Sur les traces de Vincenot, 7/8

7. Dans les vignobles, mystères du palais

Comment décrire l’expérience d’un bon vin dégusté au pied d’antiques ceps de vignes ? Explosion de saveurs et d’arômes réveillant mille mémoires enfouies dans les tréfonds de nos papilles et nos cellules. Comment parler de l’attrait de ces lieux mythiques aux noms magiques qui évoquent de longues traditions, depuis les moines défricheurs jusqu’aux viticulteurs de notre temps ? Gevrey-Chambertin, Clos de Vougeot, Nuits-Saint-Georges, Meursault, Pomerol, Chassagne-Montrachet, Chambolle-Musigny, Vosne-Romanée, Romanée-Conti… Tout un univers de contes et merveilles, dignes des mille-et-une-nuits, à la réputation inversement proportionnelle à la taille des parcelles. Des paysages à couper le souffle de beauté : rangées de vignes sagement alignées sur les rondeurs féminines des côtes de Beaune / de Nuits / du Dijonnais. Nous les découvrons ondulantes, une après-midi mordorée sous le soleil rasant d’octobre. Le lendemain, traversées de frissons sous des rideaux mouillés d’orage qui nous en offrent une autre vision, bien plus originale, poétique…

gevrey-chambertin, efface le chagrin !

Après une balade dans les vignes, avec des explications sur les terroirs, le métier de vigneron, le passage à la viticulture raisonnée ou bio où l’on apprend comment encourager les vignes à pousser des racines plus profondément sous terre afin d’aller puiser, selon leurs besoins, l’eau et les minéraux, nutriments essentiels – le moment est venu de déguster et d’affiner son vocabulaire pour tenter de transcrire la richesse des arômes qui assaillent le nez, palais, la langue, la gorge : boisés, fruités, floraux, sous-bois, épicés… empyreumatiques ! Voilà un mot bien étrange, qui vient du grec empúreuma: braise, lui-même issu de púr, le feu. Savez-vous de quoi il s’agit ? Le caractère empyreumatique est lié au degré de brûlage des douelles* qui servent à la fabrication des fûts de chêne; on y retrouve les arômes de brûlé, fumé, de café, torréfaction, pain grillé, moka, amande grillée, bois brûlé, caramel, goudron, chocolat…

*douelles : partie inférieure d’une voûte, d’une arche, d’un pont en maçonnerie voûtée; lattes de bois arquées et assemblées pour former une barrique

vignes enflammées sous l’orage….

Nous voilà donc partis dans un voyage gustatif et onirique, à la limite du réel et du songe. Les rires fusent, le corps exulte, les visages se détendent. Les saveurs, l’acidité, l’onctuosité du vin ou ses tanins ne sont plus qu’un lointain mirage… le vin a ce pouvoir de nous ramener tous dans l’instant présent, demeure des dieux à la rive changeante comme les nuages du ciel.

Le vin, Vincenot en parle – et comment ! Déjà, ce parallèle entre la vigne et la capacité transfiguratrice de l’artiste (dans le Pape des escargots) :

« Il regarde, il écoute. On dirait que toute la grandeur de la nature entre en lui et l’alourdit. Il s’imbibe de la sève de son pays, comme un cep de vigne. Il suce partout la grâce de Dieu et il distille… Il distille tout cela pour en faire quelque chose… (…) En vérité, (il) ne sait même pas ce qui lui arrive. Le cep de vigne sait-il qu’il va mûrir une belle grappe ? »

une larme de vosne romanée ?…

C’est aussi la vigne qui marquera sa destinée. Le pressent-il, qu’il ira s’encanailler avec une fille des plaines, une Eduenne, lui le Mandubien affirmé? Sait-il déjà, quand il souffre d’une double pneumonie lors de ses études à Paris, qu’elle lui vaudra le grand bonheur de sa vie ? Car, de retour en convalescence au pays, il participe à l’une de ces expéditions annuelle de « troc », « qui conduisaient alors les gens de la Montagne bourguignonne, les « gens d’En-Haut », à travers les « Arrières-Côtes », vers le Vignoble, vers cette « Côte-d’Or », cette fameuse côte d’Orient, car de là vient son nom, située à quelques lieues gauloises de notre vallée. » (La Billebaude)

