanté les beautés, tant anciennes que modernes. Nous avons passé la nuit à l’entrée de la réserve naturelle de la combe Lavaux, au-dessus de Gevrey-Chambertin (combe et bois qui seront malheureusement victime d’un incendie en août 2023) et pris un petit déjeuner savoureux au Tue-Chien dans la ruelle du centre de ce bourg viticole : un bon pain d’épices et confiture d’abricots maison. Nous sommes donc encore tout empreints de l’atmosphère des vignes et de la campagne… Et, pour être franche, ce milieu de journée en ville est décevant : peut-être trop comblés par les charmes de la Bourgogne des vallons et des collines, sommes-nous peu réceptifs à des considérations plus urbanistiques ?
Selon un itinéraire culturel qu’on nous a recommandé, nous suivons les chouettes, petits symboles en laiton sur les trottoirs : le parcours est long et fastidieux, nous emmène loin du centre et ne nous émerveille pas. Où sont les beaux hôtels particuliers, les maisons à colombages, chapelles, les abbayes, les celliers ? Nous en attrapons quelques-uns au vol mais ne nous sentons pas « pris en main » ni orientés par ce parcours. Pourtant, Dijon regorge de bâtiments historiques – que je découvrirai plus tard sur internet. Sans doute fait-il gris et sommes-nous un peu fatigués… Sans doute, c’est dimanche, et le seul quartier animé est celui, un peu glauque, de la gare… Un parfum de désolation, d’abandon règne. Les aménagements place de la Gare et place de la Libération sont à nos yeux des chefs d’œuvre d’architecture urbaine ratée et, loin de mettre en valeur les monuments historiques, semblent vouloir les occulter.
La crypte de la cathédrale est fermée pour rénovation… Le repas chez un italien-marocain, l’un des rares ouverts, près de la gare, est décevant, tout juste honnête. Bref cette incursion urbaine n’est pas sans me laisser un arrière-goût d’amertume… Seuls auront grâce à nos yeux, un magnifique ginkgo et un platane bicentenaire qui trônent dans le parc botanique… la nature, toujours splendide, jamais décevante ! (Et l’épicerie arabe du coin chez qui je trouve des piles de moutarde de tous choix et toutes couleurs, en pleine « pénurie »).
Heureusement, j’avais l’imagination pour me consoler et me transporter dans une autre époque. En sortant de la ville par la rue Monge, on entrevoit encore le Dijon d’antan. C’est un vieux quartier aux immeubles authentiques, avec des maisons à colombages, où j’ai le plaisir de tomber, par hasard, sur le fameux Hôtel du Sauvage situé rue Darcy, encore dans son jus, où Vincenot relate que descendait Jean Lépée : le conducteur de charrette qui venait le chercher au pensionnat et le ramener dans sa campagne, au terme d’un périple de plusieurs heures… Là, le passé fait un instant irruption, fugitif, éternel, tel un film aux couleurs délavées et aux images vacillantes; en lieu et place du calme quelque peu bourgeois de la grande cour d’auberge que j’aperçois de la rue, celle-ci s’égaye de mille cris et personnages et je crois revoir le « caravansérail » décrit par Vincenot d’il y a tout juste un siècle : attelages, chevaux et chariots, et toute l’activité bruyante et frémissante des messagers de l’Auxois chargeant et déchargeant leurs colis.
Replongeons-nous quelques instants dans la prose savoureuse de La Billebaude !