Il s’agit d’un troc, précise-t-il, pratiqué depuis le fond des âges et qui échappe à tout contrôle, toute fiscalité, tout système bancaire ou fiduciaire… tout en provoquant – et là Vincenot retrouve sa verve pour piquer le monde moderne – des contacts humains (!) « dont on vient de découvrir scientifiquement, après des millénaires de pratique sauvage, qu’ils étaient nécessaires à l’harmonie collective et à l’équilibre individuel. »

Quatre tombereaux de fumier et un charriot de saloir, de pommes de terre, de fromages, crème et beurre se frayent un passage à coup de roues grinçantes et d’essieux cassés, à travers « trois chaînes jurassiques parallèles et fort abruptes » pour atteindre la plaine et ses vignobles.

« Là-haut, c’était encore l’hiver mais d’un seul coup le paysage s’ouvrait sur la Saône dont on voyait, tout en bas, la dépression noyée de brume dorée et, très loin, vers le franc sud-est, la pyramide basse du mont Blanc émergeant toute rose du feston du Revermont et du Jura…

… Et alors, tout à coup, dans les derniers lacets de la route : les vignes ! Les premières vignes étagées, la terre rose, les pêchers déjà en fleur, et, dans les ordons*, les layottes* qui taillaient, chantant, en cotillon court.

Un autre monde s’offrait à nous … »

* ordon : rang de pieds de vigne * layot(te) : vigneron, vigneronne (dialectal)

En échange des tombereaux de merde (« du fumier pour leurs vignes, des tombereaux d’or, pour tout dire, et des quartiers de cochon mort et du laitage, toutes choses qui manquaient grandement aux vignerons »), les charrettes repartent chargées de tonneaux pleins de vin : en voilà un beau troc !

Sauf qu’au retour, il s’agissait d’éviter les contrôles de la maréchaussée, et donc parfois de faire de fameux détours par des pentes inhospitalières… et d’arriver, « les oreilles rouges, le sang tapant à grands coups après quatorze heures de charroi sauvage, fourbus, mais fiers et tout émoustillés d’avoir « passé » de la boisson! »

Et c’est à l’une de ces occasions, que Vincenot, encore tout jeunot, rencontra celle qui allait devenir sa femme, Andrée, la Dédée, la Drélotte. Le récit est savoureux, plein de pudeur et de joie contenue, de jeune sève gaillarde prête à en découdre avec la vie, le destin. Rythmé par les expressions dialectales, les danses et les refrains, il mérite, ce récit, rien que pour ses dernières pages, d’ouvrir la Billebaude : « car c’est là que je devais entamer la fameuse et inépuisable bouteille qui allait faire les délices, que dis-je ? l’ivresse de ma vie ! »

Un bel hommage à cette jeune fille, amie des filles de la maison, venue des Maranges pour tailler les vignes à Pâques… À seulement une trentaine de kilomètres de là (le pays des vins aligotés), elle ne parle pas le même dialecte. Vincenot retourne la voir fréquemment, à bicyclette, malgré les avertissements de son grand-père qui rechigne contre les « mécréants », puisqu’au-delà de la falaise du Bout du Monde on entrait en Saône-et-Loire et que, pour eux les Mandubiens, c’était encore un autre pays, le pays des Eduens : « oui, je savais bien qu’une frontière se faufilait par là, séparant encore deux tribus gauloises qui n’avaient pas encore réglé leurs comptes. Mais que pouvais-je y faire ? « 

Le vin aura, décidément, le dernier mot sur son destin. Et sur le nôtre…?

prochain et dernier épisode : 8. …….

(c) texte et photos DM août 2023

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