« Aux vacances j’avais deux façons de regagner mes friches et mes bois. D’abord le train : la ligne Paris-Lyon Marseille traversait nos monts par le plein travers, obligée qu’elle avait été de grimper comme elle avait pu dans les combes jusqu’à la haute ligne de partage des eaux entre Seine et Rhône. Là, elle passait sous la crête, par le fameux tunnel de Blaisy-Bas : je pouvais donc prendre l’omnibus et descendre, après le tunnel, à la gare de Blaisy-Bas (…). Quoi qu’il en fût, le train était trop coûteux pour nous. Pensez : deux francs cinquante de Dijon à Blaisy ! (…)
Heureusement, il y avait le Jean Lépée. J’allais à l’Hôtel du Sauvage, je trouvais Jean Lépée en train de trier et de charger ses colis au milieu du va-et-vient des autres messagers dans la cour de l’auberge. Souvent il emmenait des cuirs et des croupons pour mon grand-père et cela remplissait la carriole d’un bon parfum de tanin. Quand le chargement était fini, je me pelotonnais sur un siège qu’il m’installait entre les caisses de sucre et de chicorée, tout près de sa banquette, pour pouvoir jaser sous la bâche ronde. On partait par le boulevard de Sévigné, le pont de l’Arquebuse, le pont des Chartreux; après quoi, c’était la campagne. (…)
Jean Lépée était un des plus grands philosophes que j’aie jamais connus. (…) S’il pleuvait, ça faisait pousser ses salades. S’il faisait sec, ça faisait mûrir ses nèfles. La vie était merveilleuse autour de lui. (…)
Pendant que roulait le chariot je l’observais en pensant : « Voilà ce que c’est que cette réussite dont tout le monde parle, voilà un homme qui a réussi ! » et je le lui disais :
– Monsieur Jean, vous, on peut dire que vous avez réussi ! Il répondait :
– Boh! Oui ! Oui ! peut-être, p’t’être ben ! J’ai pas à me plaindre. C’est la vie!
– Je voudrais bien vous imiter.
– Boh! p’t’être, p’t’être ben, c’est pas difficile : y’a qu’à faire comme moi.
– Mais c’est que voilà, Jean, on m’envoie aux écoles pour être ingénieur.
– Ah ! t’es pas obligé d’être reçu à tes examens ! répondait-il en clignant de l’œil, un œil bourguignon gros comme une groseille au fond de son orbite.
– Ce ne serait pas bien de ma part, répondais-je alors, ma famille fait des sacrifices pour moi, ce serait mal les payer que de tricher exprès.
– Boh, p’t’être ben, p’t’être ben ! On cause comme ça pour causer, hein ! Mais on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs ! Si tu es ingénieur un jour, c’est sûr tu ne pourras plus jamais être heureux comme moi, faut choisir ! Et puis, tu veux que je te dise, on ne pourra plus jamais être messager comme moi dans le temps qui vient, j’y vois gros comme La Cloche (La Cloche était le plus grand hôtel de Dijon. 250 chambres, je crois). Il hochait la tête et concluait :
– Le jour vient où tout sera bien emberlificoté. «
Paroles prophétiques ? Il me semble que nous y sommes….
Je ne puis m’empêcher d’explorer ce filon, puisque Vincenot avait une gouaille sans égale pour descendre le « progrès » et ses inventions parfois utiles et souvent machiavéliques, d’après cette philosophie de vie simple et respectueuse de son environnement qu’il se forge dès son adolescence.
Quelques pages auparavant dans La Billebaude, où il relate son internat au collège Saint-Joseph : il a la nostalgie de sa famille, de la campagne et des longues errances en zigzag dans les collines à la poursuite de quelque menu gibier.
Il reçoit des lettres de ses grands-parents lui relatant par le menu, telle chasse, tel épisode de la vie au village, et il se sent comme en exil. « Et ces lettres cachées dans des colis de victuailles (que lui livre le fameux Jean Lépée chaque semaine) me mettaient l’imagination en chaleur: j’étais un prisonnier, j’étais Vercingétorix dans Mamertine, j’étais le Masque de fer à la Bastille, j’étais Monte-Cristo au château d’If, et c’était merveilleux. »
Il est, à cet âge, déjà très conscient – ou est-ce avec le recul, lorsqu’il écrit ces lignes – du tournant de vie qu’il est en train de prendre, et de tout ce que cela comporte. Il pense avec regret à ses petits camarades restés à la campagne (et qui l’envient, eux, d’être dans une grande école pour y préparer un bel avenir!) :
« Mon bel avenir ! Mais je lui tournais le dos ! Mon avenir était dans les pâturages, dans les bois où les derniers de la classe jouaient à la tarbote en gardant les vaches, en attendant d’aller à la charrue ou d’apprendre à raboter les planches. Leur école avait le ciel pour plafond, et que me restait-il à moi, condamné aux études à perpète ? Une journée de liberté par semaine, celle de la grande promenade, pour reprendre respiration, comme une carpe de dix livres qui vient happer une goulée d’air à la surface d’un plat à barbe, oui, voilà l’impression que je me faisais.
Devant moi, je le pressentais sans bien l’imaginer avec précision, s’étendait une vie où je ne vivrais vraiment qu’un jour sur sept, comme tous les gens des villes et des usines, le jour de la grande promenade des bons petits citadins châtrés. »
Cette nostalgie des choses simples, comme je la comprends et comme elle a, aussi, guidé ma vie !
Et pour bien aller au fond des choses, voyons maintenant comment Vincenot, en visionnaire, parle de ce progrès, dont il sent déjà fermenter le goût amer et émaner les vapeurs morbides, celle d’une société d’auto-destruction que nous sommes tous aujourd’hui obligés de nous « farcir »… Tous ces effets délétères des avancées technologiques et scientifiques trop souvent détournées de ce qui devrait être leur seul but : le bien de l’humanité et de la terre, pour des raisons commerciales, belliqueuses, ou d’intérêt personnel. Odeurs d’essence, ondes maléfiques, destruction de la nature, zones commerciales et armes chimiques, atomiques et biologiques – à côté de trop peu d’autres, un tant soit peu utiles… Puanteur infecte que ce progrès futile (entre utile et futile, il n’y a qu’un f…) aux conséquences graves ! On est en plein Nino Ferrer : La maison près de la fontaine, a fait place à l’usine et au supermarché, les arbres ont disparu, mais ça sent l’hydrogène sulfuré ! L’essence, la guerre, la société… C’n’est pas si mal (toudoudoubidoudou) Et c’est normal C’est le PROGRÈS…
Voici donc la philosophie de la vie que se forge le jeune Henri au collège où il se frotte à des jeunes gens de tous horizons, goûts et couleurs – à l’humanité pour ainsi dire.
Pour commencer – chose que je m’abstiendrai de discuter ici – il en attribue toute la faute, non sans humour, aux « mathématiques, les mathématiques étant des exercices proposés à ces pauvres gens qui n’ont pas d’imagination. »
« Les groupes de promenade se constituaient au gré des affinités, car on pouvait « choisir sa promenade ». Or, tous les poètes, tous les rêveurs, tous les « littéraires », comme on disait, choisissaientcomme moi le groupe qui devait gagner les espaces rupestres, sylvestres, champêtres, les zones imprécises et inutiles, sans clôture, sans chemin, sans ciment et sans bitume. Les forts en mathématiques, au contraire, se trouvaient tous dans le groupe qui se traînait en ville sur le macadam et cherchait à voir passer des automobiles pour lescompter, fourrer leur nez dans le capot si par bonheur l’une d’ellesvenait à tomber en panne.
A tort ou à raison, je vis dans ce clivage naturel, quoique manichéen, le partage spontané de l’humanité en deux, dès l’enfance : d’un côté, les gens inoffensifs, de bonne compagnie, un tantinet négligents, mais dotés d’imagination, donc capables de savourer les simples beautés et les nobles vicissitudes de la vie de nature, et, de l’autre, les gens dangereux, les futurs savants, ingénieurs, techniciens, bétonneurs, pollueurs et autres déménageurs, défigureurs de empoisonneurs de la planète.
Certes, ce n’est que quelques années plus tard que je devais découvrir ce paradoxe bien celte, énoncé par mon frère celte Bernard Shaw : « Les gens intelligents s’adaptent à la nature, les imbéciles cherchent à adapter à eux la nature, c’est pourquoi ce qu’on appelle le progrès est l’œuvre des imbéciles ».
Je ne voudrais pas exagérer mes mérites d’adolescent mystique et imaginatif, mais, vrai, tout naïf que j’étais, je vis avec une grande netteté se dessiner le monde de l’avenir, celui que, tout compte fait, j’allais hélas être obligé de me farcir. Oui da ! dans ma petite tête de potache, petit-fils de pedzouille et pedzouille moi-même, j’ai pensé : « Si on continue à donner aux rigoureux minus, aux laborieux tripatouilleurs de formules, aux prétentieux négociateurs d’intégrales, le pas sur les humanistes, les artistes, les dilettantes, les zélateurs du bon vouloir et du cousu main, la vie des hommes va devenir impossible ! » (…)
Aujourd’hui, parce que l’on se désagrège dans leur bouillon de fausse culture, que l’on se tape la tête contre les murs de leurs ineffables ensembles-modèles, que l’on se tortille sur leur uranium enrichi comme des vers de terre sur une tartine d’acide sulfurique fumant, que l’on crève de peur en équilibre instable sur le couvercle de leur marmite atomique, dans leur univers planifié, les grands esprits viennent gravement nous expliquer en pleurnichant que la science et sa fille bâtarde, l’industrie, sont en train d’empoisonner la planète, ce qu’un enfant de quinze ans, à peine sorti de ses forêts natales, avait compris un demi-siècle plus tôt. Il n’y avait d’ailleurs pas grand mérite car, déjà à cette époque, ça sautait aux yeux comme le cancer sur les tripes des ilotes climatisés. (…) »
En vrai, un bilan qui sonne bien contemporain ! Mais Vincenot sait garder son humour :
« Les psychanalystes verront sans doute, dans cette attitude, une manifestation sénilede la rivalité qui opposa jadis le premier de sa classe en « Humanités », votre serviteur, et le premier en « Sciences » qui est devenu, comme on pouvait s’en douter, grand saboteur de la planète (…)
Il était là, devant le tableau, et vous torturait les X et les Y, vous les mélangeait, vous les pressurisait, vous les triturait, vous les superposait, vous les intervertissait, et selon qu’il leur donnait une valeur égale, supérieure ou inférieure à zéro, la courbe qu’il dessinait, je ne sais trop pourquoi, montait ou descendait sur l’échelle des abscisses. C’était effroyable !
Ce vide prétentieux, ce néant stérile et compliqué a duré vingt minutes et j’ai alors pensé : « Si on laisse ce gars-là en liberté dans la nature, eh bien, la nature est foutue, et nous avec! »
Vincenot le vieux raconte alors comment Vincenot le jeune, dans son esprit révolté par ce qu’il entrevoyait comme le grand malheur de l’humanité, élaborait des plans radicaux pour rétablir une sorte d’Inquisition, afin de protéger l’humanité contre « les gens trop malins, les sorciers et les apprentis sorciers*.« Il faudrait « arrêter le massacre, endiguer le génocide généralisé, mettre un terme àla fouterie scientifique et effondrer le château de cartes des fausses valeurs.« En somme, réduire à néant le même danger qui avait « toujours menacé l’humanité: la réussite des cuistres! »
* jouer à l’apprenti sorcier : entreprendre quelque chose à haut risque dans un domaine qu’on ne maîtrise pas. D’actualité ??
Cette Inquisition aurait pour rôle de stopper net toute invention diabolique et tuer dans l’œuf toute velléité de progrès scientifique qui pourrait s’avérer néfaste à l’homme ou à la planète :
« Un chevalier de l’extrapolation abusive, un Nicolas Flamel quelconque venait-il à découvrir un mécanisme de la cellule ou une structure de l’atome, un autre réussissait-il à imaginer tel merveilleux appareil à polluer le monde, on le prévenait d’avoir à arrêter ses mirifiques travaux: s’il persistait, c’était le bûcher en place de Grève. Terminé! Rien d’étonnant alors à ce que l’avion de bombardement, la mitrailleuse, les gaz asphyxiants, la dioxyne, les déchets radioactifs, les dérivés sulfonnés de l’azote non biodégradable, etc. aient mis si longtemps pour voir le jour. Que n’avait-on persévéré dans cette voie ! »
Constat désespérant et cruel, dont les conclusions horrifient Vincenot de son propre aveu…
« Vrai, on a fusillé et guillotiné des charretées de gens qui n’en avaient pas tant fait !
Je vous le demande, n’eût-il pas mieux valu raisonnablement neutraliser, en temps voulu, les futurs inventeurs de la mitrailleuse, comme le suggérait ma bonne grand-mère, et à plus forte raison les artisans de la fission de l’atome ou même du moteur à explosion ? Quelle économie d’atrocités aurait-on faite ! »
Il se dit « bouleversé en pensant qu’à quinze ans déjà, un bon petit élève des frères des écoles chrétiennes pût avoir d’aussi cruelles pensées, trois années seulement après cette « Première Communion » pour laquelle il avait juré de pratiquer l’amour total, le pardon total et le partage en Jésus-Christ, et de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres…«
Mais sitôt dit, de repartir à la charge:
« … Mais les pompes et les œuvres de Satan, n’étaient-ce pas précisément les mathématiques ? La science ? Symbolisée par cet arbre de science, au cœur du paradis terrestre où Satan incite l’homme à cueillir le fruit « défendu » d’où vient tout le malheur des hommes ? Quel symbole !
Non, vraiment, l’on ne peut pas dire que nous n’étions pas prévenus ! «
L’on ne peut pas le dire, en effet. La boucle est-elle ainsi bouclée, le serpent du progrès va-t-il enfin se mordre la queue ?
Ces constats sont cruels, mais non dénués de bon sens ni de réalisme : l’avenir (c’est à dire notre présent d’aujourd’hui), lui donne raison. Nous allons, toujours plus, vers la catastrophe écologique, faite de main d’homme. Tout est à l’envers : le haut est en bas et le bas est en haut. On fait semblant de protéger la vie des plus vulnérables (migrants, pays pauvres, personnes âgées, vaccins), mais au nom des droits de la femme, on encourage l’avortement jusqu’à terme (voir les directives de l’OMS de 2022*). On a détruit le génie français, découragé l’artisanat, déconsidéré les filières humanistes ou techniques au profit des études longues et scientifiques, mais on importe des gadgets de qualité nulle des quatre coins du monde et certaines de nos technologies de pointe (nucléaire et traitement des déchets, aéronautique, TGV) se noient dans le bouillon mondialiste. On nous assène des dogmes écologiques à tire-larigot mais on nous fait consommer des aliments venus en avion ou en cargo du bout du monde, dont les modes de production nous échappent. On produit des biens à obsolescence programmée et on nous encourage à sur-consommer, créant des déchets plastiques, métalliques et électroniques qui suffoquent la planète. On nous dit que la science et la technologie vont nous libérer, mais on nous enferme dans la peur, toutes les peurs : celle de manquer, celle d’être malade, la peur de ne pas se conformer au modèle sociétal… On nous enjoint de tout numériser, mais les serveurs internet sont les plus gros consommateurs d’énergie électrique de la planète et les antennes mobiles défigurent nos paysages. On pollue le corps humain et la nature de pesticides, métaux lourds, nano-particules et ondes électromagnétiques qui dérangent l’ADN et le tissu vivant, mais on nous explique que c’est pour le bien de l’humanité, au nom d’un développement toujours plus acharné qui en fait n’est qu’une course illusoire à vouloir exploiter, s’approprier et régimenter le vivant, tout en ne profitant qu’à une poignée de gras milliardaires boulimiques* qui dominent la planète. Notre vie est pleine à ras-bord de ces paradoxes, mais beaucoup d’entre nous ne les voient pas, endoctrinés par les médias, la publicité mensongère et les dogmes d’État.
* comme le monstre dans Le voyage de Shihiro
Comme des lémuriens au bord de la falaise, (une certaine partie de l’humanité) n’a plus le choix que de sauter. (Une autre se réveille et recommence à rêver d’un autre monde, à vivre simplement, avec sobriété et des valeurs authentiques…)
Serait-ce la destinée de l’homme, que d’aller jusqu’au bout de l’horreur, de la déshumanisation, jusqu’aux racines du mal (exhibé comme dieu en place publique), voire même, de s’auto-détruire, pour qu’enfin puisse se re-présenter à nous le choix originel : une autre chance de choisir une autre voie – celle du respect de la vie, celle d’un émerveillement devant le mystère du vivant qui nous dépasse et échappe à nos manipulations, celle de notre petitesse et notre humilité, celle de vivre une entente profonde avec toute la création ?
Le moment est venu de choisir son camp
Pour conclure ce chapitre sur la vie moderne, le modèle cristallisé dans les villes et l’avenir de l’humanité, faisons une dernière petite incursion dans un roman d’Henri Vincenot que je n’ai pas mentionné jusque là – bien qu’il en vaille vraiment la peine. Il s’agit du Maître des abeilles, son tout dernier roman signé du 26 octobre 1985, soit un mois avant sa mort. Le Maître des abeilles devait être le premier d’une trilogie sur des chroniques de la vie d’un village bourguignon, trilogie qui n’a donc jamais vu le jour.
Dans ce merveilleux petit fascicule, Vincenot y présente à la fois une vie à la campagne romantisée et idéalisée – les poules, les abeilles, les cloches du bedeau, les balais de genêt, les treuffes (patates) et une communauté qui s’entraide et qui partage le repas de Pâques dans l’église…. et aussi une critique acerbe et drôle de la vie parisienne, à travers une famille, dont le père redécouvre les trésors oubliés de leur maison ancestrale en Bourgogne. Pendant ce court séjour à la campagne, le fils, Loulou le drogué, vient y cuver ses overdoses et retrouve goût à la vie en s’initiant à la culture des abeilles avec le Mage, personnage haut en couleur comme il y en a dans chaque roman de Vincenot.
L’écrivain exploite le contraste ville /champs pour tirer à vue sur la société post-soixante-huitarde, les étudiants en sociologie, le MLF, les transports routiers et les bouchons, la drogue, les couples qui s’ignorent et s’éloignent impitoyablement l’un de l’autre… les mères « libérées » qui se targuent de réussir leur carrière et délaissent leurs familles pour aller se casser la jambe au ski aux vacances de printemps… les adolescents en quête de sens et en manque d’affection … C’est une satire délectable et sans compromis du mode de vie « moderne » qui émerge déjà comme normalité dans les années 80.
Je ne puis m’empêcher de vous en donner un avant-goût.
C’est le lundi de Pâques, le soir. Comme un bon petit soldat, Louis Châgniot (de châgne, le chêne) rentre de son week-end de Pâques en Bourgogne, pour « reprendre son service » comme il dit gravement.
« – Peuvent pourtant bien se passer de toi à Paris ? répliqua le Mage, qui n’avait jamais connu d’obligation de ce genre, ni compté le temps ou l’argent.
– Et qui me paierait au bout du mois ?
Le Mage hocha tristement la tête en disant :
– C’est vrai qu’ils te tiennent comme esclave, là-bas. «
Louis Châgniot donc, après avoir cherché en vain son fils – qui s’est planqué dans les fourrés pour ne pas retourner à Paris – arrive sur le périphérique.
« Quelques minutes avant vingt-trois heures, Louis Châgniot débouchait sur les boulevards extérieurs au droit de la porte d’Italie parmi un peu moins de cinq cent mille chevaux fiscaux, rongeant leur frein de devoir marcher au pas sur cinq files. Il sifflotait car il avait réussi à éviter ainsi le bouchon intégral du lendemain de fête.
Aspirant à pleins poumons les gaz d’échappement de ce troupeau piétinant, le pied jouant alternativement du frein et du débrayage et tout en réussissant quand même à faire du quatre à l’heure, il supputait qu’il arriverait rue Sauvage avant les minuit, ce qui était, tout compte fait, une heure très raisonnable pour un enfant du peuple devenu cadre supérieur à la force du poignet. »
Là, je retrouve l’humour affûté du Mon oncle de Jacques Tati : la ménagère et sa cuisine automatisée, son jet d’eau qui démarre (ou pas) à chaque fois que quelqu’un sonne à la grille du jardin… ses escarpins qui font clic clic sur les dalles savamment agencées pour traverser le jardin sans enfoncer ses talons aiguille dans la terre… un mari complet-veston-cravate qui ne la regarde plus et part à l’usine toujours à la même heure, répétant les mêmes gestes chaque matin pour sortir la voiture du garage (sauf lorsque la porte de celui-ci se coince) … les invités « de marque » qui parlent tous en même temps et ne s’écoutent pas… Dans cet univers aseptisé, sans vie, un petit garçon ne se trouve à l’aise que lorsque débarque son oncle, qu’il adore – fantaisiste, imprévisible, au vieil imperméable râpé, qui vit dans un boui-boui tout de guinguois sur la terrasse d’un immeuble montmartrois et qui l’emmène faire des balades dans la carriole à âne du chiffonnier… Tout le bonheur enchanteur d’un monde encore magique et poétique, comme dans un film de Charlot, qui s’affronte au modernisme matérialiste lorsque l’oncle doit prendre un job dans l’usine de plastique… où il ne fera que des bêtises, tout mal adapté qu’il est à ce monde moderne !
Alors, comment en est-on arrivé là ? Est-ce la science des lumières et l’esprit rationaliste qui ont voulu tout orchestrer et faire taire la magie du monde ? Modernisme semble en effet rimer avec urbanisation, progrès, électrification, numérisation, automatisation, modélisation… tout ce à quoi s’oppose farouchement la vie dans son imprévisibilité, dans sa sauvagerie, dans ses manifestations erratiques ou joyeuses, la vie telle qu’on la retrouve – encore – un peu plus facilement à la campagne.
Cette fracture se retrouve-t-elle, aussi, en chacun de nous ? Sommes-nous chaque jour tentés d’adhérer à ce monde du progrès et de la croissance, à cette croisade technologique et scientifique dont on peut constater qu’elle ne résout pas les problèmes de l’humanité ? Attirés (comme des mouches sur un leurre aux phéromones), hypnotisés, aveuglés, neutralisés par les distractions, les jeux du stade, les gratifications distribuées avec suffisance par des autorités auto-proclamées qui alternent brimades et mortifications et ne veulent pas forcément que notre bien ? Ce modèle mortifère ne perdure-t-il pas par nos propres reniements et nos compromissions qui nous éloignent de notre vraie nature, celle qui est lumière, amour, celle qui n’exclut pas, qui ne catégorise pas, qui ne juge pas ? Vendons-nous, un peu plus chaque jour, notre âme au diable ? Combien de concessions aurons-nous faites à la modernité, avant de nous rendre compte de ses limites, de ses insuffisances à créer le bonheur, et de ses maléfices, avant de faire marche arrière ? Il ne s’agit pas d’être passéiste, mais bien au contraire, de se tourner vers l’avenir, le sourire aux lèvres et confiant dans un avenir qui peut être radieux; de tourner le dos à tout ce qui va à l’encontre de notre bien-être et de nos convictions profondes et réveiller, en nous, le goût des vraies valeurs, la pulsation d’une vie qui vibre à l’unisson avec le monde, le sang rouge de nos racines spirituelles, qui sonne juste et beau.
Je ne puis m’empêcher d’être un brin optimiste en voyant, dans les jeunes générations, certains qui aspirent à un avenir plus équilibré, plus respectueux de la vie, plus heureux… mais le combat est rude car une autre jeunesse ne vit que le visage plongé dans les écrans, la paresse de penser pour soi-même et les préceptes d’une nouvelle religion médicale et étatique, les automatismes d’un nouveau culte : celui de l’algorithme et de la répétition à l’identique – sauf que la Vie avec un grand V ne peut être ni contrainte, ni manipulée. Alors, peut-être serons-nous là pour voir le visage d’un nouveau monde meilleur, peut-être pas. Je ne fais que le constat, et ne me fais que la porte-parole des aspirations de nombre de nos contemporains, qui n’ont pas perdu le sens et le désir de la vraie vie : celle qui fait rire, être joyeux, généreux, s’épanouir et s’accomplir, être en phase avec son destin, en accord avec le monde et les autres, émerveillé de la magie des énergies créatives qui se manifestent à chaque instant… Et alors les faiseurs de misère, les esclavagistes, les égoïstes et les dominateurs (et la part de nous qui adhère à cela), ceux qui voudraient que l’on ne pense qu’à payer des taxes, baisser la tête et rentrer dans le moule en silicone tout chaud qu’ils ont prévu pour nous, encaisser les coups, ne plus réfléchir et dire amen à toutes leurs injonctions, peut-être ceux-là n’auront-ils plus de prise sur nous… car leur rêve à eux sera parti en fumée, effondré sous ses propres paradoxes, devenu obsolète. Il faut confronter cette réalité, cette noirceur – à l’extérieur comme à l’intérieur de nous – l’intégrer et la transformer.
Quelques lignes sur cette prise de conscience intérieure :
« Un combat quotidien. Dans un texte de 1939, Mahātmā, A.K.Coomaraswamy précise que dans une époque très ancienne, on trouvait dans un sutta Bouddhique la distinction entre le « Grand Soi » (mahātmā) et le « petit soi » (alpātmā) de l’homme. Ce qui pour A.K.Coomaraswamy correspond à la distinction effectuée entre esse et proprium (à l’être et à la propriété comme qualités psychophysiques) de Saint Bernard. A travers l’exemple mythologique rencontré aussi bien dans les textes védiques, que dans la mythologie grecque, de la lutte entre les Dieux (deva) et les Titans (asura), il démontre le combat continu de l’être humain. Où tout être est toujours en guerre avec lui-même. Il faut alors parvenir à comprendre et à expérimenter ce combat entre les deux « soi ». Entre le « soi » de la petite personne et le « Soi » divin. Entre le composé corps-esprit et l’Esprit (Souffle. pneuma). Il demande au lecteur d’effectuer l’expérience d’un tel combat, comme il le faisait lui-même.
« Comment la victoire peut être gagnée en ce Jihad ? Notre soi, dans son ignorance et son opposition au Soi immortel, est l’ennemi qui doit être vaincu. La voie est celle d’une séparation intellectuelle, sacrifice, et contemplation, supposant toujours en même temps les conseils des précurseurs. » (A.K.Coomaraswamy. Sur la psychologie, ou plutôt pneumatologie, dans l’Inde et dans la Tradition.) » **
Le shivaïsme du Cachemire lui, avance qu’il n’y a même pas à proprement parler de « combat » à mener. Simplement être là, présent à cette réalité, être attentif à toutes les ramifications de nos postures intérieures et extérieures, à la structure de la société qui reflète nos tergiversations et, de l’attention fine, de la présence aimante, découleront des modifications naturelles de notre comportement.
Avec l’éveil des consciences, le monde moderne qu’ils (les petits « soi ») ont voulu monter de toutes pièces est déjà mort et c’est à nous (les « Soi » divins) de dessiner les contours de celui qui, petit à petit, sortira de la brume pour émerger en une nouvelle aube.
(c) D. M. automne 2023
photo de couverture (c) DM: poudres de perlimpinpin aux hospices de Beaune : un clin d’oeil à la pharmacopée médiévale, peut-être pas si stupide que cela ?
* OMS / avortement
Les directives de l’Organisation mondiale de la santé, publiées en 2022, préconisent la « dépénalisation de l’avortement jusqu’au terme de la grossesse » dans tous les pays du monde et vont même jusqu’à indiquer des préconisations médicamenteuses et chirurgicales pour accomplir un avortement après 19 semaines.
Se détourner du Ciel sous prétexte de conquérir la terre
Voir aussi cet article sur le Moyen-Âge et la décadence du monde moderne, commentaire sur un extrait de René Guénon dans « La crise du monde moderne » (sur le même blog Axe cosmique)